Propos recueillis par M. Diao
Finances News Hebdo : La transmission d’entreprise est un fait courant au Maroc. Quelles sont les raisons récurrentes qui sont à l’origine de ce choix parfois cornélien ?
Nawal Ghaouti : Avant d’évoquer précisément la problématique de la transmission d’entreprise au Maroc, je me permettrais de la replacer tout d’abord dans un contexte mondial qui permet de démontrer le caractère universel et paradoxal de cette épineuse question. Je citerais ainsi quelques constats relevés dans un important rapport dressé par l’OCDE à l’occasion de sa conférence ministérielle tenue à Mexico en 2018 et portant sur «la transmission d’entreprise comme moteur de la croissance des PME». Ce document qui se base sur des études menées notamment au Japon, Canada, Italie, Suisse, Autriche, France et Allemagne, déplore ainsi qu’ «un grand nombre de PME économiquement saines sortent du marché», faute d’une transmission envisagée, planifiée ou réussie, «ce qui a des implications négatives sur la croissance économique, l’emploi et l’inclusion sociale».
Le vieillissement de la population des chefs d’entreprises de ces pays et leur départ imminent à la retraite dans des proportions considérables pour certains, augmente fortement le stock de ces entités à céder, sans que les Etats concernés ne prennent toujours la mesure des dispositions et incitations à mettre en œuvre pour faciliter la continuité des procédés de production. L’ampleur du phénomène et son poids économique vital n’ont étonnement pas mené à des études statistiques précises dans la majeure partie du globe, de sorte que l’OCDE dresse un bilan et propose un diagnostic tout en reconnaissant que «les données relatives aux taux de mortalité et de survie des entreprises familiales avant et pendant la transition liée à leur transmission restent largement inconnues». Cet Organisme propose aux gouvernements d’agir sur plusieurs volets :
1- la «sensibilisation à l’importance et à la complexité de la planification de la succession, soudaine ou attendue»;
2- la mise en œuvre «d’instruments pour assouplir le cadre légal et fiscal de la transmission»;
3- «la création de marchés transparents de la transmission»;
4- «assurer les conditions de financement adéquates», etc.
Le Maroc ne fait pas exception sur cette question de la nécessaire prise en compte de la transmission et le défi qu’elle représente. Selon des études, son tissu économique serait constitué à 90% d’entreprises familiales alors qu’à l’échelle globale, ces sociétés pèsent entre 65% et 90% du PIB de toutes les économies de marché. Le vieillissement de la pyramide des âges des dirigeants marocains mais aussi les changements économiques et sociaux induits par l’accélération des processus liés à la mondialisation, sont les motifs récurrents qui mettent en lumière l’urgence de la mise en œuvre de solutions efficientes pour éviter que ne disparaissent des dizaines de milliers de nos TPME faute de repreneur ou de procédure accessible de reprise.
Malgré tout, la transmission d’entreprise demeure l’angle mort de notre législation juridique et fiscale. Un baromètre de la transmission a été réalisé il y a quelques années par l’Agence nationale pour la promotion de la petite et moyenne entreprise (ANPME) «pour nourrir des réflexions sur la manière de pérenniser le cycle de vie de l’entreprise», sans que des textes spécifiques aient vu le jour pour encadrer et accompagner prioritairement et globalement ce processus. Je dirais ainsi pour répondre directement à votre question, que le vivier des entreprises marocaines éligibles à la transmission est effectivement très important et que le besoin de trouver un repreneur est ‘un fait courant’, mais que cette transmission ne se fait pas de manière si ‘ordinaire’.
Le caractère disparate des cadres juridiques servant la transmission, par voie de donation, de cession de fonds de commerce ou cession de titres, par scission ou selon différentes formes de restructuration, rend l’opération particulièrement complexe et rebute la plus grande partie des dirigeants sans compter les freins liés à notre culture managériale peu encline à l’anticipation. La pandémie de la Covid-19, ses conséquences désastreuses sur la destruction des emplois et les perspectives de faible reprise de la croissance économique, accentuent l’urgence critique de l’enjeu de la survie de nos entreprises. La Commission spéciale sur le nouveau modèle de développement (CSNMD) a d’ailleurs mis en lumière dans son rapport (page 20), parmi les axes stratégiques nécessaires à la «transformation structurelle de notre économie», cette question de la transmission d’entreprises, en partageant bon nombre des préconisations de l’OCDE. La CSNMD a en outre très justement élargi le spectre de sa réflexion liée à la «modernisation et à la continuité des activités» des entreprises, en incluant aux côtés des structures familiales à céder, les entreprises en difficulté mais viables. Elle recommande ainsi de prévoir :
1- des incitations fiscales;
2- des systèmes d’alerte qui permettent de détecter les entreprises en difficulté qui peuvent encore être sauvegardées et transmises;
3- des plateformes électroniques de mise en relation d’entrepreneurs cédants avec des repreneurs potentiels;
4- un écosystème d’accompagnement professionnel à la transmission, etc.
F.N.H. : Quelles sont les modalités juridiques de la transmission par transformation de la SARL ou de la SA en SAS, une forme de société réformée par la loi 19-20 entrée en vigueur il y a moins de 2 mois ?
N. G. : Comme cela a été relevé par l’OCDE, de grands pays industriels disposant de puissants moyens économiques mais aussi de législations modernes, se heurtent également à la difficulté d’accompagner favorablement leurs dirigeants dans cette phase de désengagement et peinent à aider au renouvellement dans certains cas (Canada notamment) de toute une génération d’entrepreneurs. Cet échec relatif révèle l’extrême complexité de la réponse à apporter, car elle doit intégrer de multiples facteurs à caractère économique, financier, fiscal, sociétal et enfin juridique. Les Etats sont impuissants par ailleurs à réguler des éléments psychologiques ou émotionnels qui se déroulent naturellement dans la sphère privée de l’entreprise et ne sont révélés au grand jour qu’en cas de difficultés ou de disparition de ces entités. Néanmoins, et parmi les formes d’incitation propres à créer un écosystème idoine à des transmissions plus fluides, la norme légale joue un rôle fondamental aux côtés de mesures fiscales favorables. Le cadre juridique ne peut pas tout résoudre à lui seul mais c’est un véritable levier de performance économique lorsqu’il répond directement aux besoins spécifiques des opérateurs. L’OCDE a bien rappelé dans le rapport suscité que «le plus grand défi pour les propriétaires de PME est de trouver la bonne forme de transmission». Jusqu’à la promulgation de la loi 19-20, les dirigeants marocains, gérants de SARL pour 97% d’entre eux, peinaient à trouver une formule idéale encourageant l’investissement dans leur entreprise pour des raisons tenant en partie à la rigidité de leur mode de gouvernance. Les dirigeants/ propriétaires du capital des SA se heurtaient, quant à eux, à la complexité et à la lourdeur des règles impératives de l’administration de cette structure principalement dans la phase transitoire d’intégration du nouvel acquéreur.
Si nous laissons de côté les transmissions dites «internes» car opérées en faveur d’un membre de la famille, il faut souligner qu’une transmission «externe» réussie est un processus long dans la majeure partie des cas qui peut perdurer sur plusieurs années. La phase d’intégration du repreneur avant le désengagement définitif du propriétaire a besoin de modalités adaptées et souples qui étaient réglées jusque-là par des clauses particulières des pactes d’actionnaires et par des opérations de ‘portage’ destinées à contourner les règles juridiques et habiller la réalité de la nouvelle répartition capital/ pouvoir. Des contrats de mission liant le cédant à l’entreprise tentaient également de répondre au besoin d’accompagnement du repreneur lorsqu’il n’était ni concurrent, ni fournisseur ou client de l’entreprise acquise, et ne connaissait donc pas le métier ni le secteur d’activité concerné. La transformation d’une SA ou SARL en SAS est autorisée par l’article 43-2 de la loi 19-20 qui stipule qu’ «une société de forme quelconque peut à l’unanimité de ses actionnaires ou associés, se transformer en SAS sous réserve des dispositions» spécifiques de la loi. Cette transformation peut constituer un préalable à la transmission et apporter une réponse originale et totalement pertinente dans de nombreux cas comme cela est fréquemment observé en France, berceau de la SAS où cette forme sociale est devenue majoritaire. La nouvelle loi ne fixe pas de règles particulières à cette transformation qui demeure soumise aux dispositions de la loi 17-95 s’agissant des SA et de la loi 5-96 pour les SARL. Il y a lieu de rester néanmoins attentifs au prochain décret d’application attendu qui devra fixer le montant du chiffre d’affaires rendant obligatoire la nomination d’un commissaire aux comptes (CAC) pour la SAS au cas où ce seuil serait différent de celui appliqué aux SARL. Pour les SA, la question de la résiliation anticipée du mandat du CAC peut se poser également lors de l’opération de transformation selon le seuil du capital restant à définir.
F.N.H. : Qu’en est-il concrètement des avantages de cette structure (SAS) dans le cadre de la transmission d’entreprise ?
N. G. : La SAS, profondément remaniée par la loi 19-20, est une forme sociale organisée pour une très large partie de son fonctionnement selon la seule volonté de ses associés. Elle est caractérisée par «la place qu’y occupe la liberté contractuelle dans l’organisation et la distribution du pouvoir». Elle peut être modelée et «personnalisée» selon l’objectif recherché par ses associés pour répondre à toutes les configurations économiques et financières possibles, sauf à rappeler l’interdiction de faire appel public à l’épargne. Aucune SAS ne ressemble à une autre, chacune porte pragmatiquement la spécificité de la volonté de ses associés conformément à leur projet. A l’origine, la SAS est, en effet, née d’une réaction à la rigidité de la SA, jugée trop institutionnelle et dont les nombreuses règles impératives peuvent difficilement s’adapter à certaines attentes de partenaires économiques. Parce qu’elle permet des montages juridiques et financiers créatifs, la SAS a été peu à peu utilisée par les opérateurs français qui la pratiquent assidument depuis plus de 20 ans, à des utilités et des fins qui ont été probablement au-delà de l’intention originelle du législateur. Elle a ainsi naturellement présenté un intérêt comme technique de transmission de l’entreprise car elle jouit de nombreux avantages par rapport aux formes concurrentes que sont les SA ou SARL. Les plus marquants de ces atouts sont :
• Un formalisme allégé : contrairement à la SA où le nombre d’actionnaires minimum est fixé par la loi, qui exige également que les administrateurs détiennent une part des actions, ce qui peut donner lieu à des montages complexes et handicapants en cas d’ouverture du capital de l’entreprise, la SAS ne pose aucune de ces exigences.
• Le nombre des actions détenues dans une SAS n’est pas proportionnel aux droits qui y sont attachés. Un associé minoritaire peut disposer d’un droit de vote multiple sans limite légale. Plusieurs catégories d’actions spécifiques sont envisageables pour donner des avantages divers selon la seule volonté des associés. Un investisseur peut disposer d’actions sans droit de vote mais avec des droits financiers majorés par exemple. Cette dissociation capital/ pouvoir est très appréciable dans le schéma d’une transmission avec un agenda moyen ou long, contrairement aux carcans fixés par la loi en ce qui concerne les SA et la SARL.
• Une SAS peut fonctionner avec un Conseil d’administration ou non, peut décider de nommer un Directeur général ou d’autres organes de direction ou pas, elle peut admettre la tenue d’assemblées comme elle peut ne pas le prévoir. Seule la nomination d’un président est obligatoire, avec l’option qu’il puisse être une personne morale, ce qui laisse imaginer des montages audacieux dans le cadre de notre sujet et des modes de partage originaux des prérogatives management/propriété.
• La SAS peut également créer des organes de contrôle et de surveillance selon la nécessité et idée de ses associés, ce qui est exclu pour la SARL. Cette opportunité correspond à une réelle attente d’investisseurs peu rassurés par les droits tutélaires et exclusifs d’un gérant. Le repreneur peut ainsi disposer dans la SAS de pouvoirs de gestion et de contrôle tout en ayant dans un premier temps des droits de vote limités ou inexistants.
• A l’inverse, un fondateur qui décide de conserver le pouvoir dans son entreprise durant le temps de la transition, peut en céder le capital tout en demeurant aux manettes, avec une répartition des résultats qui sera librement fixée également.
Ce dernier avantage explique l’engouement que connait la SAS auprès des startuppeurs par exemple dans la perspective de cession de l’entreprise. En l’absence d’un cadre juridique autorisant la création de trust ou de fiducie au Maroc, et dans l’attente d’incitations fiscales permettant d’augmenter les cas de vente de patrimonoie par scission ou démantèlement d’actifs, la SAS constitue un véhicule intéressant et adaptable à la disposition de nos dirigeants de PME à condition que le projet de transmission soit mûrement réfléchi et anticipé. Toutefois, cet outil ne peut évidemment pas couvrir toutes les configurations de cession, puisque son inconvénient majeur demeure l’interdiction absolue de faire appel public à l’épargne (article 43-3), ce qui exclut tout repreneur qui aurait comme perspective de développement, une sortie en Bourse.