2022 a été une année difficile, très difficile même. L’année 2023, qui n’a pas encore bouclé son premier trimestre, ne commence pas non plus de façon très rassurante. Malgré le retour des pluies et certaines mesures et annonces des autorités, dont la très récente demande du Royaume au FMI, les Marocains ne se sentent pas encore vraiment apaisés face à l’inflation.
Quels leviers activer pour sortir de cette crise ?
Entretien avec Ahmed Azirar, professeur universitaire, fondateur de l'AMEEN (Association marocaine des économistes d'entreprise) et directeur de recherche à l'IMIS (Institut marocain d'intelligence stratégique). Eclairages.
FNH : Que pensez-vous de la demande que le Maroc a faite au FMI, le 6 mars, concernant une Ligne de crédit modulable (LCM) de 5 milliards de $ ? A votre avis, le moment est-il vraiment opportun ? Et comment le gouvernement devrait-il l’utiliser ?
Ahmed Azirar : C'est une requête qui était prévisible. Bank Al-Maghrib en avait parlé il y a quelques mois déjà. Elle est également opportune, car le Maroc est en train de diversifier ses sources de financement, étant donné que ses fondamentaux sont solides et après avoir quitté la "liste grise" du GAFI et réussi sa récente sortie sur le marché privé des capitaux de 2.5 milliards $. Le Royaume qui fait face à une conjoncture mondiale très perturbée, veut, par cette ligne de crédit flexible, éviter toute surprise face à d'éventuels chocs extérieurs. La précaution est, vous le savez, une pratique habituelle des autorités financières du Royaume. Rappelez-vous le recours à la Ligne de précaution de liquidité (LPL) il y a une décennie déjà. Il faut dire aussi que les retombées encore en digestion de la Covid, la flambée des cours des produits énergétiques et alimentaires, l’impact de la récession économique dans la zone Euro et le resserrement des conditions financières internationales, sont des éléments qui imposent une veille attentive.Autre chose, la LCM est d'autant intéressante qu'elle donne un accès immédiat à des ressources importantes du FMI, sans conditionnalité. Elle sera pour 2 ans et à un coût similaire à celui de la LPL.
Le Maroc pourrait mobiliser cette ligne si nécessaire durant cette période. En tout cas, les besoins ne manquent pas, il y va des nouveaux programmes d'infrastructures, des grands projets structurants en cours, des équipements industriels, des matières premières et énergétiques nécessaires, des besoins en décarbonation de l'industrie ou de la reconstitution des stocks stratégiques nationaux... Vous avez raison, l'endettement extérieur exige qu'on l'utilise à bon escient dans des projets d'investissements utiles et à valeur ajoutée. D'où la question de l'efficacité de l'administration et du secteur public en général à l’améliorer davantage.
FNH : Cette ligne pourrait, ente autres, servir à atténuer les effets des saisons de sécheresse successives qu’a connues le Royaume et qui ont entraîné une forte contraction de la production agricole, et partant, du PIB. Selon vous, comment le pays devrait réagir face à la menace climatique ?
A.A : L'année en cours, fort heureusement, est pluvieuse. Les récoltes et l'élevage reviendront à de bons niveaux. C'est vrai, les problématiques climatique et hydrique sont structurelles et je dirais alarmantes dans certaines zones du pays. Il est vrai que le Maroc est au devant des nations en matière de lutte contre le changement climatique, mais l'action sur ce chantier gigantesque et vital ne peut être qu'universelle, sinon il n'y aura point de salut. Malheureusement, "le monde continue de regarder ailleurs" et les promesses des diverses COP sont non tenues, au grand dam des pays d'Afrique en général ! Au Maroc, le nexus "eau, énergie et alimentation" est de l'ordre des priorités absolues. L'action sérieuse en matière d'économie de l'eau, de rationalisation de ses utilisations, y compris dans l'agriculture, la désalinisation de l'eau de mer - dont un vaste programme est en exécution, la transition énergétique, sont des plans en cours et doivent continuer. Les programmes des énergies renouvelables et de l'hydrogène vert sont également importants et devraient se poursuivre sans oublier les barrages dont le besoin est encore très grand. La problématique hydrique est délicate et nécessite une mobilisation nationale forte et continue de tous les secteurs. Le projet de solidarité hydrique entre les régions devrait se concrétiser, à l'image de ce transfert du Sebou vers le Bouregreg. La région de l'Oriental est dans le besoin d'un tel transfert. Comme l'énergie atomique devrait passer à un stade supérieur.
FNH : Parlons maintenant de ce qui préoccupe sérieusement le monde entier, excepté la Chine, à savoir l’inflation. Le gouvernement a adopté diverses mesures pour atténuer l’impact des tensions inflationnistes qui plombent lourdement le budget. Quelle(s) solution(s), alors que l’inflation, selon les pronostics de la Banque mondiale, est partie pour durer ?
A.A : L'inflation marocaine a surtout été d'origine extérieure dès sa reprise, sous l'effet d'un choc d'offre. Des mécanismes intérieurs ainsi que la mauvaise passe climatique ont vite pris le relais, rendant cette inflation interne, avec en plus une déferlante psychologique humaine qui l'entretient. Ce qui approfondit le problème, comme on le voit un peu partout dans le monde. Pour le court terme, le traitement social doit continuer en attendant sa rationalisation par le registre social unifié (RSU), actuellement en préparation active. Le tout est que ce registre soit bien monté et correctement géré, loin des turpitudes politiciennes. La généralisation de la couverture sociale se précise et doit être menée à terme. Le soutien qui est accordé au transport est un levier qui n'a pas donné tous ses effets attendus. L'idée du ruissellement exige des conditions structurelles pour son bon fonctionnement. Toujours est-il, l'harmonisation des politiques budgétaire et monétaire doit continuer, même si les causes externes de l'inflation sont restées tenaces vu la conjoncture mondiale. Concernant le moyen- terme, la question des circuits de distribution est importante et devrait être traitée. Il y a aussi le comportement de certains secteurs oligopolistiques qui devrait être clarifié par le Conseil de la concurrence. Et puis, plus structurellement, le "Made in Morocco" a encore du chemin à faire. Face à un problème aussi complexe, il faut nécessairement un mix policy approprié et bien mené, avec une communication juste.
FNH : Pour contrer l’inflation, Bank Al-Maghrib a relevé à deux reprises son taux directeur. Ces décisions ont-elles eu un impact sur l’économie réelle ?
A.A : Comme déjà dit, l'inflation est surtout d'origine extérieure. Et puis un pan de l'économie reste informel et continue à alimenter une forte circulation fiduciaire que Covid a accentuée. C'est pourquoi non seulement le taux directeur ne sera qu'en partie efficace, sachant qu'en plus, il resserre les conditions de financement dans une conjoncture déjà déprimée. Les autorités comptent certes sur l'effet contracyclique mais surtout sur la réussite du policy mix, dont j'ai parlé plus haut, et sur la détente de la conjoncture extérieure. Dans le cas du Maroc, le retour d'une campagne agricole normale, avec des secteurs exportateurs toujours dynamiques (automobile, engrais, agroalimentaire...), des transferts des expatriés en maintien et une bonne dose d'IDE, sont autant de facteurs qui sont en train de vite réorienter la courbe économique marocaine à la hausse. Le Fonds Mohammed VI qui entrera également bientôt en action, va servir comme levier important aux investissements auxquels la nouvelle charte présente une série d'avantages inédits et des procédures rénovées. La balle est dans le camp des opérateurs privés et des autorités territoriales. La question de l'emploi reste préoccupante surtout pour les jeunes et les femmes mais aussi les victimes de la période Covid. Les programmes Awrach et Forsa sont des palliatifs utiles. Mais la solution durable est dans la dynamisation de la croissance économique.