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Exposition: Bouchta El Hayani, 50 ans de peinture

Exposition: Bouchta El Hayani, 50 ans de peinture

L’Atelier 21 présente jusqu’au 5 janvier 2024, les 50 ans du parcours d’un plasticien de belle facture. Bouchta El Hayani incarne l’artiste dans ce qu'il a de noble, d'humain, d'engagé, dans le silence et l'humilité.

Par Abdelhak Najib, écrivain-critique
 

Quand on étudie de très près les travaux de Bouchta El Hayani, on se rend très vite compte que l’artiste est habité par son besoin de faire partager cette force de vie qui fait de nous tous des humains. Le peintre y met tout son cœur, dans une approche picturale très sobre et sans effets de style inutiles qui, souvent, font remplissage. Ici, l’essentiel est peint avec une simplicité complexe dont le souci premier est de donner du volume au temps. Un volume régi par le mouvement, par une rythmique interne de la toile qui se joue des modes, mais s’attelle à donner du sens. Ici, le peintre crée un pont direct entre l’être et son épicentre, ce feu premier qui couve dans les entrailles et nous aide à vivre.

C’est simple, peu de plasticiens marocains sont pris sur eux-mêmes ce lourd fardeau de traiter de l’Homme, dans sa diversité, sa complexité, dans ce qu'il a de déroutant, de tragique, de ridicule aussi. En cela, Bouchta El Hayani a placé l’homme au cœur de ses travaux dans une approche philosophique claire. Une approche faite de questionnements, de dialogues, de monologues, de va-et-vient, d’échanges, de refus et d’attentes. Pour rendre toute la complexité du rapport de l’homme à son espace, Bouchta El Hayani a tout misé sur cette nécessité impérieuse de traiter ses espaces dans le mouvement, par le mouvement.

Ce qui fait dire à Abdelkébir Khatibi qui avait mis le doigt sur ce rapport au temps du peintre : “Peut-être l’identité plastique d’un peintre est-elle justement habitée par le mouvement. Spatialiser le temps est la passion de tout peintre. Il y a, au moins, deux manières de voir sa peinture : la première insisterait sur l’adéquation du geste et du coloris (cinq couleurs en tout : le bleu, le jaune, le rouge, le noir et le blanc, et pas de mélange). Adéquation proportionnée, qui fait la force de ce travail. La seconde manière montrerait, de tableau en tableau, comment interviennent, ça et là, dans ses compositions, des formes qui lui sont nouvelles (par exemple les variations sur le triangle), des signes aléatoires, avec lesquels il se laisse tenter par le hasard, l’instabilité, l’improvisation.

” Mais, il ne faut pas se tromper, il n’y a d’aléatoire dans ce travail que le premier contact du peintre avec son support. Ensuite, le hasard ne joue plus que peu de choses dans l’évolution de l'œuvre. Celle-ci ne sait pas où elle va, mais sait surtout où elle ne doit pas aller. Et cela fait toute la différence. Non, Bouchta El Hayani pense ses travaux, il les conceptualise, il les réfléchit, il les décline en mots, en images, en essais, puis va au bout de sa vision.

L’improvisation fait partie du cheminement de la main au contact des couleurs. Mais elle n’a qu’une petite place dans cette peinture où rien n’est vraiment laissé au hasard : «Il y a une part d’inconnu dans chaque travail. Chaque œuvre porte en elle ses secrets que l’on peut imputer au hasard, mais je suis plus à l’aise quand je sais où va le tableau, ce que j’attends de mes couleurs, de mes formats. Je ne peux pas me fier à ce qui peut ressurgir et le suivre comme si le tableau vivait de sa propre vie. Ce n’est pas une question de contrôle sur l'œuvre, mais je fais en sorte que mes idées prennent corps par la lumière et la forme. Je dois les voir évoluer, créer leurs propres espaces au cœur du tableau.

Là, on peut parler de hasard, mais c’est un hasard conditionné par tout ce qui le précède comme naissances et résurgences ». Ceci, on le vérifie à travers les périodes picturales du peintre. De l’abstraction des débuts, avec ces formes enchevêtrées, avec une forte présence du bleu et de ses déclinaisons et nuances aux derniers travaux où l’homme reprend sa place de centre de la toile et partant, du monde. Sans aucun doute, dans l’ensemble des travaux de Bouchta El Hayani, depuis les années 70 à nos jours, la présence physique donne un relief très particulier à l’humain dans son rapport à l’espace, à la terre, aux éléments qui font son univers. D’ailleurs, les derniers travaux du peintre sont l’une des plus belles approches picturales sur l’Homme dans l’histoire des arts plastiques au Maroc.

Et ce, à plus d’un égard. La lecture du rapport de la silhouette humanoïde avec les espaces, son positionnement, ses positions, la force qu’elles dégagent, leur côté presque irréel malgré leur ancrage et surtout leur insaisissable suspension. Il y a du lourd dans ces corps qui semblent ne tenir qu’à un fil. Voici l’Homme, semble nous dire Bouchta El Hayani, Ecce Homo, dans sa nudité, sa genèse, ses amonts et ses avals, ses crêtes et ses creux. L’homme est ici célébré mais sans fastes, sans honneurs, sans fioritures. L’homme est célébré dans sa magnifique nudité face aux choses, à la terre, aux éléments, à cet univers qui n’existe que parce que l’homme justement lui donne un sens.

L’homme est ici l’acteur de son propre destin. Il est le seul capable de créer un chemin, plusieurs chemins pour tester son endurance, sa capacité d’aller de l’avant, de revendiquer par moments une forme d’immobilité, qui lui sert aussi de point d’ancrage, avant d’embrayer vers une autre route. L’homme de Bouchta El Hayani est un être de mouvement. Constamment en mouvement même quand celui-ci est imperceptible. Oui, ce mouvement intérieur qui est assimilé au souffle de la vie. C’est exactement cela qui respire dans les œuvres de Bouchta El Hayani.

Marc Gontard insiste sur cette présence humaine chez Bouchta El Hayani: “Sortant de sa gangue terreuse, encore lourd de matière, voici l’homme. Ou plutôt, les signes d’une présence humaine, d’abord réduite à quelques figures totémiques : en premier lieu, le cercle-tête, qui se confond, tantôt avec l’astre solaire, tantôt avec de grandes corolles pétrifiées, comme si naître relevait d’une sorte de transfert entre la matière originelle et la matière vivante. Comme si la même difficulté d’être affectait la roche à peine sortie de la convulsion des laves et la tête sans regard, fouettée par une pluie de photons.” Homme seul aux prises avec lui-même et le vide qu’il remplit. Homme contre homme, liés, enchaînés, pris dans une relation à la fois de conflit sourd et de cheminement mutuel. Trois hommes, cette fois, comme dans une ronde cruelle, qui se complètent, qui s’annihilent, qui se cherchent, qui passent des relais invisibles pour tenir tête, pour continuer d’avancer.

Là, nous sommes face à un homme et un bovin, qui n’est pas sans rappeler l’art pariétal des grottes de Lascaux, dans ce que l’homme doit à la nature, ce qu’il apporte à cette même nature pour que la terre continue d’être le terrain de jeu des espèces en mouvement, justement. Puis, nous avons un homme et un squelette, qui peut être le sein, qui est aussi son origine ou sa destinée. Mais aussi sa conscience. Enfin l’homme et des tourbillons qui l’encerclent, en blanc et bleu, ou alors juste un mur noir qui le bloque, qui le somme d’arrêter, mais l’homme de Bouchta El Hayani marche. Aller lui suffit. Il refuse l’immobilité. Il revendique son rythme. Il vit de son mouvement. Un homme qui remodèle son monde, qui refuse le statu quo et la fatalité des jours. Un homme libre, qui crée au fur et à mesure ses multiples espaces de vie.

Bouchta El Hayani est un plasticien d’une grande profondeur. On le sait, mais il est bon de le rappeler à un moment de l’histoire des arts plastiques au Maroc où la quantité des travaux prend le pas sur leur profondeur. Bouchta El Hayani, lui, est resté au plus près de lui-même et de ses réelles préoccupations d’artiste, habité par son travail, par ses angoisses et par ses quêtes de réponse. Il n’y arrive presque jamais, mais l’art n’est-il pas ce voyage qui se passe de toute destination ?

Peu importe les réponses, les questions demeurent souveraines. Bouchta El Hayani est aussi un artiste d’une générosité, à la fois humaine et artistique, qui affleure à chaque œuvre autant dans le rendu, dans la composition, dans les strates qui servent de lit aux histoires qui se jouent sur le cadran de chaque tableau. Son travail est centré de manière simple et sans accrocs sur ce qui se passe dans le monde, sur l’actualité violente qui le sous-tend et qui est continuellement servie, tous les jours, à coups de matraquages médiatiques, comme des leitmotivs de fin du monde, où justement les hommes de Bouchta El Hayani semblent les derniers résistants d’une armée décimée.

Tout ceci habite l’univers artistique de Bouchta El Hayani dans une approche qui ne cache pas son tragique. Si d’ailleurs nous avons cité les peintures rupestres de Lascaux plus haut, on peut aussi revenir plus loin et parler des tragédiens grecs, d'Eschyle à Sophocle en passant par Parménide, avec cette cohorte d’hommes luttant pour que le monde continue de tourner, mais pas en rond. Nous pouvons, sans équivoque, évoquer des figures tutélaires comme Sisyphe, Prométhée ou Tantale, sans oublier Œdipe, Achille, Ajax et tant d’autres humains qui ont choisi de s’élever aux rangs du divin, dans leur lutte contre Thanatos. Bouchta El Hayani livre ici sa vision du monde, sa lecture de l’Histoire et de ses sinuosités, souvent hermétiques. Le peintre ne prend pas sur lui de donner à ses hommes ou faudra-t-il dire à son Homme, une identité précise. Il est l’homme qui va son chemin, qui ne se laisse pas abattre ni se détourner de son chemin, qui n’est jamais tracé d’avance, mais que chaque pas invente, au fur et à mesure.

C’est cela le crédo suprême de cette peinture : ne jamais verser dans la fatalité, ni dans le pathos de pacotille, encore moins dans l’anecdote futile pour donner un soupçon de corps à ce qui n’en a pas. C’est simple, dans cette cosmogonie où l’on peut aussi pousser les références au-delà des tragédies grecques pour toucher de l’œil le mythe à la fois chez Hésiode et chez Homère, mais plus loin chez Gilgamesh où l’unique impératif est le vivant, dans ce qu’il a de miraculeux, face à l’incompréhension de l’univers qui l’entoure.

Évidemment Bouchta El Hayani dépeuple sa toile, ne donne aucune autre indication en dehors de la neutralité de terre qui caractérise ce retour amont vers une source identifiable de l’homme qui demeure debout dans un hommage à lui-même d’abord. L’homme de Bouchta El Hayani réussit son pari face à l’inéluctable : il trace les limites du possible dans un monde où l’impossible devient réel. Et c’est là sa victoire.

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