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Mohamed Berrada : «Il faut injecter massivement des fonds destinés à assurer la survie des entreprises»

Mohamed Berrada : «Il faut injecter massivement des fonds destinés à assurer la survie des entreprises»

Le Maroc entre dans un coma économique dont on ignore la date de sortie, selon Mohamed Berrada, Professeur à l'Université Hassan II, ancien Ministre des Finances.

Les dérapages budgétaires sont inévitables pour venir au secours des salariés et des entreprises.

L’injection de fonds dans l’économie doit répondre à certains pré-requis pour qu’elle puisse produire les effets positifs attendus. Entretien.

 

Propos  recueillis par F.Z.O

 

Finances News Hebdo : Pour faire face à la crise, les autorités financières du Royaume semblent être convaincues de la nécessité de laisser filer le déficit budgétaire et de rompre avec la politique de rigueur budgétaire qui a prévalu ces dernières années. Faut-il s’en féliciter ? 

Mohamed Berrada : Je ne sais pas si elles sont convaincues de cela. Depuis les années 80-90, une relative culture de la maîtrise des déficits et de la stabilité du cadre macroéconomique s’est instaurée chez tous les gouvernements qui se sont succédé. C’est important et c’est une bonne chose, si l’on ne veut pas revivre la situation de cette époque durant laquelle il fallait réduire nos dépenses, et en particulier celles relatives aux secteurs sociaux, pour réduire nos déficits. 

Il faut bien rappeler que le Programme d’ajustement structurel (PAS) avait pour origine notre incapacité à faire face à nos engagements extérieurs. Laisser filer le déficit interne. Ok. Mais il ne faut pas oublier qu’il est lié au déficit externe, et que l’aggravation du déficit externe peut se traduire par une baisse de nos réserves de change et la paralysie de nos activités économiques….

Ceci dit, face à la crise pandémique et à ses conséquences économiques, financières, sociales et humaines désastreuses, l’État n’a pas beaucoup de choix. Il est appelé naturellement, en tant que maître d’ouvrage, à mettre en place des mesures exceptionnelles pour venir au secours des salariés et des entreprises, ce qui se traduirait logiquement par desdérapages budgétaires. C’est ce que font tous les pays actuellement.

 

F.N.H. : Comment et jusqu’où peut aller le Maroc en matière d’endettement sans hypothéquer son avenir ? Quelle est sa marge de manœuvre ?

M.B : Vous savez, le problème ne réside pas dans la volonté de laisser filer le déficit, mais dans la nécessité de lui trouver des sources de financement. Jusqu’aux années 70, on se finançait par des crédits extérieurs à un moment où les taux d’intérêt et le niveau de l’inflation étaient très élevés. D’où une charge de la dette considérable avec les difficultés de remboursement que l’on sait !

Depuis, la dette intérieure a remplacé en bonne partie la dette extérieure.Aujourd’hui, les taux d’intérêt et ceux de l’inflation aussi bien au Maroc qu’au niveau international sont exceptionnellement bas.

Il est donc possible de recourir à l’épargne nationale, en lançant par exemple un emprunt Covid-19, et de recourir à des emprunts extérieurs, à l’instar de ce qui a déjà été fait, sans parler de l’utilisation de la ligne de précaution et de liquidité(LPL) du FMI, dans la mesure où le pays bénéficie d’une bonne crédibilité à l’international.

Avec un taux d’intérêt relativement bas et des durées très longues, la charge de ladette serait plus supportable. Évidemment pour les générations futures.

A mon sens, la question n’est pas de savoir s’il faut s’endetter ou pas, et jusqu’à quel niveau. La question est de savoir ce qu’on va faire de cet argent et si cet argent est susceptible de réduire les effets de la crise dans laquelle nous naviguons dans un brouillard total d’incertitudes et de relancer l’économie.

 

F.N.H. : La crise que nous vivons se caractérise par un double choc de l’offre et de la demande (triple si l’on y ajoute le choc sur les finances publiques). Comment résoudre cette équation ? 

M.B : Effectivement, ce qu’on vit aujourd’hui avec le Covid-19, est une crise simultanée de l’offre et de la demande. 

Sur le court terme, notre pays entre dans un coma économique dont on ignore la date de sortie. Notre croissance cette année serait de -6%, aggravée par une mauvaise récolte agricole. Industrie, hôtellerie, restaurants, commerces, BTP, beaucoup d’entreprises ont baissé leurs rideaux, et leur personnel en confinement. 

Je ne pense pas que le processus de dé-confinement permettra rapidement une reprise d’activité. Elle dépendra du rythme de dé-confinement adopté par les autres pays et de reprise progressive de leurs activités. Elle dépendra du temps d’adaptation humaine et psychologique pour reprendre confiance et vivre probablement avec le virus. Mais surtout elle dépendra de la découverte et de la diffusion d’un nouveau vaccin anti-covid-19. Tout cela demande du temps.

Le Comité de veille économique (CVE) a mis en place des mesures d’urgence en particulier au niveau des salariés en arrêt d’activité. C’est une action sur la demande.

Il faut l’accompagner aussi par une action sur l’offre.

L’entreprise est une source de production et de revenus pour les salariés, mais aussi pour l’État. La priorité est la survie de ces entreprises, dont les équilibres financiers sont aggravés par les impayés. Car nombreux sont les clients qui ont profité de la situation pour ne pas régler leurs échéances. Plus le coma économique est long, plus on assistera à des faillites, et plus le réveil sera douloureux.

Il faut veiller à la pérennité de l’outil de production. Pour cela, il faut injecter massivement des fonds destinés à assurer la survie d’entreprises qui continuent de dépenser sans avoir des rentrées de fonds. Combien de temps cela va durer ? Cela dépend du secteur. Probablement entre 1 à 2 ans.

Mais il faudrait aussi profiter du moment pour moderniser l’outil de production et le rendre plus compétitif ! Se préparer pour la reprise. Quelle que soit la situation, des entreprises qui ferment définitivement,auront un coût économique et social pour le pays bien plus élevé.

Cette politique d’injection de fonds doit s’inscrire dans une vision globale en interaction avec d’autres mesures.

A ce niveau, le court terme s’inscrit naturellement dans une vision globale de long terme.

 

F.N.H. : Il y a donc des conditions préalables à l’injection de fonds de soutien aux entreprises ?

M.B : L’injection de fonds n’est pas une fin en soi. C’est leur pertinence et leur efficacité qu’il faut privilégier. Je m’explique.

Dans notre stratégie économique depuis bien longtemps, on a voulu faire de la demande la locomotive de la croissance. Alors une bonne partie de cette demande se transforme en importations et contribue au déficit de la balance commerciale, lui-même financé en grande partie par les transferts du tourisme et des Marocains résidant à l'étranger (MRE). Avec la crise du coronavirus, ces recettes sont en train de fondre, mettant en péril le niveau de nos réserves de change. 

Cela signifie que si nous empruntons des dollars et des euros pour irriguer le marché intérieur en dirhams et relancer l’économie par la demande, une bonne partie de cet argent va partir sous forme d’importations et aider des entreprises étrangères. Le niveau des réserves de change va baisser avec le risque de difficulté de remboursement par la suite des crédits obtenus.

Si donc on injecte de l’argent massivement sous différentes formes sur le marché, il faut accompagner cette action par une sorte de patriotisme tous azimuts et un soutien évident aux entreprises industrielles nationales, en leur donnant par exemple la priorité au niveau des marchés publics, en soutenant leurs actions à l’export, ou le coût de l’énergie qui handicape leur compétitivité.

A titre d’exemple : le BTP est en léthargie actuellement. Relancer la construction aura un effet induit sur les autres secteurs y compris l’informel. Je parle de tous lesmatériaux qui s’incorporent dans le BTP : menuiserie, carreaux, fer rond, sanitaire, aluminium, mais à condition qu’ils soient fabriqués au Maroc ! J’aimais beaucoup le tableau de Wassily Leontief qu’on enseignait aux étudiants et qui mettait en liaison les différents secteurs de l’économie. Mais c’est du passé. 

 

F.N.H. : Vers quels secteurs économiques faudrait-il orienter le soutien de l’État ?

M.B : Vous me parlez de secteurs prioritaires ? Je rappelle que c’est l’industrie qui crée le plus d’emplois directs et indirects. Dans un contexte de concurrence internationale déloyale, certains pays utilisent des subventions déguisées, et des politiques de taux de change agressives. Nous devons protéger notre industrie et mettre en place une sorte de politique rénovée d’industrialisation par substitution d’importation, susceptible d’attirer les investisseurs nationaux mais aussi les IDE. Le Maroc doit en conséquence revoir sa politique du commerce extérieur, en réévaluant les accords de libre-échange bilatéraux largement défavorables pour notre industrie.

Mais nous devons aussi renforcer notre compétitivité. Au centre de la compétitivité, il y a l’investissement en capital immatériel, c'est-à-dire en capital humain, en capital institutionnel, et en capital social. C’est à ce niveau que se trouve d’ailleurs l’origine de la faiblesse de notre productivité. 

J’ajoute qu’avec la mondialisation et la division internationale du travail, chaque pays s’est spécialisé dans le produit ou le service où il est le plus compétitif. Ainsi, chaque pays est devenu dépendant des autres pour ses approvisionnements. La crise du coronavirus a mis en évidence la fragilité des chaînes de valeur mondiales : quand la production s’arrête dans un pays, toute la chaîne est arrêtée. 

De grandes opportunités d’investissement en liaison avec le marché européen vont donc émerger du processus de dé-mondialisation des chaînes de valeur et de leur régionalisation.

Il faut préparer nos entreprises à cette évolution et encourager les grandes entreprises à se diversifier, en mettant en relief les secteurs clés dans lesquels il faut s’orienter, comme l’économie verte, l’industrie, la logistique, les nouvelles technologies, la digitalisation, la recherche scientifique. Une stratégie originale d’attraction de nos jeunes scientifiques qui se trouvent à l’étranger, serait un élément susceptible de renforcer notre insertion dans ce projet d’économie régionale. 

L’industrie écologique en particulier présente d’immenses opportunités pour notre pays. Pourquoi notre pays ne pourrait-il pas devenir une plateforme régionale de fabrication de panneaux solaires, comme c’est le cas déjà pour les éoliennes ? 

L’économie verte s’intègre ainsi naturellement dans la vision de tout nouveau modèle de développement avec les valeurs humaines et sociales qu’elleporte.

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