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Agir en primitif, prévoir en stratège

Agir en primitif, prévoir en stratège
Par Abdelhak Najib 
 
 
 
L’histoire humaine est une succession d’échecs pour les humains, qui face au danger, finissent toujours par capituler. Héritage d’un passé lointain grégaire ou adaptation forcée, toujours est-il que l’homme finit toujours par adopter ce qui l’angoisse et ce qui le dépasse. L’humain ayant cette autre faculté de renier son origine animale annihilant du même coup ses capacités de résistance. Alors qu’il suffit d’un regard en amont de notre existence pour se rendre compte que nous sommes prédestinés à la riposte et à la confrontation. 
 
«Notre héritage n'est précédé d'aucun testament. On ne se bat bien que pour les causes qu'on modèle soi-même et avec lesquelles on se brûle en s'identifiant. Agir en primitif et prévoir en stratège. Nous sommes des malades sidéraux incurables auxquels la vie sataniquement donne l'illusion de la santé.», écrivait le poète résistant, René Char, en plein tourmenté de la deuxième guerre mondiale. Avons-nous encore des velléités d’agir en primitif et d’échafauder des stratégies pour imposer notre résistance face à cette offensive technologique qui s’est très vite muée en dictature numérique et digitale dont la visée claire est d’anéantir l’humain en faisant de nous des automates, des produits en série, chacun avec son identifiant et son mot de passe ?
 
La réponse ne souffre d’aucune ombre. Nous n’avons aujourd’hui d’humain que l’appellation d’origine non contrôlée. L’humanité est un mode d’existence qui a fait son temps. Il a dépassé sa date de péremption. L’être humain est déjà une page tournée, mais il ne le sait pas encore. Dans sa chute dans les abysses du tout factice, il n’a pas réalisé qu’il a égaré ce qui fait son essence : le souffle divin. 
 
Arthur Schopenhauer avait mis le doigt sur une vérité qui a toujours droit de cité, a fortiori à une époque de déshérence de toutes les valeurs. «L’homme qui reste calme dans les revers, prouve qu’il sait combien les maux possibles dans la vie, sont immenses et multiples, et qu’il ne considère le malheur qui survient en ce moment que comme une petite partie de ce qui pourrait arriver.»
 
Cette terrible infection qui frappe le monde entier, doit nécessairement découler d’une même approche du vivant, c’est-á-dire d’une manière d’être et de voir la vie comme un continuum indivisible. Ce n’est que grâce à cette vision qui met la vie dans sa complexité au cœur d’une unique équation de l’existence que nous pouvons encore aspirer à une forme de liberté face à l’inéluctable, qui est notre démission en tant qu’acteur du vécu et non de simples spectateurs, de futiles comparses dans un feuilleton où se jouent et notre passé et notre avenir. Robert Musil, l’auteur de «L’Homme sans qualités» avait écrit ceci de poignant: «Notre époque ruisselle suffisamment d'énergie. On ne veut plus voir que des actes, et nulle pensée. Cette terrible énergie provient de ce que l'on n'a plus rien à faire. Intérieurement, je veux dire. Mais en fin de compte, même extérieurement, l'homme ne fait que répéter toute sa vie un seul et même acte : il entre dans une profession, puis y progresse. […] Il est si simple d'avoir la force d'agir, et si malaisé de trouver un sens à l'action ! Très peu de gens, aujourd'hui, le comprennent. C'est pourquoi les hommes d'action ressemblent à des joueurs de quilles qui emprunteraient des poses à la Napoléon pour renverser neuf machins de bois ! Je ne serais même pas surpris qu'ils finissent par en venir violemment aux mains, simplement pour voir passer par-dessus leur tête ce mystère incompréhensible : que toutes les actions du monde ne suffisent jamais !» 
 
Oisiveté de l’âme. Vide des sens. Mort de la pensée rétive. Abondant dans le futile. Dissolution dans le délétère. Peur de toute forme de profondeur. Car aspirer à plonger dans le cœur de nos profondeurs nous met face à nos abîmes. Et dans ce face à face, il ne faut oublier que l’abîme regarde en nous aussi. Il scrute. Il creuse des sillons. Il coule dans le sang du refus. Refus d’un monde plat, d’un monde faux, d’un monde superficiel. Un monde sans rêve. Un monde fantôme. Alors que nous sommes destinés à agir et réagir selon une exigence intérieure qui nous pousse dans nos ultimes retranchements pour mesurer toute l’étendue de nos possibilités en tant qu’entités réfractaires. C’est notre raison d’être de faire coïncider l’élan et l’inconnu dans une lancée sans retenue. C’est notre fatalité d’unir la mesure à la démesure.
 
 William Shakespeare l’avait prédit plusieurs siècles avant notre pseudo-modernité : «Faites concorder l'action et la parole, la parole et l'action, avec une attention particulière, celle de ne pas outrepasser la modestie de la nature. Car tout ce qui surjoue ainsi s'éloigne du propos du théâtre, dont la seule fin, du premier jour jusqu'au jour d'aujourd'hui, reste de présenter comme un miroir à la nature; de montrer son visage à la vertu, sa propre image au ridicule; au corps et à l'âge même du temps sa force et son reflet. Mais surjouer, ou jouer trop faible, même si cela fait rire les ignorants, ne pourra qu'affliger les hommes de goût, dont l'opinion d'un seul doit avoir plus de poids pour vous que celle d'une salle entière. [...] J'en connais qui rient tout seuls pour entraîner le rire de quelques spectateurs pauvres d'esprit au moment même où telle ou telle question cruciale de la pièce se trouve en jeu. C'est là une chose vile, qui montre la plus pitoyable des ambitions chez le fou qui s'en sert.» 
 
Et nous sommes tous des fous à lier qui avons désappris l’exactitude en apprenant le surjeu, qui dénature toute démarche vers la véracité. Nous mettons une somme considérable d’énergie à tourner en rond préférant le vide des sens à l’implication de l’être dans ce qui le défie de grandir, d’avancer vers la lumière pour mieux voir et non pour mieux briller. Et dans cette longue marche vers notre absence de clarté, nous avons égaré les clefs de lecture, nous avons détruit tous les codes d’accès à notre humanité perdue. 
 
Marcel Proust, l’homme à qui nous devons «Á la recherche du temps perdu», avait vu juste, lui le connaisseur des âmes humaines : «Il y a dans notre âme des choses auxquelles nous ne savons pas combien nous tenons. Ou bien, si nous vivons sans elles, c'est parce que nous remettons de jour en jour, par peur d'échouer ou de souffrir, d'entrer en leur possession.»
 
Au bout de notre course affolée vers le néant de soi, nous avons choisi la peur comme moteur et comme catalyseur de nos attentes. La peur de la solitude. La peur du risque. La peur de l’inconnu qui doit naturellement nous servir de lanterne qui luit de l’amont vers l’aval d’un seul tenant. Oui, la peur qui nous a dénaturés, faisant de nous des projets avortés d’humains sur le retour. Oui, surtout la peur d’être seul, marchant vers son destin contre toutes les mises en garde stériles et paralysantes. 
 
Sur ce chapitre, l’auteur de «La crucifixion en rose», Henry Miller, ne fait pas dans la dentelle : «Être seul, ne serait-ce que quelques minutes, et le comprendre de tout son être, est une bénédiction que nous songeons rarement à invoquer. L’homme des grandes villes rêve de la vie à la campagne comme d’un refuge contre tout ce qui le harcèle et lui rend la vie intolérable. Ce dont il n’a pas conscience, c’est qu’il peut être plus seul dans une ville de dix millions d’habitants que dans une petite communauté.
 
L’expérience de la solitude conduit à une réalisation spirituelle. L’homme qui fuit la vie, pour être à même de faire cette expérience, risque bien de s’apercevoir à ses dépens, surtout s’il amène dans ses bagages tous les désirs que la ville entretient, qu’il n’a réussi qu’à trouver l’isolement.
 
«La solitude est faite pour les bêtes sauvages ou pour les dieux», a dit quelqu’un. Et il y a du vrai là-dedans.»
 
 
 
 
 
 

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