Le chef de gouvernement s’est livré récemment à un exercice de bilan mi-solennel, mi-électoral. Satisfecit général, promesses fortes et mise en scène d’une action gouvernementale maîtrisée. L’opposition a vivement réagi. Décryptage.
Par F. Ouriaghli
À un an des législatives, Aziz Akhannouch a choisi le plateau simultané d’Al Aoula et 2M pour livrer ce qu’il présente comme un bilan «positif et concret». Il a d’emblée planté le décor, revendiquant d’avoir traversé les «secousses» de la pandémie, la guerre en Ukraine, la sécheresse, le séisme d’Al Haouz, tout en prétendant en être sorti renforcé. Disons-le tout de suite : la communication est bien cadrée, sous-tendue par un optimisme béat.
Mais c’est précisément là que l’exercice appelle une grille de lecture politique pour vérifier ce qui relève du bilan, de la projection… et du vœu pieux. La séquence médiatique d’Akhannouch avait plusieurs objectifs. D’abord, égratigner son prédécesseur et consolider la majorité. Ensuite, l’obsession de l’efficacité : «nous n'acceptons pas de perdre du temps et nous continuerons à travailler jusqu'à la dernière minute de notre mandat», a-t-il déclaré.
Enfin, dérouler un tableau macroéconomique rassurant dans un contexte où le Projet de Loi de Finances 2026 est présenté comme le budget d’achèvement des grands chantiers. Et ce, tout en neutralisant la polémique sur la station de dessalement de Casablanca, pour terminer par une promesse qui claque : «d’ici deux ans, les hôpitaux publics offriront des services comparables à ceux des cliniques privées».
Les législatives en question
Commençons par les législatives. La décision de confier l’organisation du scrutin de 2026 au ministère de l’Intérieur aurait pu paraître comme une amputation symbolique. Aziz Akhannouch, lui, y voit une garantie d’impartialité. Il s’en réjouit et souligne que «cela garantit une forme de neutralité».
Le message est clair à l’égard de l’électeur : ne craignez pas pour la sincérité du vote, l’arbitre sera l’Intérieur. Ce faisant, il gomme un point sensible soulevé par l’ancien chef du gouvernement. En effet, dans un post au vitriol sur Facebook, Saad Eddine El Othmani rappelle les usages depuis 2011 et enfonce le clou sur la méthode. Et il n’y va pas par quatre chemins. «Presque toutes les rares prises de parole du chef du gouvernement obéissent à l’une de ces trois logiques : déni, accaparement ou désengagement», affirme-t-il d’emblée.
«Concernant la supervision politique du chef du gouvernement sur les élections, il convient de rappeler que depuis la Constitution de 2011, c’est bien le chef du gouvernement qui ouvre les concertations et préside les réunions avec les secrétaires généraux des partis politiques en vue de préparer le cadre électoral, sans que cela ne remette en cause ni ne contredise le rôle et les prérogatives du ministère de l’Intérieur», ajoute-t-il. Et de rappeler que «Abdelilah Benkirane a présidé le 16 février 2016 la réunion de concertation avec les partis politiques en préparation des élections de 2016, et j’ai moi-même présidé, le 5 mars 2020, une réunion similaire dans le cadre de la préparation des élections de 2021. J’estime que ces réunions, organisées sous la supervision politique du chef du gouvernement, ont été couronnées de succès et ont permis d’aboutir à plusieurs réformes et amendements dans un esprit de consensus».
Néanmoins, poursuit El Othmani, «M. Akhannouch a prétendu que cette supervision politique avait été un échec». «Je lui donne raison sur un point: ce fut effectivement un échec… en ce qui concerne le passage en force de ce fameux quotient électoral absurde (calculé sur la base du nombre total d’inscrits), auquel je me suis fermement opposé, le contraignant à le faire passer sous forme d’amendement au Parlement», rétorque-t-il.
Un «discours creux», selon Benabdallah
Concernant la majorité, le RNI, le PAM et l’Istiqlal parlent-ils toujours d’une seule voix ? Pas exactement, reconnaît Akhannouch, mais ce «pluralisme est normal». Les partis sont des partis, et en conséquence ils peuvent s’exprimer et proposer des idées différentes, tandis que l’Exécutif travaille, explique-t-il.
Côté résultats, le chef du gouvernement s’est montré très disert: recettes ordinaires doublées en cinq ans, recettes fiscales en hausse, déficit en recul, endettement contenu, croissance à 4,6% cette année et créations d’emplois revendiquées à 600.000… Pour autant, on connait les limites de ce type d’argumentaire : empiler les agrégats crée un effet de sérieux, mais ne tranche ni l’attribution (qu’est-ce qui tient à la conjoncture, qu’est-ce qui relève des décisions propres ou encore qu’est-ce qui est le fruit des réformes structurelles ?) ni la qualité (emplois stables ou précaires ? Gains de productivité ou rattrapage cyclique ?).
Surtout, il escamote le ressenti social. Rappelons en cela que nous sommes encore loin du million d’emplois promis durant le quinquennat et que le taux de chômage culmine à 12,8% au second trimestre 2025. Ce hiatus, Nabil Benabdallah le dénonce avec véhémence.
«Rien de nouveau dans la sortie médiatique décevante du chef du gouvernement. Le même discours creux, la même satisfaction dépourvue d’humilité, la même suffisance considérant que son gouvernement a tout réussi “de manière sans précédent“, la même propension à faire supporter aux gouvernements précédents ses propres turpitudes et le même antagonisme entre des chiffres erronés et des réalisations fictives et entre l’amère réalité vécue par les citoyens», a écrit le secrétaire général du Parti du progrès et du socialisme sur Facebook.
Reste la promesse emblématique de hisser les hôpitaux publics aux mêmes standards que les cliniques privées. Sur le papier, la transformation est certes engagée, avec notamment un CHU dans chaque région, la réhabilitation massive des centres de santé, les groupements sanitaires territoriaux ou encore la montée en charge du capital humain. Cette stratégie territoriale peut effectivement changer la vie d’un patient à Laâyoune comme à Oujda. Mais la promesse d’équivalence public/ privé dans un délai aussi serré relève d’une utopie, compte tenu, entre autres, des importants défis logistiques, budgétaires, en ressources humaines et ceux liés à la gouvernance.
La case «eau» illustre, elle, un autre type de difficulté : celle du soupçon. La réponse d’Akhannouch à la controverse sur la station de dessalement de Casablanca est juridiquement inattaquable : appel d’offres, consortium mixte, «meilleur prix au niveau international» ou encore «l’Etat n’a accordé aucune subvention». Il n’empêche que la présence d’une entreprise liée à sa galaxie alimente une perception de conflit d’intérêts que la légalité, seule, ne suffit pas à effacer.
En politique, on peut être dans la normalité et perdre la bataille de la confiance si l’on donne le sentiment que les cercles public/privé se chevauchent trop volontiers. Les arguments avancés par Akhannouch sont donc recevables, mais pas nécessairement suffisants. D’où la polémique. Sur le dossier brûlant de la retraite, il a adopté une ligne prudente : «aucune réforme ne sera mise en œuvre sans accord préalable avec les partenaires sociaux».
Louable méthode, mais qui tranche radicalement avec l’urgence de ce chantier. Aujourd’hui, le chef du gouvernement semble vouloir prendre son temps. Histoire peutêtre de ne pas attiser les tensions sociales à un an des législatives. Et au rythme où vont les choses, ce ne serait pas hasardeux de parier sur une mise en veilleuse de la réforme jusqu’au lendemain des élections. Qui a fait quoi ?
Convenons-en, la sortie médiatique du chef de gouvernement a été également largement perçue comme un exercice d’autocongratulation et d’autosatisfecit, particulièrement en ce qui concerne les réformes sociales, notamment les aides directes, la montée en charge de l’assurance maladie obligatoire ou encore la mise en place du registre social unifié. Et il s’est en quelque sorte approprié le concept d’Etat social «à la marocaine».
Or, c’est précisément sur ce sujet que le clash d’interprétations se produit. El Othmani rappelle, à ce titre, que bien des chantiers (protection sociale, aide directe, RSU) ont été lancés sous ses gouvernements, accusant l’actuel chef de l’Exécutif d’en revendiquer la paternité. Bref, dans ce duel de récits, l’important n’est pas qui a fait quoi, mais plutôt de savoir si les politiques publiques mises en œuvre ont un impact positif et réel sur les citoyens. Car il y a une certaine lassitude sociale qui s’installe, au demeurant confirmée par l’érosion du pouvoir d’achat des ménages, une classe moyenne qui peine à joindre les deux bouts et le chômage des jeunes, en particulier tous ces diplômés qui peinent à intégrer le monde du travail.
Faut-il, pour autant, balayer tout le discours officiel ? Non, bien évidemment. Parce qu’il y a eu des avancées incontestables : l’Etat social s’est doté d’outils (RSU, ciblage et transferts) qui le rendent plus lisible et potentiellement plus équitable; l’appareil productif s’adapte et se modernise; les métiers mondiaux du Maroc se développent; la politique de l’eau se traduit par investissements massifs; et le Maroc s’intègre de mieux en mieux dans les chaines de valeur mondiales.
Le problème n’est donc pas l’absence d’action, c’est la tentation de confondre action et autosatisfaction. Là où l’on attend un «voici ce qui marche, voici ce qui ne marche pas et voici ce que nous devons corriger», on entend trop souvent «circulez, il n’y a rien à voir !». Et c’est cela le principal reproche que l’on peut faire à Akhannouch.