Les systèmes d’intelligence artificielle sont perçus comme des systèmes d’apprentissage.
Les considérations éthiques sont particulièrement importantes pour le déploiement de l’IA au Maroc et en Afrique.
Entretien avec Pr Amal El Fallah Seghrouchni, présidente exécutive du Centre international d’intelligence artificielle et membre de la Commission mondiale de l’éthique des sciences et des technologies de l’Unesco (Comest).
Propos recueillis par Ibtissam Z.
Finances News Hebdo : Si on devait simplifier, comment qualifieriezvous l’IA ?
Amal El Fallah Seghrouchni : L’opinion publique appréhende les technologies émergentes comme l’intelligence artificielle (IA) faute d’un discours clair et apaisant relativement à ces nouvelles technologies disruptives. Un système d’IA peut percevoir, raisonner, planifier, agir, interagir, aider à décider, etc. Il s’agit là de nombreuses fonctions cognitives qui interpellent l’intime et peuvent créer des dissonances cognitives chez l’humain. Pour simplifier, je dirais que l’intelligence artificielle est une discipline scientifique qui est censée reproduire des processus cognitifs et, par agrégation, des comportements humains afin d’apporter de l’aide et de l’assistance dans divers domaines d’activité. La création des échos des comportements humains dans des machines computationnelles, et parfois dans des robots, inquiète l’opinion publique du fait de la tendance à personnaliser l’intelligence artificielle et lui donner corps (embodiment) dans des artefacts comme les robots humanoïdes.
F.N.H. : Globalement, quels sont les enjeux de l’IA et son impact non seulement sur les entreprises, mais aussi sur l’environnement socioéconomique ?
A. F. S. : L’intelligence artificielle est en train de transformer le monde, d'impacter tous les secteurs d'activité, envahissant à grande vitesse les centres de recherche, les laboratoires, avec des applications dans les secteurs de la santé, des transports, de l'éducation, de la culture, de l'aérospatiale, de l'apprentissage, de l'assistance virtuelle, du suivi de l'agriculture et de la biodiversité… Ce mouvement a envahi le monde entier et dans tous les secteurs de production en Chine, aux Etats- Unis, en Allemagne, en France et en Afrique… Sur le plan économique, l’intelligence artificielle permet donc de booster la production. Selon le Parlement européen, l’IA va doubler le taux annuel de la croissance économique mondiale d’ici 2035. Nous assistons donc à une réelle révolution technologique par l’intelligence artificielle. Sur le plan social, l’IA peut impacter positivement les relations et les liens entre les individus, en ce sens qu’elle leur permet de s’affranchir des barrières géographiques et de rompre leur isolement. Elle permet aussi de créer des œuvres d’art et même de générer des émotions chez ses interlocuteurs. Cependant, l’intelligence artificielle peut être une technologie à double tranchant qu’il faut manipuler avec vigilance. D’où les besoins en réglementation et en réflexions éthiques pour accompagner son déploiement, notamment en ce qui concerne les risques de dépendance, de nudges, de biais (cognitifs, de données...) et de subordination algorithmique.
F.N.H. : Justement, il arrive que l'intelligence artificielle pose parfois des dilemmes éthiques. Pouvez-vous nous en dire davantage ?
A. F. S. : Comme toute technologie disruptive, le développement et l'usage de l'intelligence artificielle doivent être régis par des principes et des réflexions éthiques afin de protéger les droits des individus et de la société dans son ensemble. Comme j’aime le dire, «il faut protéger l’IA de l’humain pour protéger l’humain de l’IA», car en fin de compte, l’humain est le créateur et l’utilisateur de cette technologie, d’où la nécessité de prendre en compte, dès la phase de conception, l'impact potentiel de ces systèmes sur les personnes, la société et l'environnement. Cela inclut des considérations telles que le respect de la vie privée, la sécurité des données, l'équité, la transparence et la responsabilité. Les considérations éthiques sont particulièrement importantes pour le déploiement de l’IA au Maroc et en Afrique, où l'IA peut être utilisée pour aider à relever certains défis les plus pressants, tels que l’accès à l’éducation et aux soins de santé et non pas pour aggraver les inégalités sociales et la fracture numérique.
Les 7 piliers de « Ai Movement », hub pour la transformation en intelligence artificielle
F.N.H. : L’IA était à l’honneur, le 9 novembre 2022, à l’occasion de l’inauguration du dôme «AI movement» à l’UM6P à Rabat. Que représente pour vous «Ai movement» et quel sera son apport pour le Maroc ?
A. F. S. : L'IA est une révolution technologique et un outil pour la démocratie citoyenne. Dans ce nouveau monde qui se dessine, le rôle de Ai movement au sein de l'UM6P consiste à développer la recherche, stimuler l'innovation, concevoir de nouvelles applications à fort impact sociétal et contribuer au déploiement de recommandations éthiques et des réglementations internationales relatives à l'IA. Notre ambition est de faire jouer au centre international de l'IA, Ai movement, un rôle majeur dans la mise en œuvre de la stratégie opérationnelle du renforcement des capacités en IA au Maroc et en Afrique, et d’accompagner le programme de la priorité Afrique 2022-2029 de l’UNESCO dans la réalisation des objectifs de développement durable à horizon 2030.
F.N.H. : Quelle différence y a-t-il entre intelligence spécialisée et celle générale ?
A. F. S. : L’intelligence spécialisée s’attaque à des tâches spécialisées (ex. conduire, naviguer, planifier), alors que l’intelligence générale va s’intéresser à un ensemble holistique des tâches qui relèvent de l’activité humaine. Généralement, on parle de l’IA générale pour signifier une intelligence artificielle qui peut tout faire, à la fois à l’image d’un être humain.
F.N.H. : Vous êtes une femme passionnée de science et vous mettez votre savoir et vos compétences au service de la jeunesse marocaine. Tout d’abord, que représente pour vous la journée du 8 mars ? Et quel est votre message aux générations futures, notamment les femmes de demain ?
A. F. S. : Depuis 1975, le 8 mars est une journée dédiée à célébrer les droits des femmes. Pour moi, femme scientifique, le 8 mars représente une occasion pour rappeler que les droits des femmes doivent être préservés et que leur représentation dans les sciences est d’une importance capitale pour le développement de la société. Aussi, mon message aux femmes est simple : il faut investir les champs de la connaissance, car c’est l’arme de demain. Nous sommes entrées de plain-pied dans l’ère cognitive et nous pouvons apporter beaucoup au développement éthique et responsable de la science, en général, et de l’IA, en particulier.