Dans cet entretien, Mohamed Saad, Directeur général adjoint de la Bourse de Casablanca, met en lumière les enjeux de l'intelligence artificielle, ses bénéfices potentiels et les domaines prometteurs pour le Maroc.
Propos recueillis par K. A.
Finances News Hebdo : Avec le récent succès de l’IA conversationnelle, notamment le fameux ChatGPT, comment appréhendez-vous l’avenir de l’intelligence artificielle ?
Mohamed Saad : Nous observons aujourd’hui un développement inédit de ces agents conversationnels, qui a connu un saut considérable ces derniers mois avec l’avènement de ChatGPT et d’autres outils similaires (MidJourney, PicassoAI…), ainsi que d’autres plateformes génératrices de Bott (Heygen, D-ID, Synthesia…). Ceci dit, on ne peut restreindre l’IA uniquement à ces outils. Il est tout à fait normal de penser aujourd’hui que l’IA, en tant que technologie et invention, est mise en application dans tous les domaines et secteurs économiques. Ce qui fait d’elle une innovation et a sûrement un impact positif sur la qualité de vie de l’humain, le développement et la croissance économique.
Néanmoins, l'IA soulève également des questions éthiques et sociales, notamment en ce qui concerne la protection de la vie privée, la prise de décision automatisée et l'impact sur l'emploi. Dans sa vision post-humaniste, la singularité, selon Raymond Kurzweil, est un concept qui prédit l'émergence d'une intelligence artificielle surpassant celle de l'humanité. Kurzweil soutient que l'évolution exponentielle de la technologie mènera à un point de rupture, où l'IA deviendra super intelligente et capable d'améliorer constamment ses propres capacités. Il prévoit que cela se produira d'ici le milieu du 21ème siècle (The accelerating pace of change). Bon ! On n’en est pas encore là, et heureusement, mais l’IA, en résumé, est un vrai «game changer» comme on dit.
F.N.H. : Globalement, quels sont les enjeux de l’IA et son impact, non seulement sur les entreprises, mais aussi sur l’environnement socioéconomique ?
M. S. : Les enjeux de l'intelligence artificielle sont divers et variés. En voici quelques-uns : • Emploi et transformation du marché du travail : L'IA a le potentiel de transformer de nombreux emplois en automatisant des tâches répétitives et en augmentant l'efficacité. Cela peut entraîner des perturbations sur le marché du travail, avec des emplois qui disparaissent et de nouveaux emplois qui émergent nécessitant des compétences différentes. Plusieurs études ont confirmé cela : (https://www.oxfordmartin.ox.ac.uk/blog/automation-andthe-future-of-work-understanding-thenumbers/).
• Inégalités socioéconomiques : L'adoption de l'IA peut créer des disparités entre les entreprises qui ont les ressources pour investir dans cette technologie et celles qui ne le peuvent pas.
• Éthique et responsabilité : L'IA soulève des questions éthiques complexes, telles que la confidentialité des données, la transparence des algorithmes, la discrimination algorithmique et la responsabilité en cas de décisions prises par des systèmes autonomes.
• Confidentialité et vie privée : L'IA dépend souvent de la Big Data pour fonctionner efficacement. Cela soulève des préoccupations concernant la confidentialité et la protection de la vie privée des individus.
• Impact sur les secteurs spécifiques : L'IA a un impact significatif sur divers secteurs, tels que la santé, les transports, la finance, le commerce de détail, etc. Elle peut améliorer les soins de santé, optimiser les chaînes d'approvisionnement, personnaliser les expériences des consommateurs, etc. Cependant, cela nécessite également une réflexion sur les implications spécifiques de l'IA dans chaque domaine, y compris les questions de sécurité, d'éthique et de responsabilité.
F.N.H. : Aujourd'hui, pour plusieurs observateurs, l’intelligence artificielle c’est le Far West. Elon Musk et des centaines d'experts réclament d'ailleurs une pause dans le développement de l'IA pour mieux s'y préparer. Partagez-vous cette opinion ?
M. S. : Je suis en total désaccord avec cette vision, car trop utopique de ramener des nations à s’aligner sur un sujet qui consiste à freiner la course vers le développement et la croissance économique, où certains peuvent effectuer des Leap frog et rattraper le retard injustement accusé du fait de l’exploitation de leurs ressources par les nations développées. Elon Musk, lui-même, est l’un des fondateurs d’OpenAI. Je me permets aussi de partager avec les lecteurs ce qu’on trouve sur le portail de Tesla (marque de voiture dont le fondateur est Elon Musk) : «Nous développons et déployons des solutions favorisant l'autonomie à grande échelle dans les véhicules, les robots, etc. Nous sommes convaincus qu'une approche fondée sur une IA perfectionnée pour la vision et la planification, soutenue par une utilisation efficace du matériel d'inférence, est la seule manière d'obtenir une solution globale pour la conduite entièrement autonome, les robots bipèdes et plus encore.» (https://www.tesla. com/fr_fr/AI). Quand bien même on voudrait croire cette vision, pensez-vous que des pays comme la Chine vont se brider pour s’asseoir et réfléchir à réduire la voilure en matière d’innovation !? N’oublions pas que le prérequis pour accéder au développement de ce genre de technologies est dérisoire : il suffit d’avoir accès à Internet et, de ce fait, de n’importe où, à n’importe quel moment, et avec peu de ressources, vous êtes capables de rallier une communauté et de pondre des lignes de codes qui peuvent faire de vous le «Elon Musk» du futur. Google a plus peur de jeunes dans un garage qui engloutissent des pizzas et des litres de Coca Light jour et nuit que du concurrent Blue Chip coté au Nasdaq.
F.N.H. : Malgré les inquiétudes, l'humanité a-t-elle quelque chose de positif à tirer des IA ?
M. S. : Comme je l’ai rappelé, une technologie, quelle qu’elle soit, arrive avec ses avantages et ses inconvénients. Nous avons observé cela depuis la nuit des temps avec les outils utilisés par Homo Sapiens. Les grattoirs, couteaux, perçoirs, aiguilles, burins, harpons… pouvaient être utilisés pour dompter la nature et chasser le gibier, ou tuer son prochain ! On peut généraliser cela à tous les progrès techniques, à toutes les inventions et innovations de ces derniers siècles. Certes, les nations qui sauront en tirer le meilleur profit au service de l’humain et des institutions auront une longueur d’avance. Prenons l’exemple d’un secteur qu’on aime bien au Maroc, l’éducation. L'intelligence artificielle offre un certain nombre d'apports et de possibilités dans le domaine de l'éducation. Voici quelques-uns des principaux :
• Personnalisation de l'apprentissage : L'IA permet de créer des environnements d'apprentissage personnalisés.
• Assistance pédagogique : Les assistants virtuels basés sur l'IA peuvent aider les enseignants en leur fournissant des ressources pédagogiques supplémentaires, des suggestions de leçons, des évaluations automatisées…
• Amélioration de l'évaluation : L'IA peut faciliter l'évaluation des compétences et des connaissances des apprenants.
• Apprentissage adaptatif : Les systèmes d'apprentissage adaptatif utilisant l'IA peuvent ajuster le niveau de difficulté et le contenu des activités en fonction des performances des apprenants.
• Expérience d'apprentissage immersive : L'IA peut être utilisée pour créer des expériences d'apprentissage immersives et interactives.
• Analyse des données éducatives : L'IA permet d'analyser de grandes quantités de données éducatives, telles que les performances des élèves, les tendances d'apprentissage, les facteurs de réussite…
F.N.H. : De quelle manière le Maroc pourrait-il réellement bénéficier de l'intelligence artificielle aux niveaux économique, social ou sociétal ?
M. S. : S’agissant de notre pays, il me semble judicieux d’abord de parler de prérequis à l’adoption d’une technologie comme l’IA. Je citerai en premier lieu le développement des compétences. Nous avons besoin au Maroc de programmes à inculquer dès le jeune âge, pour que le coding soit une compétence à développer au Primaire, Collège et Lycée. Les Universités aussi doivent se réinventer en formant les formateurs sur ces nouvelles technologies, mais aussi et monde de la recherche fondamentale et le tissu économique; et, je ne cesse de le répéter, c’est le mystère derrière la réussite et le rayonnement de la Silicon Valley, Lahore et Bengalore. L’autre challenge est de libérer le potentiel de la Data. C’est une condition sine qua non de l’enrichissement de l’algorithme. No Data no AI. Je rajoute aussi un autre prérequis qui consiste à adopter le Cloud comme plateforme de développement, d’automatisation et d’accès à la technologie en général, essentiellement par les établissements publics, semi-publics et privés, mais aussi par l’enseignement supérieur. Ces conditions facilitent d’une manière exponentielle le Leap frog dont je parlais au début, permettant aux nations comme la nôtre de prendre leur envol, afin d’impacter positivement plusieurs secteurs d’activités.
F.N.H. : Quels sont les domaines de recherche prometteurs en intelligence artificielle qui pourraient avoir un impact significatif à l'avenir au Maroc ?
M. S. : Il faudrait à mon avis s’attaquer aux secteurs d’activité dont dépend notre économie, à savoir l’agriculture, l’industrie et le tourisme, en plus des secteurs qui permettent de garantir une qualité de vie aux citoyens, comme par exemple l’éducation et la santé.
• La Santé : L'IA peut améliorer l'accès aux soins de santé en facilitant le diagnostic précoce des maladies, en aidant à la personnalisation des traitements, en fournissant des outils d'auto diagnostic, et en permettant des consultations à distance avec des professionnels de la santé. Cela peut contribuer à une meilleure qualité de vie et à une prise en charge médicale plus efficace pour les citoyens.
• L’Éducation : L'IA peut favoriser l'apprentissage personnalisé en adaptant les méthodes pédagogiques et les ressources aux besoins individuels des apprenants. Les citoyens peuvent ainsi bénéficier d'une éducation plus adaptée à leurs compétences et à leur rythme d'apprentissage, ce qui peut améliorer leur engagement et leurs résultats scolaires. L’IA favorise ainsi un accès aux services et garantit une certaine équité.