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Inclusion financière: «Il y a une résistance sérieuse à l’amélioration des offres bancaires»

Inclusion financière: «Il y a une résistance sérieuse à l’amélioration des offres bancaires»

Le taux de réalisation des actions prévues n’est que de 6% pour les offres bancaires, 36% pour le mobile paiement et 53% pour la microfinance. Les banques ont un rôle important pour concevoir des produits financiers biens adaptés à différentes couches sociales.  Entretien avec Lahcen El Ameli, professeur universitaire d’économie.

 

Propos recueillis par C. Jaidani

Finances News Hebdo : Quel est l’intérêt de l’inclusion financière pour l’économie nationale ? 

Lahcen El Ameli : Les pouvoirs publics ont pris un certain nombre de mesures et programmé des actions concernant le développement de l’inclusion financière, dont en particulier des mesures favorisant l’accès au financement bancaire des TPME et des auto-entrepreneurs. Mais, depuis quelques années, dans un contexte caractérisé par la succession de crises, dont la crise sanitaire (Covid 19), les effets des événements géopolitiques (guerre Russie-Ukraine, …) et l’impact de la sécheresse qui sévit au Maroc depuis plusieurs années, la question de l’inclusion financière suscite de plus en plus d’intérêt de la part de l’Etat. Ce dernier multiplie les actions pour améliorer les résultats de la stratégie nationale de l’inclusion financière qui a été adoptée en 2019 sous l’impulsion et avec l’appui de la Banque mondiale. Cette stratégie a pour objectif «un accès équitable pour l’ensemble des individus et entreprises à des produits et services financiers formels (transactions, paiements, épargne, financement et assurance) pour une utilisation adaptée à leurs besoins et à leurs moyens, afin de favoriser l’inclusion économique et sociale tout en préservant leur droit et dignité». Elle doit profiter en particulier «aux segments jusque-là exclus ou sous-desservis : femmes, ruraux, jeunes et TPE». 

Chaque année, un rapport sur l’inclusion financière est établi par, entre autres, Bank Al-Maghrib, le ministère des Finances… qui retrace l’évolution des indicateurs de l’inclusion financière.  Dans le cadre des efforts déployés par les pouvoirs publics pour améliorer l’inclusion financière, Bank Al-Maghrib a récemment lancé l’initiative «GreenbackMaroc», qui a été conçue par la Banque mondiale et qui porte sur le développement d’approches «innovantes» et «inclusives» au profit des différents segments de la population pour la promotion de l’usage des moyens digitaux de transferts de fonds. Il est question aussi de développer des mesures d’éducation financière et de protection du consommateur pour aider les clients à choisir le service le plus adéquat. Le but recherché par la BM est de renforcer l’efficience du marché des transferts de fonds, notamment à travers la réduction de leur coût. Rappelons ici que les transferts de fonds au Maroc par les MRE constituent un enjeu majeur pour le pays. Ces transferts ont joué un rôle capital en matière d’atténuation des effets de la pandémie du Covid 19.

 

F.N.H. : BAM et la Banque mondiale ont annoncé le déploiement dernièrement «Douar Tour» pour développer l’inclusion financière dans le monde rural. Quel est votre avis sur ce concept ? 

L. E. A. : Actuellement, et dans le cadre de «Greenback-Maroc», BAM et la BM lancent le concept de «Douar Tour» visant à accompagner les populations rurales via le renforcement de capacités dans le processus de décisions financières. Concrètement, ce concept est déployé à travers des messages ciblés sur la manière de s’informer pour mieux comprendre les différents services financiers disponibles pour le transfert d’argent et leurs tarifications. La finalité du processus est de faire profiter les bénéficiaires, autant que faire se peut, des opportunités qui se présentent à eux. Des outils didactiques sont mis à la disposition des acteurs de l’écosystème financier et de la société civile pour les diffuser auprès des populations cibles. S’il est important de consacrer au monde rural un certain nombre d’actions s’inscrivant dans le développement de l’inclusion financière, on ne peut s’empêcher de relever que cette initiative ou ce concept de «Douar Tour» porte sur un champ limité, à savoir les transferts de fonds. Or, sur ce terrain, il est connu qu’en dépit de l’absence de concurrence et de transparence sur ce marché, le flux des transferts d’argent des MRE au Maroc s’est renforcé au cours des années du Covid. 

Le développement de l’inclusion financière à destination du monde rural requiert des actions conséquentes sur différents plans, dont la création de l’emploi en milieu rural via différents vecteurs. Parmi ces vecteurs, on peut citer le soutien de la micro, petite et moyenne exploitation agricole (établissement des justificatifs des actes de propriété, financement, subventions, conseil agricole et formation des producteurs agricoles, …), la création d’activités génératrices de revenus, l’ancrage des producteurs aux marchés d’écoulement des produits agricoles… C’est la création de revenus en milieu rural qui constitue un véritable levier de l’amélioration de l’inclusion financière. Outre ce levier, il est impératif d’améliorer l’offre des organismes de financement (banques, microcrédit, crowdfunding…) qui doivent innover en matière de produits appropriés et adaptés, notamment au bénéfice des micro et petits producteurs agricoles, des artisans, des auto-entrepreneurs…  Rappelons que l’étude «Agri-finance» réalisée par la BM, en partenariat avec la Banque centrale et le ministère des Finances, ayant pour objectif d’élaborer une stratégie favorisant un meilleur accès aux services financiers des agriculteurs et des TPME agricoles et rurales, et dont les résultats ont été dévoilés fin 2022, a montré que le financement de l’agriculture et l’inclusion financière des exploitations agricoles, et plus largement de la population rurale liée à l’écosystème agricole, continue de présenter des déficits importants, particulièrement en ce qui concerne les segments des petits exploitants et des travailleurs agricoles.

L’offre des services financiers à destination du secteur agricole et du monde rural est limitée, à quoi il faut ajouter la faible présence des acteurs financiers privés (dont en premier lieu les banques commerciales) dans le monde rural et la non couverture de plus des 2/3 des communes rurales par des points d’accès. Pour les auteurs de ladite étude (Agri-finance), des progrès ont été réalisés en matière de financement agricole, mais le diagnostic a relevé  «un faible niveau d’inclusion financière, notamment pour les petites exploitations informelles et pour les travailleurs agricoles, ainsi qu’une offre financière privée limitée et peu innovante adressée au monde rural». Dans un ouvrage que nous avons récemment publié «Le système bancaire au Maroc», d’importants développements ont été consacrés à la question du financement bancaire des TPME, où nous avons souligné que l’essentiel des exploitations agricoles n’y accèdent pas. Les petites et micro-exploitations qui parviennent à accéder au financement auprès des organismes de microcrédit, non seulement ne bénéficient que de très faibles montants, mais aussi supportent des coûts de financement très élevés (18 à 22% de taux d’intérêt). 

 

F.N.H. : Selon vous, quelles sont les contraintes qui perturbent le développement de l’inclusion financière dans le monde rural ?  

L. E. A. : Les contraintes au développement de l’inclusion financière en milieu rural sont nombreuses. Y figurent en premier lieu l’absence ou la faiblesse des revenus et le manque de fonds, situation qui trouve son explication avant tout dans la faiblesse de la production et l’absence de sources de revenus. L’agriculture et l’artisanat constituant les deux secteurs d’activité principale, il se trouve que ces derniers fonctionnent dans des conditions qui ne leur permettent pas de créer assez d’emplois et de revenus (manque de capitaux, faiblesse au niveau de la qualification professionnelle, problèmes de commercialisation des produits, etc..).  Les très petites, les petites et les moyennes exploitations agricoles se reproduisent difficilement  : faute de moyens financiers, les producteurs ne peuvent pas créer d’actifs (bétail, machines, engrais, produits phytosanitaires, …) pour améliorer leurs productions et rendements. Et quand ils arrivent à produire, ils trouvent des difficultés à commercialiser leur production.

Un autre problème, non des moindres, auquel les exploitations agricoles se trouvent confrontées, réside dans l’absence de justificatifs des propriétés, ce qui est un facteur de blocage pour l’accès au financement.  Vient en second lieu l’offre des organismes financiers qui est loin d’être adaptée à la réalité des populations du monde rural  : nature des produits financiers proposés, coût des opérations financières. Un troisième facteur est constitué par la faible couverture de plusieurs zones en milieu rural en matière de réseau des organismes financiers (banques, institutions de microfinance…). La proximité par rapport à ces derniers est un facteur important ayant un impact qui est loin d’être négligeable en matière de coûts de transaction.  L’absence de dispositifs d’assurances adaptés au profit du monde rural, et plus particulièrement aux micro, petits et moyens producteurs qui ne peuvent pas être couverts contre les risques et qui pâtissent des effets des changements climatiques (sécheresses, inondations, grêle…), pèse également en matière d’inclusion financière. D’autres facteurs interviennent également comme freins à l’inclusion financière, dont notamment le faible niveau d’instruction des agriculteurs et la question de l’asymétrie d’information existant entre les organismes financiers et les micro, petits et moyens agriculteurs. 

 

F.N.H. : Quel regard portez-vous sur la Stratégie nationale de l’inclusion financière. Et quels sont les éléments où l’on note des avancées. A contrario, où se situe le retard ? 

L. E. A. : A partir de la décennie 2000, les autorités marocaines ont pris un certain nombre de mesures s’inscrivant dans le cadre de la promotion de l’inclusion financière, et plus particulièrement en direction des TPME. En 2019, une Stratégie nationale de l’inclusion financière a vu le jour. La Banque centrale et le ministère des Finances interviennent comme agents centraux dans le pilotage de cette stratégie. Un rapport annuel est publié donnant non seulement les résultats atteints en matière d’inclusion financière, sur la base d’un certain nombre d’indicateurs, mais aussi les ajustements apportés chaque année à la stratégie, notamment en ce qui concerne les leviers de l’inclusion financière ainsi que les freins qui se dressent devant la progression de celle-ci. En matière de résultats, des progrès ont été réalisés sur certains points, dont notamment le nombre de comptes bancaires ouverts aussi bien en milieu urbain qu’en milieu rural. Quelques avancées ont été réalisées en matière de financement des petites et moyennes entreprises grâce notamment à différents programmes de soutien de l’Etat à ces catégories d’entreprises (Fonds de soutien aux TPME, intervention de la CCG qui est devenue depuis 2020 la Société nationale de garantie et du financement de l'entreprise (SNGFE) avec le nom de marque Tamwilcom pour le financement et la garantie des crédits bancaires, …).

Cependant, on ne peut pas ne pas relever que le Maroc accuse un déficit notable en matière d’inclusion financière. En fait, si au cours des dernières années, les banques s’adressent de plus en plus aux petits revenus, c’est essentiellement pour la collecte de l’épargne gratuite; l’octroi de crédits à ces petits et micro-revenus est une autre question. On peut se demander alors en quoi l’ouverture d’une multitude de comptes mais qui ne bougent pas, peut servir l’inclusion financière ? Sur un autre plan, des pans entiers de l’économie nationale sont exclus du financement bancaire, dont en premier lieu les TPE et les entrepreneurs relevant du secteur informel. Selon Global Index 2021 de la BM, une population de 44% des adultes marocains seulement ont accès à un compte formel et 15 millions de personnes au Maroc ne sont toujours pas bancarisées. Pour 2022 (rapport sur l’inclusion financière), le taux de réalisation des actions prévues s’est établi comme suit par levier prévu : 36% pour le mobile payment; 53% pour la microfinance; 6% pour les offres bancaires. Comme on peut le constater, il y a une résistance sérieuse à l’amélioration des offres bancaires. Par ailleurs, au sujet des microcrédits et des nano-crédits, le coût du financement demeure très élevé. Un effort colossal s’impose en matière d’innovations en vue de mettre au point des produits adaptés, moins coûteux, et créer des conditions favorables à l’élargissement du financement des micro et petits producteurs ainsi que des ménages à petits revenus. Pour conclure, disons que l’inclusion finance est une question très importante qui requiert une action forte de la part des pouvoirs publics, représentant la collectivité nationale. Aborder la question de l’inclusion financière conduit forcément à poser la grande question de la création et de la répartition des revenus au niveau de toute l’économie nationale. 

 

F.N.H. : Pensez-vous que les banques ont un rôle à jouer pour développer ce domaine ?

L. E. A. : Naturellement, les banques ont un rôle capital à jouer pour l’inclusion financière, et cela sur différents plans. Elles peuvent d’abord déployer d’importants efforts pour concevoir des produits financiers (d’épargne, de crédits,… ) bien adaptés à différentes couches sociales, et particulièrement celles à petits revenus, et aussi aux producteurs et travailleurs agricoles. Elles peuvent également fournir un effort au sujet de la question de la tarification des produits bancaires. Elles peuvent renforcer leur proximité vis-à-vis des clients pour permettre une réduction des coûts de transaction pour ces derniers. Le digital peut s’offrir comme un moyen pour avancer sur cet objectif. Elles doivent participer à l’effort de l’éducation financière de la population, à la sensibilisation des clients à l’importance de la connaissance des produits financiers. Nous sommes conscients que la Banque centrale a un rôle important à jouer à ce niveau.

 

 

 

 

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