Propos recueillis par M. Diao
Finances News Hebdo : Est-ce que cette crise liée à la pandémie a accru l’intérêt du Maroc d’accélérer la mise en place de la blockchain dans le système financier ?
Badr Bellaj : Il est difficile de répondre à cette question. Toujours est-il que la crise liée à la Covid-19 a impacté pratiquement tous les secteurs. Pour l’heure, il est encore ardu de mesurer concrètement les effets de la pandémie sur la blockchain. Ceci dit, il est sûr et certain que les outils digitaux, de collaboration et de travail en ligne ainsi que les nouveaux services financiers constituent des solutions permettant de transcender les contraintes imposées par la pandémie (confinement total, restrictions des déplacements, distanciation sociale, arrêts d’activité, etc.). Lors du confinement total, l’ecommerce et le paiement en ligne ont, par exemple, facilité la vie de bon nombre de consommateurs marocains. L’on a constaté aussi une hausse du volume des paiements en ligne.
Tous ces éléments ont été propices à la résurgence de l’idée de mettre en place au sein des Etats une monnaie digitale de Banque centrale fonctionnant sur le protocole blokchain, appelée Central Bank Digital Currency (CBDC). Beaucoup d’experts et d’institutions internationaux se sont dit que la pandémie est un bon «use case» pour l’expérimentation de monnaies digitales nationales fonctionnant sur le protocole blockchain. A mon avis, la crise liée à la Covid-19 a permis d’aller plus loin dans le débat de l’adoption de l’innovation précitée. Hormis cela, la pandémie n’a pas changé substantiellement l’équation existante relative à la technologie blockchain. Par ailleurs, certains font remarquer qu’une pandémie d’une telle ampleur ne survient qu’une fois par siècle.
Par conséquent, celle-ci ne doit donc pas régir tous les modes de fonctionnement de l’écosystème technologique existant. Du reste, je pense que la pandémie prouve la nécessité d’accélérer la digitalisation de la monnaie. Et il n’y a pas mieux que les CBDC, parce que le système traditionnel a montré ses limites du fait, entre autres, du faible taux de bancarisation et du taux d’analphabétisme élevé. Au Maroc, par exemple, les griefs qui ont surgi lors des distributions des aides financières au profit des ménages impactés par la crise liée à la Covid-19 légitiment une adoption plus large de la technologie blockchain. Ce canal est de nature à garantir l’efficience et l’efficacité des programmes d’aides par la transparence (traçabilité maximale), la sécurité et l’absence d’intermédiaires. Ce qui limite les risques de corruption. Il faut rappeler que tous les ménages-cibles n’ont pas reçu les aides financières octroyées par l’Etat lors de la période du confinement.
F.N.H. : Nous avons l’impression que le système financier est encore frileux pour une implémentation à grande échelle de la blockchain. Qu’est-ce qui bloque toujours selon vous ?
B. B. : Il faut garder à l’esprit que les décideurs du système financier ne perçoivent pas encore l’intérêt d’introduire des changements majeurs dans l’écosystème financier marocain. Ceux-ci trouvent que notre système financier est performant. En d’autres termes, les décideurs marocains se disent pourquoi changer des mécanismes dans lesquels ils ont confiance et qui fonctionnent parfaitement. Sachant qu’ils sont conscients de l’existence de la technologie blockchain et de ses avantages pour le monde de la finance.
Certains même continuent de vanter la résilience du système financier marocain face à la crise financière de 2008. Or, il faut savoir que notre système financier a été épargné à cause de son poids marginal à l’échelle mondiale. En tant que pays, je dirai que le Maroc a une posture d’observateur vis-à-vis de la technologie blockchain. Les autorités compétentes suivent ce qui se fait à l’international. On remarque aussi qu’elles reconsidèrent leurs positions vis-à-vis de la technologie en fonction de celles de leurs homologues européennes ou des organisations internationales. Pour rappel, dans un premier temps, l’Autorité des marchés financiers de la France (AMF) a été contre la blockchain et les cryptomonnaies, avant de revenir sur sa position. Une attitude similaire a été observée chez nos autorités compétentes.
En d’autres termes, le Maroc est suspendu aux positions internationales et s’interdit quelque part d’être proactif en la matière. Par ailleurs, à l’échelle nationale, il est clair que la compréhension de la technologie blockchain ne s’est pas encore démocratisée. Les compétences et les experts locaux sont également rares au Maroc. Ces deux éléments constituent des freins pour l’adoption de la blockchain au niveau du système financier et dans d’autres domaines. L’autre remarque, et non des moindres, est que le Maroc est contre les cryptomonnaies. Ce qui est préjudiciable à mon avis. L’allégation mise en avant et critiquable, à mon avis, est que les cryptomonnaies sont susceptibles d’impacter les investisseurs locaux.
Or, les cryptomonnaies sont utilisées en dehors de la finance classique et il est difficile de contraindre les particuliers à les utiliser sans leur consentement. La posture du Maroc envers les cryptomonnaies a un effet considérable sur l’essor de la technologie blockchain. Il faut savoir que celle-ci tire sa force de la finance (gestion de monnaie). A titre illustratif, utiliser la blockchain comme canal de distribution des aides financières au profit des ménages au Maroc n’est pertinent que s’il existe une monnaie digitale. Dans le même ordre d’idées, il convient de mentionner que beaucoup d’acteurs financiers marocains ont stoppé leurs projets blockchain en raison de l’aversion affichée par les autorités compétentes envers les cryptomonnaies. Au regard de ce tout ce qui précède, il est difficile de croire que le Maroc ait dans les années à venir une position privilégiée dans le domaine de la blockchain.
F.N.H. : Peut-on dire que le Maroc fait fausse route en tournant le dos aux crytomonnaies et donc à la technologie blockchain, peu répandue à l’échelle nationale ?
B. B. : Un célèbre adage dit : «Quand le vent souffle, certains battissent des moulins et d’autres des murs». Pour ce qui est de la blockchain, le Maroc a fait le pari hasardeux de bâtir des murs. Or, le pays n’a rien à perdre en explorant cette technologie. A la fin des années 80, qui pouvait imaginer qu’Internet serait l’un des principaux moteurs des économies en 2021? Et pourtant, c’est bien le cas. Je pense que le Maroc est en train de se protéger contre un faux danger, celui des cryptomonnaies. Comme évoqué précédemment, le développement de la technologie blockchain est difficilement envisageable sans la promotion des cryptomonnaies qui font le lit de l’innovation.
Cette dernière ouvre la porte à la création d’une «économie naissante», appelée la Decentralized Finance (DeFi), qui pèse des milliards de dollars aujourd’hui. Il est dommage de constater que le Maroc fait partie des rares pays qui s’isolent en renonçant aux cryptomonnaies. Je souhaite que cette posture soit révisée. Les exemples de pays qui ont adopté les CBDC sont nombreux. On dénombre même des pays arabes qui expérimentent une monnaie digitale de Banque centrale fonctionnant sur le protocole blokchain. Concrètement, la Banque centrale des Émirats Arabes Unis (EAU), en partenariat avec la Banque centrale saoudienne, ont uni leurs forces pour travailler sur leur propre CBDC. L’aboutissement de ce projet est de nature à favoriser davantage les échanges entre l’Arabie Saoudite et les Émirats Arabes Unis. Nos décideurs sousestiment le potentiel des projets impliquant la technologie blockchain.
Et pourtant, à l’échelle internationale, bon nombre d’initiatives enrichies par la blockchain et qui avaient peu de valeur il y a quelques années, pèsent aujourd’hui plusieurs milliards de dollars. La création d’une plateforme de cryptomonnaie au Maroc, s’appuyant sur une réglementation appropriée, sera un pas important vers la réduction de l’utilisation du cash. Une telle initiative boostera aussi l’innovation économique. Au final, j’appelle les décideurs financiers à lâcher prise en permettant l’introduction de la blockchain et la mise en place de plateforme de crypto-monnaies. Notre pays doit absolument éviter de rater ce deuxième virage, après celui d’Internet. Les secteurs marchands et non marchands ont accusé du retard dans leur processus de digitalisation.
Il ne faut pas être plus royaliste que le roi en protégeant le secteur financier plus que ne le font des pays comme la France ou les USA. Les instruments susmentionnés favorisent une concurrence loyale, en plus d’être bénéfiques aux citoyens en quête de transparence et de coûts abordables. L’introduction des nouvelles technologies passées en revue sont dans l’intérêt de la majorité de nos concitoyens.