Situation économique, boycott, classe politique, libéralisation des hydrocarbures, flambée des cours du pétrole, pouvoir d’achat…, Mohamed Berrada, ancien ministre et professeur universitaire, livre son sentiment sur la situation qui prévaut actuellement. Paroles d’un sage.
Finances News Hebdo : La situation économique que traverse actuellement le Maroc est particulièrement délicate : défiance vis-à-vis du gouvernement, parole politique inaudible, «prise de pouvoir» des réseaux sociaux… Quelle lecture faites-vous de tout cela ?
Mohamed Berrada : Il faut faire la part des choses dans un monde devenu de plus en plus complexe. Si l’on regarde les indicateurs macroéconomiques, cette défiance ne se justifie pas. L’activité économique nationale affiche de bonnes perspectives dans un environnement international globalement porteur, malgré quelques signes d’essoufflement chez nos partenaires européens depuis le début de cette année.
Nous nous attendons à une bonne performance du secteur agricole. Elle devrait impacter favorablement le reste de l’économie, et en particulier le pouvoir d’achat des ménages.
Les secteurs non agricoles de leur côté, en particulier ceux du secteur tertiaire, enregistrent une bonne évolution, tirée par la bonne tenue des exportations, aussi bien celles de l’OCP que des secteurs comme l’automobile et l’aéronautique. Les investissements se poursuivent à un rythme soutenu, en particulier les investissements publics, alors que le déficit du Trésor reste maîtrisé. Il est probable que la croissance cette année dépasse les prévisions initiales.
Pour rester dans le juste milieu, il faut reconnaître que notre pays fait incontestablement figure d’exception dans une région du monde en proie à de très grandes difficultés politiques, économiques et sociales.
Mais cela ne signifie pas que tout est parfait. Il n’y a pas d’actif sans passif. Beaucoup reste à faire ! Le phénomène de la mondialisation, tiré par les nouvelles technologies de la communication, fait prendre conscience d’une multitude de besoins insatisfaits donnant naissance à des amertumes et à des déceptions.
Personnellement, au lieu de défiance, je parlerai plutôt de malaise. Et dans la mesure où tout est interconnecté, ce malaise ne provient pas uniquement de la situation économique ou sociale du pays, mais d’une complexité de facteurs qui interagissent entre eux comme l’injustice, les actes de violence, Gaza, la pauvreté… constatés dans plusieurs régions du monde et que les écrans de télévision nous transmettent à longueur de journée. Cela agit sur notre subconscient et … sur la perception de notre situation. Le malaise n’est pas national, il est en fait mondial.
F.N.H. : Selon vous, quelles sont les actions à mener, ou les signaux forts à donner, pour réconcilier les citoyens avec les hommes politiques et les élites de ce pays ?
M. B. : Partout dans le monde, le politique a décliné devant la montée du matérialisme et de la finance. Le pouvoir appartient désormais aux financiers. Les taux de participation aux élections ont partout baissé. Il en est de même dans notre pays. La multiplication des partis et la confusion ainsi que la faiblesse induite de leurs approches idéologiques font qu’on ne parvient pas à se situer. La conséquence, c’est que les débats ne sont pas des débats d’idées, mais de conflits de personnes.
Nous sommes face à une véritable crise d’idées ! Alors, notre jeunesse perd confiance dans nos élites politiques, appelées à se régénérer. Car c’est par la politique qu’on peut entreprendre des réformes structurelles importantes.
F.N.H. : Pendant que la frustration sociale cristallise le pays, sur le plan économique, les hypothèses de la Loi de Finances 2018 sont parallèlement chahutées, avec un baril du pétrole qui frôle les 80 dollars (vs 60 dollars prévus). A votre avis, dans le contexte actuel, faut-il une Loi de Finances rectificative ? Cela est-il possible alors que se profile la Loi de Finances 2019 ?
M. B. : Je ne crois pas qu’une Loi de Finances rectificative soit nécessaire pour faire face à la remontée des cours du pétrole…. qui sont appelés d’ailleurs à fluctuer au gré des tensions politiques régionales.
La Loi de Finances s’inscrit dans une vision à moyen et long terme définie dans notre stratégie économique. Une vision qui a pour but en principe de renforcer notre résilience aux facteurs exogènes, comme les aléas climatiques ou les cours du pétrole.
J’ai parlé de passif, tout à l’heure, de nos faiblesses. Le déficit structurel de notre balance commerciale en est une illustration. Ce déficit se répercute sur nos avoirs extérieurs. Élément essentiel de notre souveraineté. Ce sont les transferts des Marocains du monde et les recettes du tourisme qui sauvent en partie la mise…, mais qui peuvent aussi faire preuve de volatilité.
Donc, vous le constatez, pour résister aux chocs, nous avons besoin de diversifier davantage notre économie, donner la priorité à l’industrie, créatrice d’emplois directs et indirects.
F.N.H. : La flambée des prix du pétrole induit forcément une hausse des prix à la pompe. Et un récent rapport parlementaire a pointé du doigt la libéralisation du secteur des hydrocarbures. Désormais, on parle d’un plafonnement probable des prix des carburants. Avec le recul, la libéralisation était-elle une bonne chose et avait-on pris toutes les mesures nécessaires pour garantir sa réussite ? Faut-il alors la reconsidérer ?
M. B. : À mon avis, l’indexation du prix de la pompe aux cours du pétrole était une nécessité. Ce fut une décision courageuse qu’il fallait prendre depuis bien longtemps. Qu’il faut maintenir. Les charges de compensation liées au pétrole représentaient une part excessive de la dépense publique et aggravaient le déficit public, au détriment de l’investissement. Concernant cette catégorie de charge, la question est de savoir si on doit privilégier la consommation à l’investissement. Pour moi, la réponse est claire.
F.N.H. : Aujourd’hui, sous la pression populaire, la priorité du gouvernement est de donner du pouvoir d’achat aux ménages marocains par tous les moyens. Cette posture n’est-elle pas dangereuse par rapport à la nécessité de préserver les équilibres macroéconomiques ? L’action du gouvernement doit-elle être modulée à l’aune des frustrations exprimées à travers les réseaux sociaux ?
M. B. : Je ne crois pas que ce soit par des subventions qu’on va améliorer le pouvoir d’achat des ménages. J’entends des protestations contre la montée des prix : les statistiques officielles font pourtant état d’une inflation de 0,80%, un des taux les plus faibles du monde. Le problème est ailleurs. Comme dans tout corps humain, il y a ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas. Un tremblement de terre se passe en surface, mais la théorie des mouvements de plaques l’explique par des mouvements profonds.
Le pouvoir d’achat ne s’améliore pas uniquement par la baisse des prix, mais par la création d’emploi et la distribution des revenus.
Notre croissance ne crée pas suffisamment d’emplois ! Notre problème réside dans la qualité de notre croissance. Elle reste fragile, irrégulière, insuffisamment inclusive et mal répartie. On investit beaucoup en capital fixe sans que cela crée des emplois pour nos jeunes, surtout les diplômés. J’ajoute que notre croissance s’accompagne malheureusement d’une aggravation des inégalités, et donc de risque de dislocation du tissu social. C’est la source d’un malaise latent !
Pourtant, Sa Majesté a bien demandé au gouvernement de repenser le modèle de développement actuel en accordant une attention particulière au capital immatériel. Où l’éducation prend une place centrale. On a assisté à des débats sur ce plan au niveau des universités et de la société civile. Cela aurait pu être aussi une opportunité d’échanger les idées au sein des partis politiques. A condition que ces idées soient différentes, car c’est par la différence qu’on s’enrichit. Ce n’est pas toujours le cas, alors on attend ! Cette attente est aussi source de malaise ! ■
Propos receuillis par D.W