Commerce extérieur : «Un secteur fortement infl uencé par des variables économiques externes»

Commerce extérieur : «Un secteur fortement infl uencé par des variables économiques externes»

À l’heure où le Maroc cherche à consolider sa souveraineté économique et à rééquilibrer sa balance commerciale, la nouvelle feuille de route du commerce extérieur arrive à point nommé pour redonner un souffle aux exportations marocaines. Entretien avec Mohamed Benchekroun, économiste et professeur universitaire.

Finances News Hebdo : Dans sa nouvelle feuille de route du commerce extérieur, le Maroc ambitionne de générer 160 Mds de DH d’exportations supplémentaires d’ici 2027. Quels leviers concrets seront activés pour atteindre cet objectif ambitieux, notamment dans les 22 pays à fort potentiel identifiés ?

Dr Mohamed Benchekroun : La nouvelle feuille de route du commerce extérieur 2025- 2027 marque un véritable tournant stratégique pour le Maroc. Élaborée à l’issue d’un vaste processus de concertation avec les acteurs économiques, elle repose sur une approche intégrée, participative et pragmatique pour relever trois défis majeurs : diversifier les marchés, élargir la base exportatrice et créer des emplois. Pour atteindre l’objectif ambitieux de 160 milliards de dirhams d’exportations additionnelles d’ici 2027, plusieurs leviers concrets seront activés :

• Ciblage intelligent des marchés : 22 pays à fort potentiel ont été identifiés à travers une étude fine croisant besoins locaux et offre marocaine. Ce ciblage géographique vise à sortir d’une dépendance excessive au marché européen (actuellement 70% des exportations), en particulier en renforçant la présence marocaine en Afrique et en Asie.

• Sélection de 200 produits à fort potentiel : Il ne s’agit plus de tout exporter partout, mais d’adapter l’offre aux spécificités des marchés. Cela implique des efforts en normalisation, qualité et design, mais aussi une montée en gamme de l’offre marocaine.

• Accompagnement ciblé des exportateurs : Le lancement du guichet digital «One Shop Store Export» centralisera l’ensemble des dispositifs d’appui et de financement à l’export. Une attention particulière sera portée aux TPME, qui doivent passer d’une posture attentiste à une culture active de l’exportation.

• Réformes transversales : Six chantiers structurants sont prévus, parmi lesquels la création d’offices régionaux d’appui au commerce extérieur, le développement d’outils d’assurance pour les marchés à risques (notamment en Afrique), et une refonte de la logistique exportatrice pour améliorer les délais et les coûts.

• Élargissement de la base exportatrice : L’objectif est de créer 400 nouveaux exportateurs par an. Cela nécessitera un appui massif à l’investissement industriel, à la montée en compétence des RH, et à la professionnalisation de l’ensemble de la chaîne de valeur export.

 

F. N. H. : Comment évaluez-vous les dynamiques actuelles des exportations marocaines et les ambitions stratégiques du pays à moyen terme ?

Dr M. B. : Les exportations marocaines ont connu une croissance notable ces dernières années, avec une diversification sectorielle marquée. En 2023, elles ont représenté 29,4% du PIB, en légère baisse par rapport à 32,2% en 2022, ce qui reflète certains défis conjoncturels, notamment la baisse des cours des matières premières et des perturbations logistiques. Le Maroc affiche néanmoins des ambitions stratégiques claires, visant à consolider sa position en tant que hub industriel, commercial et logistique en Afrique, en capitalisant sur des secteurs performants comme l’automobile, l’aéronautique, l’agroalimentaire et les phosphates. Cela dit, cette dynamique reste insuffisante au regard du déficit structurel de la balance commerciale, qui témoigne d’un déséquilibre persistant entre les flux d’exportation et d’importation. Ce déséquilibre s’explique notamment par une faible contribution de l’investissement privé dans les secteurs exportateurs, que ce soit en termes de création de valeur ajoutée locale, de montée en gamme des produits, ou de capacité à intégrer les chaînes de valeur mondiales de manière compétitive. Pour atteindre les ambitions affichées, il est donc impératif d’accélérer la transition vers une économie d’exportation à haute valeur ajoutée, d’attirer davantage d’investissements productifs, et de renforcer les écosystèmes industriels nationaux, en particulier au niveau des PME.

 

F. N. H. : Quels constats tirez-vous de l’évolution de la balance commerciale du Maroc, et quelles pistes vous semblent prioritaires pour réduire le déficit ?

Dr M. B. : Le déficit commercial du Maroc s’est réduit à 285,5 milliards de dirhams en 2023, contre 308,8 milliards en 2022, grâce à la bonne tenue des exportations dans certains secteurs stratégiques. Cependant, cette amélioration reste conjoncturelle et ne masque pas les déséquilibres structurels persistants. L’un des facteurs clés est la faible contribution de l’investissement privé, qui ne représente qu’environ un tiers de l’investissement total. Cette situation freine la montée en gamme de notre appareil productif et sa capacité à générer des excédents à l’export. Mais cette responsabilité est partagée. Le climat des affaires reste peu propice: lourdeurs administratives, manque de coordination interinstitutionnelle, accès difficile aux financements, pénurie de compétences techniques. Pour inverser durablement la tendance, il est essentiel de : • Stimuler l’investissement privé productif, • Simplifier les démarches administratives, • Améliorer la formation et la qualification, • Et renforcer la contribution du secteur bancaire au financement de l’industrie exportatrice.

 

F. N. H. : Quelle place occupent aujourd’hui les secteurs clés comme l’automobile, l’agroalimentaire, l’aéronautique ou encore les phosphates dans la dynamique des exportations marocaines, et comment leur évolution structure-t-elle cette performance ?

Dr M. B. : Les secteurs stratégiques comme les phosphates, l’automobile, l’aéronautique et l’agroalimentaire forment les piliers des exportations marocaines. Leur évolution structure profondément la performance économique du Royaume.

• Phosphates : Fort de réserves parmi les plus importantes au monde, le Maroc demeure un acteur incontournable sur la scène internationale. Les exportations ont atteint 38,56 milliards de dirhams au premier semestre 2024 (+7,5% vs 2023). L’OCP a su monter en gamme en orientant sa stratégie vers les engrais à haute valeur ajoutée, notamment via son centre de recherche à l’UM6P, dédié aux solutions agricoles innovantes.

• Automobile : Premier secteur exportateur, avec une croissance annuelle moyenne de 77% entre 2019 et 2023, le Maroc s’impose comme un hub industriel d’avenir grâce à sa transition vers la mobilité verte. L’implantation de la Gigafactory de Gotion High-Tech en est une illustration marquante : elle permettra un transfert de technologie et de savoir-faire en matière de production de batteries électriques, consolidant ainsi l’écosystème national de la voiture électrique.

• Aéronautique : Ce secteur en expansion bénéficie de l’intégration dans les chaînes de valeur mondiales, soutenu par une main-d’œuvre qualifiée et une proximité géographique stratégique. Il constitue un levier de diversification industrielle.

• Agroalimentaire : Avec 77,9 milliards de dirhams d’exportations à fin novembre 2024 (+3,1%), ce secteur reste porteur, mais encore en phase de structuration. Son avenir dépend largement de la souveraineté hydrique du pays. Sans vision claire et durable, son potentiel demeure partiellement réalisé. Ces secteurs témoignent de la transformation qualitative du tissu productif marocain et de sa montée en compétitivité à l’échelle internationale.

 

F. N. H. : Les accords de libre-échange signés par le Maroc sont-ils aujourd’hui un levier ou un frein pour nos exportations ?

Dr M. B.  : Les accords de libre-échange (ALE) signés par le Maroc ont généré des effets contrastés. D’un côté, ils ont permis l’accès à de nouveaux marchés, favorisé l’attraction d’investissements étrangers et offert aux consommateurs une diversité de produits. Mais, d’un autre côté, ils ont aussi révélé leurs limites et impacts négatifs sur l’économie nationale. Au début des années 2000, le Maroc a engagé une politique de libéralisation commerciale ambitieuse, mais précipitée, alors même que son tissu industriel était encore fragile et en cours de structuration. Résultat : les secteurs naissants se sont retrouvés exposés à une concurrence internationale féroce, sans protection suffisante. Cela a freiné la transition industrielle du pays. Les principaux gagnants de ces accords ont été les importateurs et les distributeurs de franchises internationales, tandis que du point de vue macroéconomique, le bilan est clairement défavorable : le déficit commercial s’est aggravé, les réserves de change ont subi une pression importante, et le Maroc reste déficitaire avec la majorité de ses partenaires, à l’exception de l’Afrique subsaharienne. Aujourd’hui, dans un contexte de redéfinition des chaînes de valeur mondiales, avec le recul relatif de la Chine comme atelier exclusif du monde, le Maroc peut capitaliser sur sa position géographique, ses coûts compétitifs et ses infrastructures industrielles pour devenir un soustraitant privilégié du marché européen. C’est dans ce cadre que les ALE peuvent redevenir pertinents, à condition de les accompagner par des politiques industrielles volontaristes. Mais il faut rester lucide : dès lors que notre industrie gagnera en compétitivité et commencera à représenter une menace pour certains secteurs européens, des mesures protectionnistes (droits anti-dumping, tarifs compensatoires) seront inévitablement imposées, comme cela a été le cas pour les jantes en aluminium.

 

F. N. H. : Les échanges commerciaux Maroc-UE atteignent 60 milliards d’euros, mais demeurent déséquilibrés. Comment corriger cette asymétrie et quels leviers activer pour renforcer la compétitivité des exportateurs marocains ?

Dr M. B. : Le déséquilibre commercial entre le Maroc et l’Union européenne, avec des échanges atteignant 60 milliards d’euros, résulte d’une dépendance marocaine aux importations de biens d’équipement et de produits énergétiques, ainsi que d’une offre exportable concentrée sur des segments à faible valeur ajoutée. Face à une UE hautement industrialisée, le rééquilibrage ne peut être immédiat. Il nécessitera plusieurs décennies de montée en compétences et en capacité industrielle. Néanmoins, plusieurs leviers peuvent dès à présent être mobilisés :

• Substitution aux importations : Le plan lancé par le ministère de l’Industrie identifie plus de 900 projets, capables de renforcer la production locale dans des secteurs comme le textile, l’électronique ou la métallurgie.

• Montée en gamme : L’implantation de la Gigafactory de Gotion High-Tech à Kénitra symbolise cette dynamique de transfert de technologie et de valeur.

• Transition énergétique : Le développement de l’hydrogène vert et du pipeline Nigeria-Maroc peut faire du Royaume un exportateur d’énergie compétitif, tout en réduisant les coûts pour les industriels.

• Infrastructures logistiques : Des hubs comme Tanger Med doivent être mieux connectés aux PME pour soutenir leurs ambitions exportatrices.

En somme, la compétitivité exportatrice marocaine repose sur une transformation progressive, articulée autour de l’industrialisation, de la souveraineté énergétique et de la montée en gamme des produits.

 

F. N. H. : La diversification des partenariats commerciaux s’impose aujourd’hui comme une nécessité absolue. Parmi les marchés émergents (Afrique, Asie, Amérique latine), quels sont ceux qui offrent les perspectives de développement pour les exportateurs marocains ?

Dr M. B.  : Parmi les marchés émergents, l’Afrique représente le potentiel le plus stratégique pour le Maroc, en raison de sa proximité géographique, culturelle et civilisationnelle, ainsi que du renforcement des liens diplomatiques sous la vision royale. Le Maroc bénéficie d’une balance commerciale excédentaire avec l’Afrique subsaharienne, unique en son genre comparée à d’autres régions. Cette dynamique est soutenue par l’implantation progressive d’écosystèmes industriels, financiers et logistiques marocains sur le continent. Cependant, malgré ces atouts, la faible structuration économique, les risques liés à l’instabilité politique et sécuritaire limitent encore les opérations commerciales. C’est pourquoi il est essentiel d’adopter une approche à long terme, fondée sur une coopération sincère, une entraide mutuelle, et un accompagnement au développement durable des pays africains. Ce positionnement permettra au Maroc de renforcer sa légitimité et de consolider sa place en tant que leader régional. En parallèle, le Moyen-Orient offre également des opportunités notables, grâce aux affinités culturelles et aux projets d’investissement conjoints, notamment dans les énergies renouvelables. Quant à l’Asie, sa croissance rapide, particulièrement en Asie du Sud-Est, ouvre des perspectives dans des secteurs comme le textile, l’automobile et l’électronique. Toutefois, les défis liés à la distance géographique et à la forte concurrence internationale rendent cette région plus difficile à pénétrer à court terme. Ainsi, si l’Afrique doit rester la priorité stratégique pour le Maroc, la diversification vers le Moyen-Orient et l’Asie constitue un levier important pour sécuriser un développement exportateur équilibré et durable.

 

F. N. H. : Quels sont les principaux obstacles logistiques et infrastructurels qui freinent la compétitivité à l’export, et comment y remédier ?

Dr M. B. : Le Maroc a indéniablement réalisé une véritable révolution en matière de logistique et d’infrastructures, à savoir les ports modernes comme Tanger Med (1er port d’Afrique), un réseau ferroviaire performant avec l’ONCF, et des aéroports bien équipés. Pourtant, deux obstacles majeurs freinent encore la compétitivité à l’export.

1. L’approvisionnement énergétique : un enjeu stratégique Le gaz, indispensable pour la compétitivité industrielle, manque d’une infrastructure fiable. Un projet crucial, celui du pipeline de gaz reliant le port de Nador West Med aux zones industrielles clés (Kenitra, Tanger Med, Casablanca), lancé dans les années 2000, tarde à voir le jour. Ce pipeline acheminera du gaz liquéfié (GNL) vers ces zones franches industrielles, réduisant les coûts de production et stimulant l’essor industriel. Sous l’impulsion de la ministre de la Transition énergétique, Leila Benali, ce projet a repris du souffle, promettant une transformation majeure.

2. La gestion de l’eau : clé pour l’agroalimentaire Le secteur agroalimentaire dépend fortement de la disponibilité en eau. Le partenariat inédit entre Taqa Morocco, le Fonds Mohammed VI pour l’investissement, et des investisseurs émiratis, doté d’un budget colossal de 140 milliards de dirhams, vise à financer la transition hydrique. Ce projet ambitieux permettra d’assurer une gestion durable des ressources en eau, levier essentiel pour la croissance des exportations agroalimentaires. Autres défis logistiques:

• La dépendance aux armateurs étrangers, faute d’une flotte maritime nationale compétitive, alourdit les coûts et limite l’autonomie.

• Les coûts logistiques élevés et des infrastructures insuffisantes dans certaines régions réduisent l’efficacité des chaînes d’exportation. Solutions à envisager • Développer une flotte maritime marocaine pour réduire la dépendance extérieure.

• Continuer à moderniser les infrastructures portuaires et les réseaux routiers et ferroviaires.

• Et enfin, créer des zones logistiques intégrées facilitant les échanges et réduisant les délais d’exportation.

 

F. N. H. : Dans quelle mesure les fluctuations des taux de change, des matières premières et les politiques monétaires affectent-elles les exportations marocaines ?

Dr M. B. : Les exportations marocaines sont fortement influencées par des variables économiques externes comme les taux de change, les prix des matières premières et les politiques monétaires internationales. Trois dynamiques principales doivent être prises en compte : • Fluctuation des taux de change : L’appréciation du Dirham, notamment face au Dollar (+8,3% entre janvier et avril 2025, selon Bank Al-Maghrib), réduit la compétitivité des exportations marocaines sur les marchés libellés en Dollars, en rendant les produits marocains plus chers à l’étranger. Toutefois, cette même appréciation permet aux importateurs marocains d’acquérir certaines matières premières à moindre coût. • Volatilité des prix des matières premières : Les hausses brutales des prix de l’énergie ou des intrants agricoles, souvent dues à des chocs géopolitiques exogènes (guerre en Ukraine, tensions au Moyen-Orient), augmentent les coûts de production et réduisent les marges à l’export. Le Maroc reste exposé tant qu’il dépend fortement de ces importations. • Réponse monétaire et stratégique : La Banque centrale doit viser une stabilité du taux de change pour offrir de la visibilité aux opérateurs. Mais à plus long terme, seule une souveraineté énergétique et agricole à travers le développement des énergies renouvelables, de l’hydrogène vert, et de filières agricoles résilientes permettra d’atténuer la vulnérabilité structurelle du Maroc face à ces chocs extérieurs.

 

 

 

 

Articles qui pourraient vous intéresser

Samedi 09 Aout 2025

Digitalisation : comment le numérique ouvre les portes du monde

Vendredi 08 Aout 2025

Débouchés à l’international : le Maroc à l’assaut des marchés américain et asiatique

Vendredi 08 Aout 2025

Météo Maroc : vague de chaleur accompagnée de chergui et averses orageuses, de vendredi à mardi dans plusieurs provinces

L’Actu en continu

Hors-séries & Spéciaux