«Jihad économique» : Faire de la croissance une cause sacrée

En quoi consiste le Jihad économique ? - Info Économique Maroc

Entretien avec Hamid Bouchikhi, doyen de la SolBridge International School of Business à Daejon, Corée du Sud

 

Lorsqu’on évoque le «Jihad», on ne pense pas spontanément à l’économie. Et pourtant, à l’heure où le Maroc s’engage sur la voie d’un nouveau modèle de développement, le concept de «jihad économique» prend tout son sens.

C’est de la Corée du Sud, où il enseigne depuis septembre, que le professeur Hamid Bouchikhi explicite pour Finances News cette notion qu’il défend. Il ne manque pas d’égratigner, au passage, une certaine élite économique marocaine, plus préoccupée par ses intérêts personnels que par l’intérêt général.

 

Propos recueillis par Amine Elkadiri

 

Finances News Hebdo : Vous êtes à l’origine du concept de «jihad économique». Pouvez-vous expliquer à nos lecteurs ce que renferme cette notion et pourquoi elle est d’actualité pour le Maroc ?

Hamid Bouchikhi : C’est un concept volontairement provocateur que j’ai utilisé pour réveiller les consciences de notre élite économique. Le «jihad» renvoie à la notion de sacré. Et je pense effectivement que le développement économique de notre pays doit être une cause sacrée, pour sortir de la trappe de sous-développement dans laquelle nous nous trouvons et qui menace l’ordre social.

Nous sommes assis sur un volcan, et les entrepreneurs, les chefs d’entreprises, les opérateurs économiques doivent prendre conscience de cette fragilité et s’engager de manière inconditionnelle dans la lutte pour sortir le pays de son sous-développement. Je suis fatigué par les discours consistant à dire que «l’Etat nous empêche d’avancer, l’Etat ne nous incite pas assez, etc.». C’est trop facile, pour une certaine élite économique, de se remplir les poches et de tout mettre sur le dos de l’Etat.

 

F.N.H. : Vous estimez que le secteur privé se défausse trop sur l’Etat ?

H. B. : L’Etat, c’est vous et moi. Et l’Etat a fait énormément de choses pour porter à bout de bras le secteur privé. Ce dernier veut toujours qu’on continue à le biberonner. Mais quand est-ce qu’il va renvoyer l’ascenseur en prenant des risques, en investissant ?

 

F.N.H. : Au Maroc, les investissements étatiques représentent plus de 30% du PIB. Le secteur privé est lui à la traîne sur ce volet. Cela pose problème selon vous ?

H. B. : Complètement. Il est normal que dans un pays sous-équipé, l’Etat investisse dans la création d’infrastructures. Je ne suis pas de ceux qui critiquent l’investissement dans les infrastructures du pays. Nous avons eu raison de le faire, même s’il y a eu des effets pervers, notamment en termes d’effet d’éviction.

Qui aujourd’hui peut dire qu’il fallait laisser le pays dans cet état de sous-équipement ? Mais, il faut que le secteur privé prenne le relais et ses responsabilités. Aujourd’hui, un chef d’entreprise, un entrepreneur, en bon marocain, doit s’engager dans le «jihad économique ».

 

F.N.H. : Vous semblez dire que nos élites économiques manquent de culture du risque. Notre capitalisme ne serait-il pas «schumpetérien » ?

H. B. : Nous n’avons pas un réel capitalisme. Nous avons des gens qui, dans des circonstances diverses et variées, se sont rapidement trouvés à la tête de fortunes. Il y a très peu de capitaines d’industrie ou d’entrepreneurs qui ont bâti leur fortune à la force de leur poignet. Il y a très peu de Miloud Chaabi, paix à son âme. Ce qui règne, c’est l’égocentrisme, un certain sens de l’opportunisme et un manque de sens de l’intérêt général. Il est pourtant dans l’intérêt de cette élite d’avoir de la stabilité sur le long terme.

Or, si demain ceux qu’on a laissé au bord de la route, les 30% et plus de jeunes chômeurs qui peuplent les villes, se soulèvent, il n’y aura plus de marchés, plus de clients. Il est impératif que nos hommes d’affaires se départissent de cette vision court-termiste.

 

F.N.H. : Que pensez-vous du débat en cours sur le nouveau modèle de développement ?

H. B. : Je pense qu’il faut faire simple. L’exemple coréen à ce niveau est édifiant (voir encadré). Qu’allons-nous inventer ? Une nouvelle doctrine économique à laquelle personne n’avait encore pensé ou testé ? Il faut, à mon sens, juste se mettre au boulot, et que tout le monde aille dans la même direction.

Je ne tiens pas un discours de rationalité économique, je ne m’adresse pas à la rationalité des milieux d’affaires. Ce n’est pas une question de calcul économique. C’est une question de : «nous vivons ensemble nous mourrons ensemble». D’où la notion de «jihad économique».

 

F.N.H. : La question de la confiance revient sans cesse lorsque l’on discute avec les opérateurs économiques. Les ingrédients d’un retour de la confiance ne seraient toujours pas réunis. Le pouvoir politique ne donne pas assez de visibilité, ce qui n’incite pas les chefs d’entreprise à investir. C’est bien une réalité non ?

H. B. : Je comprends cette problématique, mais il ne faut pas que cela soit une excuse. C’est un peu l’histoire de l’oeuf et de la poule. Il faut bien que quelqu’un fasse le premier pas. Encore une fois, pour reprendre le concept de «jihad», cela relève de la foi, de la foi dans son propre pays, dans ses concitoyens.

Comme le diraient les sociologues, la confiance est un effet de composition. La confiance n’est pas une sorte d’entité qui serait au-dessus de nous et qui nous gouverne. Elle est au contraire la résultante de nos comportements. La confiance se bâtit, se construit, par nos actes. Elle se risque ! Il faut prendre le risque de servir son pays, et ne pas attendre, tout de suite en retour, la carotte, la compensation, etc. Nous avons trop habitué notre secteur privé au biberon.

Quand feu Hassan II prit le pays en main au début des années 1960, il fit le pari de la libre-entreprise, et il a eu raison de la faire. A l’époque, le Maroc n’avait pas d’entreprises. Il a fallu que l’Etat cherche les moyens de promouvoir le secteur privé naissant. Du coup, nous nous sommes retrouvés avec une classe économique qui s’est trop accoutumée à l’assistanat. C’est pour cela qu’à mes yeux, ces conversations interminables sur le nouveau modèle de développement constituent un faux débat. Certes, nous pouvons procéder à des réglages et des ajustements, par-ci par-là, pour tel ou tel secteur. Mais, fondamentalement, les options prises par le pays, comme celle d’une économie basée sur la liberté d’entreprendre, d’une mue de l’Etat qui devient davantage stratège et gestionnaire, sont bonnes.

Nous avons par contre un problème de rigueur dans l’exécution et de foi dans le pays. Quand on voit ailleurs comment les gens travaillent, avec quelle rigueur, avec quelle application, avec quel dévouement! Chez nous, malheureusement, il faut toujours qu’on «refasse», qu’on «reparte», deux fois, trois fois, etc. Si la rigueur dans l’exécution et la foi dans le pays sont là, alors nous pourrons faire des miracles.

 

 


Encadré : La Corée du Sud, un cas d’école

«Quand le général Park Chung-Hee a pris le pouvoir en Corée du sud au début des années 60, il a eu affaire à une élite économique constituée d’une poignée de familles et d’hommes d’affaires qui gagnaient beaucoup d’argent, dans un contexte de corruption et de népotisme. Le général Park leur a proposé, de manière ferme, un deal, pour sortir le pays du sous-développement : vous contribuez au développement des exportations industrielles et, en retour je vous protège des importations. Je vous donne accès au crédit, je garantis vos emprunts internationaux avec la signature de l’Etat, et en contrepartie je veux de la création de richesses, de l’emploi. Enrichissez-vous en enrichissant votre pays. Tout n’a pas été rose dans cette histoire mais, au total, la Corée a fait un saut formidable qui l’a propulsée dans le 21ème siècle, ceci après être sortie d’une guerre terrible (guerre de Corée 1950-1954) qui avait ruiné et décimé le pays».

 

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