Le Maroc a multiplié les accords de libre-échange pour stimuler ses exportations et attirer les investissements. Mais derrière les chiff res fl atteurs, le défi cit commercial persiste et certaines fi lières peinent à décoller. Entretien avec l’économiste Tahiri Said Mohammed.
Finances News Hebdo : La nouvelle feuille de route du commerce extérieur identifie un potentiel d’exportations de 120 Mds de DH dans 22 pays, avec 27 missions de prospection prévues pour élargir le spectre des opportunités. Quels critères devraient guider le choix des secteurs à prioriser afin de maximiser l’impact de cette stratégie ?
Tahiri Said Mohammed : La nouvelle feuille de route du commerce extérieur constitue une initiative stratégique importante, surtout dans un contexte où le Maroc cherche à renforcer sa souveraineté économique, sa résilience, notamment aux chocs externes, et à diversifier ses partenaires commerciaux. Elle arrive au bon moment pour redonner un souffle aux exportations marocaines. Mais pour qu’elle ait un réel impact, il faut miser sur les secteurs où le Maroc est déjà compétitif. Des secteurs qui créent de l’emploi localement, répondent à une demande réelle sur les marchés ciblés, et intègrent l’innovation. Des secteurs qui représentent une force pour le Maroc comme l’agroalimentaire, l’automobile, les phosphates, ou saluer la démarche qui a été adoptée par le ministère de tutelle, puisque cette stratégie est le fruit d’une grande concertation avec les opérateurs et les professionnels, ce qui assure une implication totale de tous les intervenants. C’est une stratégie qui émane du terrain, et qui sera réalisée avec le terrain. Néanmoins, sur un autre volet, celui de sa gouvernance, il faut souligner que cette feuille de route a été construite à l’horizon 2027, c’est-à-dire au-delà des prochaines échéances électorales. Ce qui nous interpelle légitimement par rapport au parti politique ou à l’autorité qui sera là demain pour en rendre des comptes…L’avenir nous le dira.
F. N. H. : Plusieurs accords de libre-échange ont été signés au cours de ces dernières années. Quel bilan global peut-on dresser de leur impact sur la balance commerciale du Maroc, son tissu industriel et sa compétitivité à l’international ?
T. S. M. : Force est de constater que le bilan des accords de libre-échange signés par le Maroc est contrasté. D’un côté, ces accords ont permis au Royaume d’élargir ses débouchés commerciaux, d’attirer des investissements étrangers et de s’insérer plus activement dans les chaînes de valeur mondiales, notamment dans les secteurs de l’automobile, de l’aéronautique et du textile. Cependant, sur le plan de la balance commerciale, le déficit s’est aggravé avec plusieurs partenaires. Ainsi, en 2022, les importations du Maroc réalisées dans le cadre des ALE ont augmenté de 20,9%, atteignant 207,8 milliards de dirhams, contre 171,9 milliards une année auparavant. Les importations en provenance de l’Union européenne ont représenté 66,6% du total, avec une hausse de 15,1% en 2022. Il en est de même pour les accords avec les Etats-Unis, avec lesquels les échanges commerciaux ont progressé à un rythme plus important depuis l’entrée en vigueur de l’accord, en janvier 2006. Les importations bénéficiant de cet accord se sont établies à 31,5 Mds de DH en 2022, en augmentation de 60,8%, soit +11,9 Mds de DH par rapport à 2021. Cette hausse des échanges avec les USA est liée surtout aux importations, puisque le Maroc importe depuis les USA aussi bien des produits énergétiques que des lubrifiants… (+98.4% entre 2020 et 2022), des produits finis d’équipement industriel ou agricoles, respectivement (+46.1%) et (+42.9%). L’entrée en vigueur de l’ALE avec la Turquie en 2006 a stimulé les échanges commerciaux entre les deux pays. Les importations effectuées dans le cadre de l’accord avec la Turquie ont augmenté de 20,5%, soit près de 4,6 Mds de DH de plus et se sont établies à 27,1 Mds de DH en 2022 contre 22,5 Mds de DH en 2021. En 2022, 71,3% des importations originaires de la Turquie sont couvertes par cet accord contre 73,7% une année auparavant. Mais paradoxalement, on ne peut que défendre la pertinence de ces accords de libre-échange, compte tenu de leur impact positif sur l’économie nationale, nonobstant les déficits enregistrés au niveau de la balance commerciale. Ces accords permettent en effet à nos entreprises d’accéder à des marchés difficiles, mais aussi d’attirer des investisseurs qui contribuent à la création d’emplois et à la création de valeur dans notre pays. Sans ces accords, le déficit aurait été probablement plus important et notre capacité à attirer des investisseurs et à créer des emplois serait moins certaine, puisqu’une grande majorité de nos exportations est destinée aux pays avec lesquels nous entretenons des accords de libreéchange, soit plus de 400 milliards de dirhams. Les accords de libre-échange ont certes créé des opportunités, mais leur effet sur la compétitivité reste partiel et inégal selon les secteurs. Il y a aussi lieu de souligner que si déséquilibre il y a, il est dû d’abord à une ouverture trop rapide sans renforcement préalable de la compétitivité de nos entreprises. Beaucoup de filières industrielles n’ont pas su s’adapter à une concurrence internationale parfois très agressive, notamment en l’absence de dispositifs suffisants de protection ou de montée en gamme.
F. N. H. : Quels sont les secteurs productifs marocains qui ont su tirer profit de ces accords pour renforcer leurs parts de marché, et ceux qui, au contraire, ont pâti d’une concurrence étrangère accrue ?
T. S. M. : Les secteurs qui ont le mieux tiré parti des accords de libre-échange sont ceux ayant bénéficié d’investissements structurants et d’écosystèmes bien organisés. L’automobile est devenu le premier secteur exportateur du Maroc, avec des ventes dépassant les 100 milliards de dirhams en 2022. Le contenu local des véhicules «made in Morocco» dépasse 65%, témoignant d’une intégration réussie dans les chaînes de valeur européennes. Le Maroc a été classé 3ème parmi les 50 économies les plus attractives pour les investisseurs étrangers par le Financial Times en 2023. Le dernier rapport de Ernst & Young sur l’attractivité africaine a placé le Maroc dans le trio de tête du continent avec près de 54 investissements d’une valeur de 2,4 milliards de dollars. Les chiffres de 2022 des investissements directs étrangers affichent une hausse de 37% par rapport à 2019, année de référence, avec près d’un milliard de dollars dans le secteur manufacturier, soit une hausse de 50%. Ces indicateurs confirment l’intérêt des investisseurs pour la destination Maroc malgré un environnement international marqué par son instabilité. L’aéronautique, le textile à forte valeur ajoutée, l’agroalimentaire et les phosphates ont également profité d’un accès préférentiel à des marchés clés. En revanche, certains secteurs manufacturiers traditionnels, comme les industries du cuir, du meuble, ou certaines branches textiles à faible valeur ajoutée, ont souffert de la concurrence asiatique et turque. Plusieurs TPE et PME industrielles ont subi une forte érosion de leur compétitivité prix et qualité, faute de soutien suffisant à leur modernisation.
F. N. H. : Le Maroc est-il aujourd’hui trop dépendant de certains partenaires commerciaux stratégiques ? Cette concentration des échanges représente-t-elle un risque pour la résilience de l’économie nationale ?
T. S. M. : Effectivement, le commerce extérieur du Maroc demeure fortement concentré. En 2023, l’Union européenne est restée le premier partenaire du Maroc, avec 56 milliards d’euros d’échanges de marchandises, incluant 23 milliards d’euros d’exportations marocaines vers l’UE. Cette dernière est à la fois le premier fournisseur du Maroc et aussi son premier client, et représente plus de 60% des exportations marocaines. Cette dépendance, bien qu’historiquement et géographiquement compréhensible, constitue un risque stratégique, notamment en cas de ralentissement économique de l’Europe ou de décisions unilatérales de nos partenaires. Une résilience accrue de l’économie nationale passe donc par une diversification géographique des partenaires commerciaux, une meilleure valorisation des produits exportés et un soutien aux exportateurs vers les marchés émergents, notamment dans le cadre de la mise en valeur des relations Sud - Sud.
F. N. H. : La récente décision des États-Unis d’imposer des droits de douane de 10% sur certains produits marocains remet-elle en cause les bénéfices attendus de l’accord de libre-échange Maroc-USA ?
T. S. M. : D’abord, il faut souligner que c’est une décision souveraine. Mais elle constitue un signal préoccupant, car elle semble remettre en cause l’esprit même d’un accord de libre-échange censé garantir un accès préférentiel réciproque. Il est important de noter que l’ALE Maroc-USA, bien que porteur d’opportunités, n’a pas permis au Maroc de dégager un excédent commercial durable avec les États-Unis (en 2023, le déficit commercial du Maroc avec les États-Unis a atteint 1,8 milliard de dollars). Les droits de douane récemment imposés concernent des produits spécifiques, mais leur impact réel dépendra de la liste définitive et du volume des échanges concernés. Cela dit, cette mesure met en lumière la nécessité pour le Maroc de mieux défendre ses intérêts dans les clauses de sauvegarde, de renforcer notre capacité de négociation et d’anticiper les tournants protectionnistes dans le commerce mondial.
F. N. H. : Face aux tensions et mutations du commerce mondial, le Maroc a-t-il suffisamment diversifié ses débouchés à l’export, notamment vers l’Asie, l’Amérique latine ou encore l’Afrique subsaharienne ?
T. S. M. : Des efforts ont été entrepris, mais la diversification reste insuffisante. En Afrique subsaharienne, des avancées notables ont été enregistrées, grâce à une stratégie de diplomatie économique initiée par notre Souverain. Cette diversification est constatée aussi bien dans les services financiers, le BTP, les télécommunications…. Néanmoins, le volume des échanges entre le Maroc et l’Afrique a régressé de 18,14% entre 2022 et 2023, passant de 64,43 milliards de dirhams à 52,74 milliards de dirhams, après avoir atteint 46,015 milliards de dirhams en 2021. Selon les statistiques de l’Office des changes, l’Afrique dans le commerce extérieur du Maroc demeure encore faible en comparaison avec les autres partenaires tels que l’UE, (~ 63%), l’Asie (18,9%) ou les Amériques (12%), L’Égypte reste, pour la cinquième année consécutive, le principal partenaire africain du Maroc, en vertu de l’accord d’Agadir. Elle est suivie, en 2023, par Djibouti, la Côte d’Ivoire, la Tunisie et le Sénégal. Ces cinq pays représentent à eux seuls plus de la moitié des échanges avec l’Afrique (53,4%). Selon une étude récente du ministère de l’Industrie et du Commerce, notre pays dispose de capacités exportatrices supplémentaires pouvant atteindre 120 milliards de dirhams, dont 10% seraient destinés au continent africain. Cette capacité exportatrice concerne des secteurs prioritaires tels que l’industrie automobile, l’agroalimentaire, le textile et l’habillement, ainsi que les industries mécaniques… Les obstacles à l’expansion sur les marchés africains sont principalement liés au manque de moyens de transport entre le Maroc et plusieurs pays du continent. La ligne maritime reliant Agadir à Dakar va certainement aider nos exportations sur les marchés africains, surtout si cette ligne est étendue à d’autres pays africains par voie terrestre. Il est également essentiel de tirer parti des opportunités offertes par la zone de libre-échange continentale africaine, qui regroupe près de 1,3 milliard de consommateurs. En revanche, vers l’Asie et l’Amérique latine, les échanges restent limités et concentrés sur quelques produits. Le potentiel est immense, mais il nécessite des stratégies ciblées, notamment dans les domaines de la promotion et du transport. Il nécessite aussi des accords commerciaux mieux négociés, des outils d’intelligence économique et une diplomatie économique proactive. Une diversification efficace passe aussi par le soutien aux exportateurs, notamment les PME, à travers des incitations fiscales, les outils de renforcement de la compétitivité (Maroc PME en l’occurrence), l’accès à des données marchés et une logistique mieux adaptée.
F. N. H. : La Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf) peut-elle représenter une véritable alternative pour rééquilibrer la politique commerciale du Royaume ?
T. S. M. : La ZLECAf constitue une opportunité stratégique majeure pour le Maroc. Elle permettrait à notre pays de rééquilibrer sa politique commerciale, de réduire sa dépendance aux marchés européens et de renforcer son ancrage africain. Selon un rapport de CFC, l’élargissement de la ZLECAf pourrait impliquer une hausse de 3,5 à 4% du PIB du continent à l’horizon 2035. Le secteur du textile et de la manufacture et d’autres industries pourraient bénéficier de cette intégration, avec une croissance potentielle estimée, selon ce rapport, à plus de 250 milliards de dollars. Cependant, pour tirer pleinement parti de la ZLECAf, le Maroc devra investir dans des infrastructures logistiques intra-africaines, renforcer la normalisation des produits, assurer la compatibilité réglementaire et développer des partenariats industriels régionaux.
F. N. H. : Dans ce contexte de recomposition des échanges, est-il nécessaire de repenser la stratégie d’ouverture commerciale du Maroc pour mieux défendre ses intérêts économiques, protéger ses filières sensibles et favoriser une montée en gamme industrielle ?
T. S. M. : Absolument. L’environnement international actuel impose une refonte intelligente de la stratégie commerciale du Maroc. Il ne s’agit pas de remettre en cause l’ouverture, mais de la rendre plus sélective, plus stratégique et surtout plus équitable pour les entreprises marocaines. Il faut renforcer les clauses de sauvegarde, adopter des mesures de réciprocité, développer des politiques industrielles ciblées et favoriser la montée en gamme dans les filières porteuses telles que l’automobile, l’agroalimentaire, le digital, la pharmacie et les énergies vertes. Enfin, le commerce extérieur doit être mis au service d’une transformation structurelle de l’économie marocaine, où l’exportation ne se fait pas au détriment du tissu productif local, mais dans une logique d’intégration, de renforcement de la compétitivité, de cohérence et de durabilité.