Financement collaboratif : «Le cadre législatif favorise un climat de confiance des utilisateurs et des investisseurs»

Financement collaboratif : «Le cadre législatif favorise un climat de confiance des utilisateurs et des investisseurs»

Le crowdhunding reste méconnu de la population qui en a le plus besoin (porteurs de projets et TPME) par manque d’information et de sensibilisation. Les défis d’ordre technologique et financier, comme l’accès au paiement en ligne, constituent des freins supplémentaires. Entretien avec Saïd Tahiri, économiste.

 

Propos recueillis par Ibtissam Z.

 

Finances News Hebdo : Trois ans après la mise en place de la loi 15-18 sur le crowdfunding, comment évaluezvous l'écosystème ?

Saïd Tahiri : Tout d’abord, la loi a créé un cadre légal qui a permis de structurer et de légitimer les plateformes de financement participatif, offrant ainsi plus de visibilité et de sécurité aux investisseurs et aux porteurs de projets. Grâce à cette loi, mais aussi aux circulaires de Bank Al- Maghrib et de l’AMMC, de nouvelles plateformes ont vu le jour, et certaines initiatives, qui étaient dans l’informel, ont pu migrer vers un modèle transparent et réglementé. Plusieurs facteurs freinent encore l’expansion de cet écosystème. D'une part, le manque de communication autour du concept du crowdfunding envers les porteurs de projets et les TPME, si bien qu’il reste encore méconnu par cette population. Il y a encore beaucoup à faire en termes de sensibilisation et d’information, notamment sur les avantages de ce mode de financement. D'autre part, les défis d’ordre technologique et financier, comme l’accès au paiement en ligne pour une grande partie de la population, qui restent à ce jour des freins supplémentaires. Cela dit, il est encourageant de constater que certains secteurs spécifiques, comme les startups technologiques et les projets culturels, semblent avoir mieux saisi le potentiel de ce financement alternatif. Des success-stories commencent à émerger, ce qui pourrait servir de catalyseur pour un développement plus large dans l’avenir. Il est essentiel de continuer à travailler sur l’amélioration de l’environnement réglementaire et fiscal pour encourager davantage d’investissements via le crowdfunding, tout en renforçant la confiance des utilisateurs. Les trois dernières années ont jeté des bases solides, mais pour un développement véritablement exponentiel, il faudra poursuivre les efforts à tous les niveaux.

 

F.N.H. : Quelles sont les plateformes existantes au Maroc  ? Comment peut-on les développer et y a-t-il des risques dans la pratique de ce mode de financement ?

S. T. : À ce jour, plusieurs plateformes de crowdfunding opèrent au Maroc. Je pourrais vous en citer quelques-unes : Cotizi.com, Wuluj. com, kiwi collecte, Kofounderz, 212, Afineety… Chacune de ces plateformes a des caractéristiques propres à elle, opère dans un ou plusieurs secteurs spécifiques, et répond à différents besoins, qu'ils soient personnels, associatifs ou liés à des projets d’entrepreneuriat. Elles ont le mérite d’exister aujourd’hui, mais il est important de stimuler leur développement. Pour cela, il faut agir sur plusieurs axes majeurs, à savoir :

• La sensibilisation et l’information, car il est crucial de renforcer la connaissance du crowdfunding auprès du grand public, des PME et même des investisseurs. Des campagnes de sensibilisation à travers les médias et les réseaux sociaux pourraient encourager plus de participation.

• Le développement des infrastructures numériques, avec des solutions de paiement en ligne accessibles et sécurisées, avec une intégration plus large de services de paiement mobile.

• Encourager les partenariats en créant des synergies entre les plateformes locales et les plateformes internationales, ce qui pourrait permettre de mutualiser les expertises et d’augmenter la visibilité des projets marocains à l’étranger.

• Mettre en place un dispositif fiscal encourageant en offrant des incitations aux contributeurs ou aux entrepreneurs utilisant ces plateformes, créant ainsi un climat favorable pour l’investissement. Néanmoins, force est de constater que comme tout mode de financement, le crowdfunding comporte certains risques.

D’abord, celui de la fraude, puisque les contributeurs peuvent être confrontés à des projets qui ne sont pas sérieux ou qui ne se réalisent jamais. Et ce, malgré une vérification et validation de projets rigoureuses. Cela porte atteinte à la confiance des utilisateurs. Vous avez également le manque de retour sur investissement, en particulier dans le modèle de l’equity crowdfunding (prise de participation dans une entreprise), car il n'y a pas de garantie de retour sur investissement, notamment dans les startups qui ont statistiquement un risque d’échec beaucoup plus important.

D’un autre côté, le risque réglementaire est à prendre en considération, car bien que la loi 15-18 ait créé un cadre légal, le manque d’expérience dans sa mise en œuvre fait qu’il pourrait exister des incertitudes réglementaires ou des virgules administratives à gérer, notamment en matière de fiscalité et de gestion des fonds. Il y a enfin le risque de saturation, car si trop de projets sont lancés en même temps sans atteindre leur objectif de financement, cela pourrait nuire à l'image du crowdfunding et décourager les contributeurs. Selon le baromètre du crowfunding au Maroc, entre 2021 et 2023, un montant remarquable de 10,9 millions de DH a été collecté à travers 409 campagnes, démontrant une adoption croissante du crowdfunding comme solution de financement. Le crowdfunding au Maroc représente donc une opportunité majeure pour le financement alternatif. Toutefois, il reste à peaufiner l'écosystème pour maximiser son potentiel, développer les synergies et trouver un équilibre entre innovation, protection des investisseurs et sensibilisation du public.

 

F.N.H. : Que pensent les opérateurs de la loi 15-18  ? Existe-t-il des contraintes qui freinent le développement de ce secteur naissant ?

S. T. : Dans l’ensemble, les opérateurs du crowdfunding au Maroc ont accueilli la loi 15-18 avec optimisme, car elle a permis de donner un cadre légal et officiel à ce mode de financement alternatif. Avant cette loi, l’écosystème évoluait dans une certaine incertitude juridique, ce qui dissuadait de nombreux investisseurs et porteurs de projets. La structuration du marché que la loi a apportée, ne pouvait qu’être appréciée par les opérateurs. Enfin, les rôles, les responsabilités et les droits des différentes parties prenantes ont été définies (plateformes, contributeurs, porteurs de projets), tout en encadrant les pratiques pour protéger les investisseurs. En outre, ce cadre législatif favorise un climat de confiance des utilisateurs et des investisseurs, ce qui a incité plusieurs acteurs à se lancer dans ce secteur. Mais malgré cet enthousiasme initial, il existe certaines contraintes liées à l’application de la loi 15-18, qui freinent le développement rapide de ce secteur.

• Un processus de régulation lourd : Bien que la loi 15-18 soit un pas en avant, les opérateurs soulignent que sa mise en œuvre reste lourde. Les procédures administratives pour obtenir les autorisations nécessaires peuvent être longues et complexes, ce qui décourage certains entrepreneurs ou plateformes de se lancer.

• Des limites sur les montants: La loi impose des plafonds stricts sur les montants que les projets peuvent lever via le crowdfunding. Bien que cela soit une mesure de protection pour éviter les excès, certains opérateurs estiment que ces plafonds sont trop bas et limitent la capacité des projets à mobiliser des fonds suffisants pour des initiatives ambitieuses. - Des barrières à l’investissement étranger : Le cadre actuel présente encore des obstacles pour attirer des fonds ou des contributeurs étrangers. Les opérateurs souhaitent une plus grande ouverture du marché international pour diversifier les sources de financement. Les procédures fiscales et de change peuvent être perçues comme restrictives pour les investisseurs étrangers.

• Une insuffisance d’incitations fiscales : Les opérateurs estiment que des mesures incitatives supplémentaires, comme des avantages fiscaux pour les investisseurs ou les porteurs de projets, pourraient encoura

ger une participation plus large et attirer plus de financements. • Une faible adoption numérique : Un autre défi est lié à l'accès limité au paiement en ligne et aux services numériques. Même si la loi a permis un cadre législatif pour le crowdfunding, une partie de la population reste en marge de l'économie numérique, ce qui limite le nombre de contributeurs potentiels.

• Et enfin une sensibilisation insuffisante : Beaucoup de Marocains, qu’il s’agisse du grand public ou des petites entreprises, ne connaissent pas bien les avantages du crowdfunding. Les plateformes estiment qu'une campagne de sensibilisation nationale, voire des programmes de formation, serait nécessaire pour dynamiser ce secteur. La loi 15-18 a été un élément déclencheur essentiel pour structurer le secteur du crowdfunding, mais elle doit encore être améliorée pour surmonter certaines contraintes administratives, réglementaires et techniques. Les opérateurs restent optimistes quant à l’avenir du crowdfunding au Maroc, mais prêchent pour un assouplissement des règles et une plus grande sensibilisation pour maximiser son potentiel.

 

F.N.H. : Les prévisions mondiales des fonds à lever à travers le financement participatif sont estimées à 300 milliards de $ en 2025. A votre avis, comment le Royaume peut-il en tirer profit ?

S. T. : Le potentiel mondial du financement participatif représente une opportunité considérable pour un pays comme le nôtre. Ce mode de financement offre des avantages indéniables que notre pays peut exploiter pour stimuler l'innovation, l'inclusion financière et le développement des entreprises locales. Le financement participatif permet aux entrepreneurs et aux startups marocaines de lever des fonds sans passer par les canaux traditionnels, tels que les banques, souvent difficiles d'accès pour les jeunes entreprises. Le Maroc peut donc tirer parti de ce mode de financement pour encourager l’émergence d’une nouvelle génération d'entrepreneurs, notamment dans les secteurs de la technologie, de l’agriculture, du tourisme, de la restauration, du développement durable et de l’artisanat.

En facilitant l'accès à des fonds pour des projets innovants, le pays pourrait non seulement réduire le chômage des jeunes (véritable problématique, classée en tête des priorités du gouvernement Akhannouch à mi-mandat). Il peut aussi stimuler la création de valeur ajoutée à travers l’innovation technologique. Au Maroc, les PME représentent une part importante du tissu économique. Le crowdfunding peut être un outil essentiel pour ces entreprises. En favorisant l'utilisation de plateformes numériques, le Royaume pourrait ouvrir la voie à des initiatives locales qui manquent de soutien financier, tout en permettant aux citoyens d’investir dans des projets qui ont un impact direct sur leur communauté. Il peut profiter aussi des tendances mondiales en crowdfunding pour attirer des investisseurs étrangers sur les plateformes locales et ainsi exploiter l'intérêt grandissant des investisseurs étrangers pour les marchés émergents. Et également, ouvrir des flux de capitaux vers des secteurs stratégiques et créer des partenariats entre les plateformes marocaines et internationales à même d’être un catalyseur pour attirer ces fonds et soutenir des projets ambitieux.

Le financement participatif est particulièrement adapté à des secteurs à fort potentiel au Maroc, comme l'agriculture et l’économie verte; les industries créatives (cinéma, musique, art); des projets d’énergie solaire en zones rurales ou des projets agricoles durables pourraient bénéficier de ce mode de financement pour accélérer leur développement… Ces secteurs sont essentiels à la croissance économique et au développement durable du pays, et le crowdfunding pourrait permettre de diversifier leurs sources de financement. Outre le financement de projets commerciaux, le crowdfunding peut jouer un rôle crucial dans le financement d’initiatives sociales ou communautaires, comme les projets éducatifs, les infrastructures locales ou encore les programmes de développements régionaux. En encourageant les plateformes locales à soutenir des projets à impact social, le Maroc pourrait renforcer son tissu social tout en répondant à des défis locaux spécifiques, comme l'accès à l'éducation ou à l'eau potable dans certaines régions rurales. Nous sommes à un tournant décisif où il peut profiter de l'essor mondial du crowdfunding pour dynamiser notre économie, en particulier pour les petites entreprises, les startups et les projets à impact social.

 

F.N.H. : Le crowdfunding peut être un levier important pour faire évoluer l’entrepreneuriat et le développement économique au Maroc. Qu’en est-il ?

S. T. : Le financement participatif a le potentiel de devenir un levier clé pour l'entrepreneuriat et le développement économique au Maroc. Ce mode de financement alternatif présente plusieurs avantages qui répondent aux besoins spécifiques du pays et de ses entrepreneurs.

• Au Maroc, de nombreux entrepreneurs et PME peinent à obtenir des financements via les canaux traditionnels comme les banques, en raison de critères d’éligibilité stricts, de garanties élevées exigées ou d’un manque d’historique financier. Le crowdfunding offre une alternative flexible en permettant aux porteurs de projets de lever des fonds directement auprès de la communauté, réduisant ainsi la dépendance aux prêts bancaires. Cela permet à de nombreuses petites entreprises et jeunes startups de se développer, notamment dans des secteurs où le financement est difficile à obtenir.

• Encourager l’innovation et le lancement de nouveaux projets, car le crowdfunding favorise la créativité et l'innovation en permettant aux porteurs de projets d’explorer de nouvelles pistes sans passer par les canaux financiers traditionnels, souvent réticents face à des projets jugés risqués ou non conventionnels. Cela crée un écosystème où des conceptions innovantes peuvent voir le jour, comme des applications technologiques, des initiatives de développement durable, ou des projets culturels. En donnant la possibilité à des entrepreneurs de tester leurs idées sur le marché via des campagnes de financement participatif, on encourage la prise de risques et l’expérimentation.

• Le crowdfunding permet de mobiliser non seulement l'épargne locale, mais aussi des fonds venant d’investisseurs internationaux. Le Maroc, en tant que hub émergent pour les startups en Afrique, peut attirer des investisseurs étrangers intéressés par des projets à fort potentiel de croissance dans un marché en développement. Cette ouverture aux investisseurs étrangers via des plateformes de crowdfunding permet de diversifier les sources de financement et d'accroître l'attractivité des projets marocains à l’international.

• Le financement participatif peut également jouer un rôle important dans le développement des secteurs stratégiques au Maroc. En ciblant des projets à fort impact local, comme le développement de fermes solaires ou l'amélioration des infrastructures touristiques rurales, le crowdfunding peut contribuer directement à l'essor de secteurs essentiels pour l'économie du pays.

• Le crowdfunding peut aussi servir d'outil pour l'inclusion financière, en rendant accessible le financement à des populations traditionnellement marginalisées, telles que les jeunes, les femmes entrepreneurs, et les populations rurales.

• De plus, en dynamisant l’écosystème entrepreneurial, le crowdfunding permet aussi de créer des réseaux entre investisseurs, entrepreneurs et consommateurs. Cela favorise la cocréation, les partenariats et la collaboration, tout en stimulant la croissance des startups et des PME. En outre, ce système permet de valider la viabilité des projets dès la phase de collecte de fonds. Ainsi, si un projet réussit à lever des fonds, cela signifie qu'il répond à une demande réelle sur le marché.

• Et en dernier lieu, il permet de réduire la dépendance vis-àvis des financements publics, tout en créant une alternative viable et indépendante pour les porteurs de projets. Cela allège la pression sur les ressources publiques et permet au secteur privé de s'impliquer davantage dans le financement du développement économique et entrepreneurial. 

 

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