Entretien : «Il faut une transparence totale des politiques publiques»

Entretien : «Il faut une transparence totale des politiques publiques»
8100_z* Le rapport est une invitation au débat pour la construction d’un Maroc moderne. 
* Le manque de débat contradictoire sur les questions économiques a déjà causé des préjudices au Royaume par le passé. 
* Certes, il n’existe par de recettes miracles, mais pour les initiateurs du rapport, seule une marche accélérée vers une démocratisation complète peut apporter un début de solution. 
* Omar Balafrej, président de la Fondation Abderrahim Bouabid, revient sur les principaux points de ce rapport.

- Finances News Hebdo : Le rapport de la FAB a été rendu public en juillet dernier. Quelles en ont été à ce jour les retombées ? 
- Omar Balafrej : Je voudrais tout d’abord rappeler que la Fondation Abderrahim Bouabid contribue activement, depuis sa création en 1995, au débat public sur de multiples questions de société telles que la religion, l’histoire, l’aménagement du territoire, etc.… J’invite d’ailleurs tous les citoyens intéressés par la vie de la cité à visiter notre site Internet www.fab.ma sur lequel on peut télécharger nos publications. 
Je pense que notre particularité dans le Maroc d’aujourd’hui c’est, d’une part, notre indépendance et, d’autre part, notre attachement de manière indissociable au patriotisme et à la démocratie. Le cercle d’analyse économique de la FAB a été créé voici un an pour s’intéresser aux questions économiques et sociales de notre pays. Ses membres sont des économistes et des acteurs associatifs ou politiques qui partagent certaines valeurs mais surtout, et avant toute chose, ce sont des hommes libres. Le premier travail du cercle intitulé «Le Maroc a-t-il une stratégie de développement économique ?» a pour objectif principal de discuter librement de la pertinence des choix économiques de notre pays. 
Dès le début de l’ouvrage, nous insistons sur le fait que la science économique n’est pas une science exacte et qu’il n’y a pas de solution miracle pour que le Maroc se développe. Ce qui existe, par contre, ce sont des méthodes éprouvées dans d’autres pays qui se développent mieux et plus vite qu’au Maroc. Par ailleurs, nous sommes convaincus que l’absence de débat préalable sur les choix économiques et l’inexistence d’évaluations indépendantes des divers chantiers, posent problème. 
Le rapport que j’invite toutes les personnes intéressées par l’économie de notre pays à lire, est une invitation au débat pour la construction d’un Maroc économiquement fort. Il démarre par un postulat que nous avons voulu ambitieux mais raisonnable. 
Nous disons, en effet, que pour qu’il y ait existence d’une stratégie de développement économique, il faudrait que nous soyoins capables d’atteindre en une génération (c'est-à-dire en 25 ou 30 ans) un niveau de développement similaire à celui des pays à revenus intermédiaires (la Turquie, par exemple). 
Et pour atteindre ce niveau, il nous faudrait un taux de croissance moyen de 6% par an ! Ce petit exercice permet, je pense, à chacun de mieux appréhender les prévisions de croissance et de les ramener à quelque chose de plus concret : «Est-ce que nos enfants auront un avenir réellement meilleur ou pas?». 
Depuis la présentation du rapport en juillet et le premier débat intéressant que nous avons organisé à la Fondation, quelques économistes et décideurs nous ont fait part de leur intérêt pour l’exercice. 
Malheureusement, rares sont ceux qui ne sont pas d’accord avec notre approche ou avec nos conclusions qui acceptent d’en débattre publiquement. Et pourtant, nous ne demandons rien de mieux que de débattre avec tous ceux qui le souhaitent et peut-être d’être convaincus par tel ou tel décideur. 

- F. N. H. : Un débat sur ce rapport s’est tenu à Rabat. Mais quelles seraient les étapes à venir pour transmettre les recommandations du rapport aux concernés ? 
- O. B. : Je remercie encore une fois l’Association marocaine des sciences économiques et son président, le professeur El Aoufi, de nous avoir invités à présenter le rapport et à en débattre avec des enseignants-chercheurs. Nous espérons multiplier ce genre de débat avec toutes les associations qui le souhaiteraient. Le rapport a été envoyé à beaucoup d’acteurs concernés par ces questions. Universitaires en premier lieu mais aussi parlementaires, ministères, patronat. Beaucoup nous ont semblés intéressés mais nous attendons toujours l’opportunité d’en débattre. 
C’est assez frustrant car le manque de débat contradictoire sur les questions économiques a déjà causé des préjudices au Maroc par le passé et risque d’en causer à nouveau. J’appelle donc une nouvelle fois au débat à travers votre publication, tous ceux qui ont trouvé notre travail intéressant et qui ne sont pas d’accord avec nous. 

- F. N. H. : Le rapport s’attarde sur le triptyque immobilier-tourisme-infrastructures et insiste sur l’importance pour le Maroc de ne pas «mettre tous ses œufs dans un seul panier ». Quels sont les autres étalons sur lesquels le pays peut éventuellement miser pour booster l’économie nationale ? 
- O. B. : Nous avons consacré une partie non négligeable de notre travail à la réflexion et à la critique constructive du triptyque immobilier, tourisme, infrastructures qui nous est présenté depuis plusieurs années comme la solution à tous les problèmes du pays. Ce fut de longs débats entre les membres du cercle. 
Pour l’immobilier, ce que nous disons dans le rapport c’est que si, bien entendu, l’Etat doit favoriser l’habitat social, il est dangereux de mener une politique trop favorable à l’immobilier car ce secteur ne crée quasiment pas d’externalités positives et qu’il génère de vrais risques pour l’économie nationale (spéculation, bulles immobilières, désindustrialisation) 
Pour le tourisme, nous concevons tout à fait que notre pays a une vraie vocation touristique et que ce secteur doit donc continuer à être développé, mais attention à la surexposition. Le tourisme pèse déjà 8% de notre PIB alors qu’en Espagne (grand pays touristique), il pèse moins de 4%. Or, les touristes sont évidemment versatiles comme nous avons pu le voir au début des années 90 après la première guerre du Golf. 
Pour ce qui est des infrastructures, s’il est évident que le Maroc a besoin de continuer à investir, il est inquiétant de voir que pour certains grands projets il n’y a pas de vraies études de rentabilité économique. En effet, lorsqu’un projet est mal pensé, le risque de créer de nouveaux éléphants blancs est important alors que, comme nous le savons tous, chaque dirham dépensé pourrait servir à autre chose. *Eléphants blancs = projets ou infrastructures lourdes abandonnés a postériori, car mal pensés au préalable. 

- F. N. H. : Depuis l’avènement de la crise et bien avant, les pouvoirs publics disent avoir accentué les efforts pour booster la demande interne. Pourtant, cette politique n’a pas réussi à impulser l’économie nationale, alors qu’elle a connu un grand succès en Asie (les Dragons). A quoi peut-on imputer cette situation ? 
- O. B. : Je tiens à répéter une nouvelle fois qu’il n’existe pas de recette miracle pour que notre pays se développe économiquement. 
Ce que nous avons essayé de faire dans la deuxième partie de notre rapport, c’est d’identifier scientifiquement les contraintes majeures au développement économique de notre pays. En suivant les modèles de recherche déterminants et profonds de la croissance, nous avons identifié deux métacontraintes : 
la première métacontrainte est celle de l’économie politique du pays. 
Il convient tout d’abord de reconnaître qu’il n’y pas de relation empirique entre démocratie/autocratie et croissance. Pour le Maroc, après analyse, nous concluons que l’organisation politique est considérablement défavorable au développement économique, car le pays est bloqué dans un équilibre politique stable de bas niveau qui ne permet de bénéficier pleinement ni des avantages économiques de la démocratie, ni de ceux de l’autocratie. En excluant d’emblée, pour des raisons philosophiques, le retour à l’autocratie (cette position semble par ailleurs faire l’objet d’un large consensus au Maroc) il nous apparaît que seule une marche accélérée vers une démocratisation complète peut apporter un début de solution. 
Bien entendu, nous ne pensons pas qu’une démocratisation complète serait suffisante en soi pour transformer le pays en tigre nord-africain, mais notre raisonnement est simplement le suivant : 
il faut un système de gouvernance économique qui permette l’agrégation des préférences (quelles doivent être nos priorités ?), l’arbitrage entre des intérêts économiques parfois divergents (subventionner un producteur agricole ou un consommateur) et qui donne une légitimité claire à l’action publique surtout lorsque cela implique des transformations structurelles fortes et la lutte contre l’économie de rente. 
La seconde métacontrainte est celle que nous définissions de manière un peu provocatrice d’analphabétisme économique. Nous pensons en fait que la science économique n’est pas considérée à sa juste valeur au Maroc. Par exemple, les rares documents disponibles concernant les politiques publiques mises en œuvre n’intègrent pas les concepts économiques les plus éprouvés tels que l’analyse du rapport « coût-bénéfice », l’évaluation rigoureuse des externalités (positives comme négatives) et des coûts d’opportunité, le calcul des taux de retours économiques des projets proposés, ou encore l’identification et l’analyse des options alternatives. 
Par ailleurs, en l’absence de programmes rigoureux d’évaluation des politiques publiques mises en œuvre, nous manquons cruellement d'outils de décision et d'indicateurs nécessaires pour éviter de répéter les erreurs du passé. 

- F. N. H. : Enfin, quelles sont à votre avis les priorités auxquelles nous devons nous atteler ? 
- O. B. : A la fin du rapport, nous faisons quelques propositions simples et qui sont, à mon sens, possibles à mettre en œuvre assez rapidement : 
Exiger la transparence sur toutes les politiques publiques mises en œuvre.
1- Envisager que les responsables gouvernementaux exercent complètement leurs prérogatives. 
2- Imaginer un processus formel permettant d’organiser des débats sur les grandes orientations économiques avant qu’elles ne soient figées dans un contrat-programme signé devant le Souverain. 
3- Exiger des dirigeants économiques d’inclure des indicateurs d’impact appropriés et des outils d’évaluation rigoureux de leurs politiques publiques…


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