Emploi: les chiffres du marché du travail sont-ils fiables ?

Emploi: les chiffres du marché du travail sont-ils fiables ?

Le taux de chômage est passé, entre le troisième trimestre de 2022 et celui de 2023,  de 11,4% à 13,5% au niveau national.

Pour l’économiste Driss Effina, ces statistiques sont continuellement remises en cause tant par les acteurs économiques que par les différents gouvernements.

 

Propos recueillis par C. Jaidani

Finances News Hebdo : Quel est votre avis sur les derniers résultats concernant le marché du travail publiés par le HCP ?

Driss Effina : Selon le dernier bulletin publié par le HCP sur le marché du travail au cours du 3ème trimestre 2023, l'économie nationale a enregistré une perte totale de 297.000 emplois, dont 29.000 en milieu urbain. En conséquence, le taux de chômage a augmenté de 11,4% à 13,5%, atteignant 17% en milieu urbain. Le nombre de chômeurs a également augmenté, passant de 1,378 million à 1,625 million à fin septembre 2023, soit une hausse de 18%. Ces statistiques, si elles sont fiables, doivent susciter évidemment des inquiétudes et exigent en conséquence une réaction immédiate du gouvernement. Les causes de cette situation sont identifiées. D'une part, on observe la faiblesse de l'efficacité économique face à une croissance démographique soutenue (près de 250.000 nouveaux actifs arrivent sur le marché du travail chaque année). D'autre part, les investissements sont insuffisants et démontrent leur inefficacité à créer des emplois. Il est impératif que le gouvernement accorde une attention particulière à cette problématique et cherche à démystifier les véritables causes pour trouver des solutions appropriées. Le marché du travail au Maroc souffre structurellement depuis longtemps. En principe, le projet de Loi de Finances 2024 devait être orienté, du moins en partie, vers la résolution de cette problématique, non pas à travers des aides directes, mais en favorisant les incitations à l'investissement privé. Malheureusement, cette orientation stratégique semble faire défaut.

F.N.H. : Comment jugez-vous les explications données par Younes Sekkouri, ministre de l’Inclusion économique, de la Petite entreprise, de l’Emploi et des Compétences, concernant les derniers chiffres du marché du travail ?

D. E. : Le fait de considérer que les pertes de postes d’emploi en milieu rural ou dans l’informel comme une performance n’est pas admissible ni au plan économique ni au plan social. Le ministre s’est appuyé sur un chiffre non fiable dans ce dernier bulletin pour annoncer une fausse performance du marché du travail par le fait que le nombre de salariés a augmenté de 620.000 postes d’emploi dans le salariat. En vérifiant la situation de la part des salariés dans le total des actifs occupés depuis 2014, on trouve que ce chiffre est resté presque stable depuis 2014. En effet, le Recensement général de la population et de l'habitat (RGPH) 2014 a révélé que le taux de salariat au Maroc est de 57,8%. Le dernier bulletin annuel de 2022 sur le marché du travail a indiqué que ce taux est de 60%. Il est donc impossible que ce même taux passe en moins de 9 mois de 60% à 67%. Il s’agit là d’un taux structurel, dénommé aussi taux de pénétration de l’entreprise dans une économie donnée. Ce taux ne peut pas changer d’un mois à l’autre. Il est lié à la culture d’entreprise et son développement dans le pays. D’ailleurs, les derniers chiffres de la CNSS ne révèlent aucune création exceptionnelle de postes d’emploi par les entreprises marocaines. D’un autre côté, les créations d’entreprises au cours des 9 premiers mois de 2023 sont en baisse de 15%.

F.N.H. : Que faut-il faire pour moderniser le système des statistiques relatif au marché du travail au Maroc ?

D. E. : La question anticipe déjà la réponse : une réelle modernisation du système statistique du marché du travail est impérative. Ces statistiques sont continuellement remises en cause tant par les acteurs économiques que par les différents gouvernements. Aucun gouvernement ne prête actuellement attention à ces statistiques, les considérant comme peu fiables et ne reflétant pas la réalité du marché du travail. Même au niveau des régions et des villes, les acteurs locaux estiment que ces chiffres sont loin de la réalité. Actuellement, le HCP se base sur une enquête auprès des ménages pour estimer les indicateurs du marché du travail. Dans d'autres pays, ces statistiques reposent sur les demandes réelles émanant des personnes en âge d'activité, qui s'inscrivent dans les registres officiels de demande d'emploi ou de demande d'indemnité de perte d'emploi. Le département du travail devrait initier rapidement ce chantier de modernisation des statistiques du marché du travail et de se débarrasser rapidement de l’ancienne approche qui reste non fiable. 

 

 

 

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