Cupidflation, Shrinkflation, Cheapflation : les nouveaux visages de l’inflation

Cupidflation, Shrinkflation, Cheapflation : les nouveaux visages de l’inflation

Même si l’inflation s’est établie à 1,7% en août 2024, les ménages marocains peinent à ressentir un soulagement dans leur porte-monnaie. De nouvelles pratiques, comme la cupidflation, la shrinkflation et la cheapflation se nourrissent de l’inflation pour maintenir des prix élevés et protéger les marges, en dépit d’un contexte de désinflation. Explications

 

Par Y. Seddik

Si l'année 2022 a été dominée par une inflation alimentée par des chocs externes – notamment via des prix à l’importation gonflés par la pandémie et les perturbations des chaînes d'approvisionnement –, d'autres facteurs sont entrés en jeu, en 2023 et 2024. Malgré le ralentissement de l'inflation, les prix sur les étals restent élevés, et ce même avec une tendance désinflationniste amorcée en février.

Les causes sont multiples : chocs climatiques perturbant la production locale de fruits et légumes, comportements opportunistes de certaines entreprises et un contexte concurrentiel qui peine à s'ajuster. Le consommateur, lui, continue de payer des produits dont les prix n'ont pas suivi la courbe descendante de l'inflation. Attention, une baisse de l'inflation ne signifie pas que les prix diminuent. Cela indique simplement que les prix continuent d'augmenter, mais à un rythme plus lent. Ainsi, bien que l’inflation ait ralenti à +1,7% en août 2024, l’Indice des prix à la consommation (IPC) a atteint 119,7, marquant une hausse de 13% depuis février 2022. Les niveaux de prix actuels restent donc bien supérieurs à ceux des dernières années, créant une pression constante sur le pouvoir d'achat. Par exemple, le sous-indice des produits alimentaires est passé de 103,1 en 2021 à 131,5 à fin août, soit une augmentation de près de 27,5%.

Cette flambée est due à des facteurs comme les perturbations de la production locale, les coûts des matières premières et des comportements opportunistes sur le marché. Les produits non alimentaires ne sont pas en reste, avec une hausse de l’IPC de 104,4 à 110,3 entre 2021 et 2023, touchant des postes de dépenses essentiels comme le transport ou les services. Par conséquent, même si l'inflation ralentit, les prix élevés persistent. «Il y a un vrai décalage entre ce que les ménages lisent dans les chiffres officiels sur l’inflation et ce qu’ils ressentent au quotidien. Pour eux, l'inflation ne se mesure pas seulement en pourcentage, mais en dirhams dépensés. Pour être plus précis, les hausses passées ont déjà été absorbées dans le budget des familles, et cette désinflation n'efface pas les augmentations précédentes. Les entreprises n'ajustent pas nécessairement leurs tarifs à la baisse, car elles veulent conserver les marges qu'elles ont acquises pendant les périodes de forte inflation. Résultat : le consommateur ne ressent pas de véritable amélioration et subit cette persistance des prix élevés comme une nouvelle normalité», nous explique Rachid El Fadili, professeur en sciences économiques à l'Université Hassan II de Casablanca.

Des mécanismes à surveiller

Mais ce n’est pas tout : de nouvelles pratiques commerciales ont fait surface, intensifiant la sensation de hausse des prix malgré la désinflation. En fait, certaines entreprises adoptent des stratégies pour protéger leurs marges, voire les augmenter, aux dépens des consommateurs. Trois phénomènes, en particulier, méritent d'être surveillés de près : la cupidflation, la shrinkflation et la cheapflation. Ils montrent que quand bien même l'inflation se modérerait sur le plan macroéconomique, ses effets continuent de peser sur le quotidien des ménages à travers des tactiques subtiles, mais impactantes.

Cupidflation – contraction de «cupide» et «inflation» ou «greedflation» en anglais – désigne la pratique d’entreprises exploitant leur pouvoir de marché pour gonfler leurs prix au-delà de ce que justifient les coûts de production. Théorisée en 2023 par les économistes Isabella Weber et Evan Wasner, la cupidflation souligne comment certaines firmes maximisent leurs marges à la faveur d'une inflation généralisée, en anticipant que les consommateurs ne questionneront pas une hausse de prix tant qu’elle reste «dans la norme».

La shrinkflation s’ajoute à ces pratiques en réduisant discrètement la quantité de produit contenu dans les emballages sans en changer le prix, ou pire, en l’augmentant. Par exemple, certaines marques de couches pour bébé ont diminué le nombre de pièces par paquet sans toucher au prix. Le même phénomène s’observe avec les bouteilles de soda, les paquets de biscuits, ou encore les mouchoirs en papier, les savons liquides dont le poids diminue alors que le coût à l’unité augmente. Le café et le thé ne font pas exception, subissant également des réductions de poids notables.

Cette pratique touche également le secteur pharmaceutique avec des boites de médicaments présentant un nouveau format avec moins de comprimés. Chose qui a été notamment dénoncée par la Fédération marocaine des droits du consommateur. Enfin, la cheapflation – du mot anglais «cheap» signifiant «bon marché» – remplace les ingrédients d’un produit par des composants moins coûteux ou de moindre qualité, sans ajustement du prix. Par exemple, un chocolat peut ainsi contenir moins de cacao et plus de substituts sucrés, ou un savon moins de matières premières naturelles. Les consommateurs, eux, restent souvent dans le flou quant aux réelles modifications du produit. «Dans le contexte marocain, il y a aussi un facteur culturel : les consommateurs ont tendance à accepter ces hausses de prix ou ces réductions de quantité sans trop se plaindre. Les entreprises le savent et en profitent en imposant ces techniques. C’est un cercle vicieux : tant que les clients ne protestent pas ou ne changent pas de marques, ces pratiques continueront d’exister. C’est pourquoi la cupidflation ou la shrinkflation passent souvent inaperçues; les consommateurs se disent que c’est ‘comme ça’ et finissent par ajuster leurs habitudes de consommation en silence», ajoute el Fadili.

La désinflation à nuancer

Sur un autre registre, le rapport du Conseil de la concurrence souligne que la légère reprise de la consommation des ménages en 2023 aurait pu exercer une pression haussière sur les prix. Toutefois, cette consommation est restée en deçà du seuil nécessaire pour provoquer un excès de demande. Paradoxalement, malgré une inflation à 1,7%, les prix continuent de paraître élevés aux ménages, en raison de l'accumulation de hausses antérieures et des ajustements progressifs des tarifs. La modération de cette inflation tient également au ralentissement du crédit accordé aux ménages, conséquence d'un resserrement de la politique monétaire.

En 2023, la croissance des crédits est ainsi passée de 3,6% en 2022 à 2%, freinant l’effet de levier sur la consommation et favorisant une désinflation relative. Néanmoins, le phénomène reste fragile, car la baisse de l'inflation n'a pas encore impacté les prix au détail. La perception d’une inflation persistante contribue à alimenter des pratiques opportunistes, telles que la cupidflation, qui jouent sur l’inertie des prix. Concurrence, aides de l'État et équilibre des marchés L'intensité concurrentielle reste également au cœur du débat sur la stabilisation de l’inflation. Selon le Conseil de la concurrence, elle doit permettre d’assurer des prix optimaux sur le long terme. Mais l’inflation elle-même peut avoir un effet délétère sur cette concurrence. Les aides de l’État, indispensables dans certains secteurs, doivent impérativement être administrées avec transparence et neutralité pour éviter tout effet de distorsion sur le marché.

Par ailleurs, le Conseil attire l’attention sur la tentation des entreprises de coordonner leurs actions pour préserver les marges, ce qui peut entraîner une entente implicite sur les prix, au détriment du consommateur. Cette «protection des profits» renforce le phénomène de cupidflation et, à terme, perturbe le fonctionnement sain des marchés. «À vrai dire, la concurrence est censée jouer un rôle de régulateur naturel. Mais quand ces pratiques se généralisent, on se rend compte que la concurrence n’est plus aussi efficace qu’elle le devrait. Les entreprises, surtout celles spécialisées dans la grande consommation, se calquent sur les stratégies les unes des autres, et le consommateur finit par se retrouver sans véritables alternatives», note l’économiste.

Au final, force est de constater que les effets cumulatifs de la cupidflation, shrinkflation et cheapflation affectent directement le ressenti des ménages. La stagnation des prix, malgré une inflation officiellement en baisse, crée une déconnexion entre les indicateurs économiques et la réalité du panier de la ménagère. Pour le consommateur, chaque achat devient un calcul : payer plus pour moins, ou payer le même prix pour une qualité inférieure. 

 

 

 

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