Conseil d'administration : Les enjeux et les leviers pour la sortie de crise

Conseil d'administration : Les enjeux et les leviers pour  la sortie de crise

Dans cet entretien, Rachid Belkahia, associé-gérant de Associés en gouvernance et vice-président de l’Institut marocain des administrateurs, nous apporte un éclairage sur les répercussions, les points de vigilance ainsi que les enjeux de cette crise sur la gouvernance des entreprises.

 

Propos recueillis par Y. Seddik

 

Finances News Hebdo : Près de 3 mois après le début de la pandémie de la Covid-19 au Maroc, quelles ont été, selon vous, les premières répercussions de la crise sur les systèmes de gouvernance des entreprises?

Rachid Belkahia : Si en temps normal le rôle de l’administrateur est de veiller en particulier à la protection de «l’intérêt social»de la société, ce rôle est accru en temps de crise. L’administrateur doit en effet être capable d’identifier les difficultés de la société et de prendre toutes les décisions relatives aux mesures à instaurer pour y remédier. Le devoir de loyauté et le devoir de diligence obligent à superviser la gestion de la société au mieux des intérêts de cette dernière.

De quelle façon les administrateurs remplissent- ils ce devoir dans un contexte de plus en plus complexe ? La réponse commence par la mise en œuvre d’une bonne gouvernance, et les administrateurs devraient dans ce cadre questionner le modèle d’affaires ou businessmodel de la société; revisiter la politique de communication (donner plus d’informations ou encore modifier l’information communiquée), interroger les plans de continuité d’activité de la société, veiller au respect des clauses contractuelles, examiner les nouveaux droits contractuels dont dispose la société, s’assurer de l’identification et de la gestion des nouveaux risques (chaîne d’approvisionnement, sécurité des collaborateurs...), avoir la garantie de l’adéquation de la police d’assurance responsabilité civile des mandataires sociaux souscrite par la société... et faire d’une manière générale un travail de vigie sur les développements liés à la Covid-19, concernant notamment les modifications législatives et réglementaires.

Sur ce point, mentionnons à titre d’exemple que le Conseil national de la comptabilité (CNC) a publié le 29 avril 2020 un avis qui a explicité les incidences comptables de la pandémie de la Covid-19 et précisé les modalités de prise en compte de ses impacts sur les comptes ainsi que les informations spécifiques à inclure dans l’ETIC.

Dans un même ordre d’idées, le Conseil national de l’Ordre des experts-comptables (OEC) a arrêté, lors de sa réunion du 9 avril 2020, une directive relative aux incidences de la pandémie de la Covid-19 sur la mission d’audit des états de synthèse. Cette directive, qui assimile la pandémie de la Covid-19 à un événement post-clôture, précise les diligences des commissaires aux comptes pour une communication financière appropriée.

L’AMMC de son côté a rappelé aux émetteurs les mesures exceptionnelles prévues par la loi 27.20 en ce qui concerne la tenue des réunions des organes de gouvernance et des assemblées générales des sociétés anonymes par visioconférence durant la période d’urgence sanitaire. L’anticipation de la crise, sa préparation et sa gestion constituent assurément une respons bilité clé de l’organe de gouvernance, Conseil d’administration ou Conseil de surveillance.

 

F.N.H. : Dans ce contexte, où le plus souvent les repères sont brouillés, la gouvernance peut-elle fonctionner efficacement ? Les systèmes et les modes opératoires la sous-tendant sont-ils suffisamment robustes et flexibles pour résister et bien fonctionner en période de crise ?

R. B. : Cette crise sanitaire mondiale, de par son caractère inédit et son ampleur, a en effet pris tout le monde au dépourvu et brouillé tous les repères. Les administrateurs qui, en temps normal, prennent du recul et se concentrent pour l’essentiel sur la détermination des orientations de l’entreprise et sur leur mise en œuvre, se sont trouvés confrontés à des situations qui nécessitent la prise de décisions dans l’urgence, voire dans la précipitation, avec de l’information la plupart du temps incomplète ou encore inexacte.

Dans ce contexte, les administrateurs doivent se fonder sur leur capacité de jugement et de discernement et revenir aux fondamentaux de la gouvernance d’entreprise. Dans cette perspective, leurs décisions et actions doivent être guidées, comme nous l’avons rappelé plus haut, par la défense de l’intérêt social et la sauvegarde de la pérennité de l’entreprise.

De la même façon, l’organe de gouvernance et le management doivent travailler de manière rapprochée, coordonnée et complémentaire avec plus d’interactions; le management se concentrant sur la gestion du présent en priorisant les actions à mener et en veillant à assurer la continuité du business, l’organe de gouvernance devant se projeter davantage dans la gestion post-crise.

 

F.N.H. : Quels sont les points de vigilance de l’organe de gouvernance dans un contexte de crise ?

R. B. : Durant la période de crise, l’agenda de travail de l’organe de gouvernance doit être renforcé avec plus de réunions et une focalisation sur les points suivants :

• une relecture de sa mission au regard des nouveaux enjeux en termes de tensions et/ ou menaces pour la pérennité des activités de l’entreprise;

• une adaptation à cette situation inédite et particulière et l’adoption de nouveaux réflexes pour éviter l’érosion de valeur pour l’entreprise;

• le questionnement des limites, voire de la pertinence des outils et des indicateurs classiques de pilotage de l’activité et de la performance de l’entreprise, compte tenu de la modification des paramètres de gestion en période de crise;

• l’opportunité d’adapter les reportings (niveaux de détails, fréquence, objectivité, points de focalisation...) et de mettre en place un véritable tableau de bord de crise;

• la nécessité d’objectiver un diagnostic dynamique pour favoriser une réflexion et une prise de décisions collégiales efficaces;

• l’établissement de prévisions à la fois d’exploitation et de trésorerie et de scenarii de rebond sur les prochains mois et d’un plan de développement sur 2 à 5 ans;

• l’adaptation, voire l’inflexion ou le recentrage du businessmodel de l’entreprise.

L’enjeu durant la période de crise est de maintenir et de développer la confiance avec les différentes parties prenantes (clients, actionnaires, personnel, banquiers, fournisseurs, pouvoirs publics, associations professionnelles, communauté ...) et, pour ce faire, l’organe de gouvernance et le management, qui doivent donner le ton au sommet, travailleront en synergie et feront preuve de réalisme, responsabilité, crédibilité et détermination dans leurs décisions et actions. Ils devront par ailleurs se préparer à une éventuelle «épreuve au long cours», car rien ne laisse présager que cette crise sera passagère.

Dans ce contexte, leurs messages vis-à-vis des tiers devront être cohérents et transparents. S’agissant de la relation entre l’organe de gouvernance et le management de l’entreprise, le Conseil d’administration ou le Conseil de surveillance agira en soutien et support et veillera en particulier à :

• la clarification des rôles et des responsabilités respectifs du management et de l’organe de gouvernance et de ses comités spécialisés;

• l’implication du management par sa prise en charge adéquate et efficace de la gestion de la crise;

• l’adéquation du plan de continuité d’activité;

• la fiabilité du tableau de bord de crise pour le suivi de l’évolution de la crise et de ses impacts sur l’entreprise;

• l’identification et la gestion adéquate des risques;

• plan de relève des administrateurs ou managers en cas de maladie;

• la sauvegarde de la culture d’entreprise.

 

F.N.H. : La gouvernance d’entreprise connaîtra-t-elle de nouveaux modèles après cette crise ?

R. B. : Cette crise impose aux entreprises de revisiter leur mode de gestion et à repenser leur gouvernance en réinterrogeant en particulier leurs relations avec leurs parties prenantes et leur raison d’être. On assiste dans le monde, depuis quelques années déjà, à l’émergence d’un nouveau paradigme en faveur d’une plus grande responsabilité sociale à la faveur du Forum économique de Davos, du Business Roundtable, des grands gestionnaires de fonds du monde (BlackRock,Elliott..), de la poussée de l’investissement socialement responsable.

Ce courant invite les organes de gouvernance et le management à identifier leurs parties prenantes et à prendre en compte dans leurs décisions les impacts sur ces dernières; la RSE pouvant constituer un puissant levier de résilience, un axe stratégique générateur de performance et une source de développement du capital-confiance avec les parties prenantes.

Le Maroc n‘a pas échappé à cette lame de fond et s’est résolument engagé dans cette voie en adhérant aux objectifs du développement durable des Nations unies à l’horizon 2030. Une stratégie nationale a été mise en œuvre et a été accompagnée par diverses initiatives institutionnelles. Le secteur privé, quant à lui, a institué dès le milieu des années 2000 un label CGEM de responsabilité sociale avec plus de 100 entreprises labellisées à ce jour.

Malheureusement, l’observation sur le terrain de la situation et du comportement des entreprises lors de la pandémie a montré la persistance de gaps importants par rapport aux bonnes pratiques (sous déclaration à la CNSS des travailleurs, absence de rigueur et de discipline pour la mise en œuvre efficace des mesures de prévention de la pandémie...).

Il y a là une opportunité pour engager une réflexion approfondie sur le concept d’entreprise et sur une réforme de celle-ci en vue de jeter les bases d’un développement vertueux et responsable.

 

F.N.H. : Quels sont les enjeux humains de cette crise pour l’entreprise ?

R. B. : Les annonces du déconfinement étant faites, il me paraît important de partager quelques points d’attention pour l’organe de gouvernance et le management en vue d’accompagner les collaborateurs et les préparer aux adaptations post-crise. Il s’agit de :

• préparer leur accueil avec un accompagnement particulier des managers de proximité pour les «aider à aider».

• soutenir les collaborateurs et les aider à vivre au mieux la reprise en adressant leurs difficultés émotionnelles et relationnelles : prise de recul, recherche de solutions, expression des ressentis...

• résoudre leurs difficultés : peur de retourner au travail, risques de tensions dans les équipes, priorisation des activités, relations conflictuelles avec des clients plus impatients....

• rassurer, donner des points de repère, remercier : communication et comportement du management et des équipes de direction particulièrement bienveillant et rassurant pour répondre au très grand besoin de considération et de reconnaissance des efforts consentis par les collaborateurs pendant la période de confinement.

La crise a également mis les organes de gouvernance à rude épreuve. Elle a permis en effet de valider la robustesse de la gouvernance de l’entreprise et d’interroger le rôle, les responsabilités ainsi que la composition des Conseils en termes de compétences et d’apports de valeur.

Dans le contexte post-crise, il n’est pas impossible que les Conseils aient besoin de profils nouveaux (stratégie, RSE, digital, risques...) pour enrichir leur tour de table afin de remplir au mieux leur responsabilité fiduciaire et accompagner le développement et la transformation de l’entreprise.

Dans cette perspective, le recours à des administrateurs indépendants pourrait renforcer la diversité (compétences, genre, nationalité...) au sein des Conseils et constituer un véritable levier de performance.

 

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