Comment massifier les flux de capitaux vers l’Afrique (Entretien)

Économie : Cap sur le développement des pays en Afrique

Karim El Aynaoui, président du Policy Center for the New South


 

La question du financement des besoins en infrastructures du continent africain est une pierre d’achoppement sur laquelle butent les institutions traditionnelles qui financent le développement.

Dans cet entretien, réalisé en marge de l’Université d’été de la CGEM, Karim El Aynaoui décrit les mécanismes à mettre en place pour favoriser les flux massifs d’investissements vers l’Afrique.

 

Propos recueillis par A. Elkadiri

 

 

Finances News Hebdo : Lors de votre intervention à l’Université d’été de la CGEM, vous avez laissé entendre que les institutions de Bretton Woods étaient déconnectées des besoins réels du continent africain. Que vouliez-vous dire par là, et que faudrait-il changer selon vous ?

Karim El Aynaoui : Déconnectés n’est pas vraiment le mot. Ces institutions, notamment la Banque mondiale, continuent de financer le développement des pays en Afrique, et le Fonds monétaire international finance les crises de balance des paiements, quand elles ont lieu.

Ceci étant, ce sont des institutions qui ont été créées au sortir de la deuxième guerre mondiale, qui ont joué leur rôle, mais je considère qu’elles ne sont plus à l’échelle des enjeux du développement de l’Afrique.

Cette observation concerne surtout la partie financement du développement, donc essentiellement la Banque mondiale et l’institution régionale qu’est la BAD, qui n’est pas une institution de Bretton Woods à proprement parler, mais qui suit un peu ce modèle. On va laisser de côté le FMI qui est plutôt un mécanisme d’assurance contre les crises et qui doit continuer à exister.

Ces institutions devraient aujourd’hui, quelque part, être dédiées à l’Afrique, qui représente la dernière frontière du développement, avec quelques pays d’Asie. Deux questions fondamentales se posent alors : une question liée à la taille d’intervention et une autre au mode d’intervention. 

Cela ne veut pas dire, bien sûr, que le financement du développement n’est que public. En général, il est essentiellement privé. Mais ce qui me semble plus important, ce sont les mécanismes de garanties, et comment ces institutions peuvent s’organiser et transformer les modes opératoires du secteur financier pour avoir des flux de capitaux massifs qui s’investissent en Afrique, notamment dans les infrastructures.

 

F.N.H. : C’est précisément là où il y a un gros manque ?

K. E. A. : Oui, parce que les infrastructures sont intensives en capital, et peu intensives en main-d’œuvre. Les montants de financements sont très élevés, avec des rendements sur le très long terme. En général, dans les pays à bas revenu, cela ne peut être fait que par le public, ou dans le cadre de PPP (partenariat public-privé, ndlr) avec des mécanismes incitatifs.

Ce qui s’ajoute à cela pour le continent africain, ce sont des primes de risque élevées pour les investisseurs internationaux, et ce pour moult raisons. Le rôle de ces institutions (Banque mondiale, SFI notamment) serait plutôt de travailler avec le secteur financier et les gouvernements, afin de créer un cadre qui permette ces flux massifs d’investissements vers l’Afrique. Il s’agit essentiellement de systèmes de garanties, de revues des politiques publiques qui permettent de rassurer le secteur privé qui investit, etc.

 

F.N.H. : De tels mécanismes permettraient de financer les énormes besoins en infrastructures du continent ?

K. E. A. : Le besoin est estimé à 100 milliards de dollars en infrastructures, et seule une fraction de ce besoin est financée.

Par exemple : interconnecter le marché de l’électricité européen avec celui de l’Afrique nécessite des investissements massifs, avec des systèmes de réponse aux fluctuations de l’offre et de la demande avec des pools de garantie entre pays.

Ce sont des choses un peu complexes sur le plan politique, qui demandent de l’originalité dans la finance. Le secteur privé ne le fera pas naturellement; il faut donc subventionner au départ, et avoir les bonnes politiques publiques.

 

F.N.H. : Toujours par rapport à Bretton Woods, qu’en est-il de la représentativité des pays en développement ?

K. E. A. : Il y a eu une réforme de la Banque mondiale et du FMI qui ont élargi le poids de ces pays qui, aujourd’hui, représentent, si on inclut la Chine et l’Inde, une contribution à la croissance mondiale qui est supérieure aux pays du G7. Il faut donc leur donner une plus grande place dans la gouvernance.

La Chine, qui n’était pas tout à fait satisfaite de la place qui lui était accordée, a créé deux nouvelles banques : la Asian Infrastructure Investment Bank (AIIB) et la New Development Bank (NDB).

La Chine s’organise d’elle-même, et sa réponse à la problématique décrite plus haut, c’est la «Route de la soie». Elle a les financements, les entreprises pour construire, et le politique est là pour garantir, sécuriser les deals, et amener les financements.

Une réponse des partenaires traditionnels du développement (Etats-Unis et Européen) semble s’organiser. Les Etats-Unis ont annoncé 60 milliards de dollars de financement, les Européens sont en train de revoir leur relation avec l’Afrique dans sa globalité.

La Chine a répondu à ces besoins à sa manière. Une manière que je qualifierai d’hors-marché. Ce que je propose, c’est d’attirer des financements privés internationaux, qui s’investissent en Afrique en capital et non pas seulement sous forme de dette.

 

F.N.H. : Vous avez l’habitude de dire que le potentiel de croissance en Afrique est exponentiel ? Comment transformer ce potentiel en réalité ?

K. E. A. : Il y a de bons résultats en matière de croissance en Afrique. C’est le cas du Sénégal, de l’Ethiopie, du Rwanda, de la Côte d’Ivoire, entre autres. La question qui se pose est en fait celle de l’accélération du développement : vous pouvez doubler votre PIB tous les 10 ans, ou tous les 20 ans. En même temps, il faut le faire de manière soutenable, c’est-à-dire de manière «verte». C’est une opportunité extraordinaire pour l’Afrique que d’avoir une croissance pauvre en énergies fossiles.  De ce point de vue, l’Afrique est un bien public pour le monde. Il est essentiel pour l’l’humanité dans sa globalité que le parcours de développement du continent soit pauvre en carbone. Toutes les innovations technologiques dans le domaine qui sont faites dans les pays avancés doivent trouver des débouchés fantastiques en Afrique.

 

F.N.H. : Pourquoi cela n’est pas encore le cas ?

K. E. A. : Cela ne se fait pas car, comme je vous le disais, il faut l’organiser et le garantir. Le secteur privé est globalement dans une logique court-termiste, surtout dans les pays avancés.

Aux Etats-Unis et en Europe, ce qui compte, ce sont les résultats du prochain trimestre. C’est la raison pour laquelle l’intervention des gouvernements et la mise en place de mécanismes de garanties sont primordiales pour intéresser le secteur privé à ces investissements lourds, avec des rendements sur le très long terme et qui ont des impacts sociétaux très importants. Le politique a un rôle à jouer dans ces cas là. Cela ne va pas se faire naturellement.

 

F.N.H. : Parlons du Maroc. Quand on dit que le Royaume est un bon élève de Bretton Woods, il faut en penser quoi ?

K. E. A. : Cela veut dire, en résumé, que le Maroc a fait les réformes, en phase avec le consensus de Washington.

Il est vrai que le Maroc a beaucoup joué le jeu de la mondialisation. C’est un pays très ouvert, qui a signé de nombreux accords de libre-échange (ALE), dont nous bénéficions. Si le Maroc reçoit, en moyenne, depuis 15 ans, près de 3% du PIB d’IDE nets, soit un niveau significatif, c’est clairement grâce aux ALE. Un industriel étranger qui installe une usine au Maroc dans son processus de production, divisé sur plusieurs pays, et qui peut le faire ici comme si c’était en Europe, c’est quand même un acquis important, avec les effets de diffusions, au-delà du financement du compte de capital de la balance des paiements, sur le marché du travail. C’est comme cela que l’innovation se diffuse, avec des effets de cluster et d’agrégation intéressants.

 

F.N.H. : Le think tank que vous présidez est partenaire scientifique de cette Université d’été de la CGEM. Comment s’est faite cette association avec le patronat ?

K. E. A. : Un think tank, c’est à la fois un travail académique, rigoureux, empirique,  mais aussi le réalisme et la proximité avec les décideurs, qu’ils soient du secteur public ou du privé. A cet égard, nous avons signé avec la CGEM en juillet dernier un accord de partenariat intéressant. Nous voulons, en tant que think tank, être utile aux politiques publiques, mais aussi aux entreprises et au secteur privé. Cette dimension concrète est importante pour nous.

 

F.N.H. : Quel regard portez-vous justement sur ce secteur privé marocain ?

K. E. A. : Il m’a paru très ouvert, raisonnable, à la recherche de solutions, inquiet aussi probablement, comme beaucoup de monde, de ce tumulte au niveau mondial.

Il paraît par ailleurs assez soucieux d’être bien dans son environnement national, et donc à l’écoute des questions sociales, de l’emploi des jeunes, des questions d’inégalités, etc. Je pense donc que c’est une très bonne démarche. Quand on atteint une certaine taille, quand on est un groupement aussi important que la CGEM, on ne peut pas être «juste» entrepreneur.  ◆

 

 

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