En 1 an, l’économie marocaine a perdu 297.000 emplois. Au T3-2023, le taux de chômage a atteint 13,5%, selon le HCP, et environ un jeune actif sur deux est sans emploi au Maroc.
Entretien avec Youssef Guerraoui Filali, président du Centre marocain pour la gouvernance et le management.
Propos recueillis par Ibtissam Z.
Finances News Hebdo : Le taux de chômage a atteint 13,5% au T3-2023. Quels sont les facteurs qui ont conduit à cette augmentation significative du chômage ?
Youssef Guerraoui Filali : Aujourd’hui, le nombre de personnes en chômage a atteint 1.625.000 selon les chiffres du haut-commissariat au Plan (HCP). Chez la catégorie des jeunes, le taux de chômage est de l’ordre de 38%, ce qui montre l’ampleur de la destruction des postes d’emploi sur les tranches d’âge égales et inférieures à 24 ans. Le premier facteur expliquant cette situation est qu’on ne dispose pas d’une politique d’emploi intégrée qui permettrait de stimuler l’employabilité des jeunes, et à travers des dynamiques d’insertion et de recrutement public-privé. Sans vision ni plan d’emploi, le pouvoir exécutif ne pourrait faire baisser significativement le taux de chômage, et en l’occurrence améliorer le taux d’employabilité national, surtout dans un contexte marqué par le ralentissement de la croissance économique et la montée des incertitudes socioéconomiques liées aux différents conflits géopolitiques et géoéconomiques. Le deuxième facteur est que les efforts entrepris par le secteur public en matière d’emploi restent très mitigés. Les enveloppes budgétaires mobilisées sont en deçà des attentes et restent liées aux taux de croissance. Pour chaque point de croissance, on ne crée qu’environ 25.000 postes d’emploi, ce qui demeure insuffisant pour le lancement d’une nouvelle dynamique de promotion de l’emploi public. Le troisième facteur est que l’absence d’innovation en matière de création d’emplois au Maroc entrave l’employabilité de la population active inoccupée. L’emploi hors croissance n’est toujours pas d’actualité, et les synergies de création d’emplois restent très limitées, excepté l’ouverture de quelques usines chaque année. Celles-ci ne favorisant essentiellement que l’employabilité de la main-d’œuvre et non pas des cadres diplômés d’écoles et d’universités.
F.N.H. : Quels sont les secteurs qui sont durement touchés par le chômage ?
Y. G. L. : Depuis la crise sanitaire liée au Covid-19 et jusqu’à l’ère inflationniste actuelle marquée par les conflits régionaux armés, la majorité des entreprises marocaines a été impactée par ces événements, à l’exception des secteurs de la consommation domestique, de la distribution des aliments et des technologies de l’information et de la communication. De ce fait, les secteurs productifs ont subi un ralentissement des activités économiques, ce qui a conduit à des réductions ou suppressions de postes d’emploi. L’autre point majeur concerne la pluviométrie. Le recul des précipitations ces dernières années a provoqué la destruction de postes dans le secteur agricole ainsi que celui de l’agro-industrie. La transformation de la société marocaine post-Covid et la digitalisation accrue des acteurs économiques ont fait disparaitre bon nombre de petites et très petites entreprises marocaines de services, qui n’ont pas pu s’adapter aux changements technologiques actuels.
F.N.H. : Comment expliquez-vous la hausse du chômage très conséquente chez les jeunes ? Et comment peut-on rectifier le tir ?
Y. G. L. : Le chômage des jeunes est très alarmant, il est de l’ordre de 38% au trimestre 3 de l’année en cours. En effet, le gouvernement marocain n’arrive pas à créer une nouvelle dynamique d’emploi orientée vers les jeunes et dans les deux secteurs privé et public, non plus à lancer des projets nationaux en matière d’auto-emploi et la création des TPE et startups. Malgré tous les chantiers lancés au Maroc et les festivités et manifestations organisées autour de l’économie marocaine, le pouvoir exécutif n’arrive pas à en tirer profit pour la mise en œuvre d’une nouvelle politique contemporaine de l’emploi durable. La création de l’emploi hors croissance est une manière efficace pour remédier activement au chômage devenu structurel au Maroc. Les partenariats publicsprivés (PPP) autour de projets économiques pourvoyeurs de postes d’emploi destinés aux jeunes constituent le vif du sujet. A titre d’exemple, il s’agit en effet de la réalisation d’investissements productifs durables en zones «offshore» ou «libre», permettant de stimuler l’emploi auprès des jeunes.
F.N.H. : Avec les nouveaux diplômés qui arrivent chaque année sur le marché du travail, la situation risque de s’aggraver davantage. Que faut-il faire pour pallier ce déficit de l’employabilité ?
Y. G. L. : Au moment où chaque année de 400.000 nouveaux demandeurs d’emploi arrivent sur le marché, le gouvernement lance timidement les programmes «Awrach 1» et «Awrach 2», qui insèrent temporairement ou staffent plus vers le bas et ne concernent que la classe ouvrière, négligeant les lauréats et diplômés d’écoles supérieures et universités publiques ou privées. Tant qu’on n’aura pas cette audace politique qui mettra le Maroc en position de force et de négociation auprès des investisseurs marocains ou étrangers, on ne pourra créer assez de postes d’emploi pour nos jeunes. L’ouverture des succursales et nouvelles usines au Maroc doit être accompagnée d’un contrat social d’insertion des jeunes pour absorber le maximum de gens en quête d’un travail. En outre, il faut simplifier les procédures de financement et d’octroi des crédits d’investissement et prêts d’honneur adressés aux porteurs de projets.
F.N.H. : Encourager l’entrepreneuriat peut être l’une des solutions pour combattre le chômage. Qu’en dites-vous ?
Y. G. L. : La promotion de l’entrepreneuriat social et les porteurs de projets et startuppers constitue une idée propice de l’auto-emploi, mais elle n’est malheureusement pas exploitée au Maroc. Les programmes de financement lancés restent limités et les entités chargées du financement n’acceptent pas de prendre le risque avec les entrepreneurs. En revanche, la garantie et l’antécédent financier et bancaire du demandeur sont des facteurs très déterminants dans l’octroi du financement. A titre d’exemple, le programme «Forsa» est une grande déception. Pis, il a créé des problèmes auprès de certains jeunes qui se sont engagés financièrement dans ce processus de financement et à qui on a dit récemment qu’on a atteint l’objectif de financement, sans oublier le nombre de rejets de dossiers en fin de processus de formation et d’incubation. En outre, il n’y a pas de véritable accompagnement pour l’accès aux commandes et marchés publics, semipublics et privés. Les entrepreneurs sont livrés à eux-mêmes et souffrent pour le développement du carnet de commandes et portefeuilles clients. Les porteurs de projets, TPE et PE, n’arrivent pas à s’intégrer dans les chaines de valeur, parce qu’on favorise essentiellement les grandes et moyennes entreprises nationales et internationales.
F.N.H. : Le gouvernement marocain a pris plusieurs initiatives pour promouvoir le marché du travail, sauf que ces démarches restent insuffisantes et ne parviennent pas à réduire le taux de chômage. Selon vous, où est-ce que le bât blesse ?
Y. G. L. : Les initiatives portées par le gouvernement en matière de promotion du marché de travail sont en deçà des attentes, et n’ont pas une forte portée politique. Globalement, on est sur un sentiment de méfiance politique vis-à-vis des mesures prises par le gouvernement dans le secteur de l’emploi, et les indicateurs chiffrés actuels du HCP le prouvent. En effet, malgré la mobilisation de quelques milliards de dirhams dans les programmes «Awrach» visant à employer 250.000 personnes sur deux ans, le poids du secteur informel au Maroc est très important. Il représente environ 30% du produit intérieur brut et emploie une large population de jeunes et de personnes âgées en situation de précarité. Sans oublier que nous disposons chaque année de 400.000 nouveaux demandeurs d’emplois issus des grandes écoles et universités publiques et privées.
F.N.H. : A votre avis, quelles sont les solutions à mettre en avant pour réduire le taux le chômage ?
Y. G. L. : La réduction du taux de chômage doit passer par la création des postes d’emploi hors croissance, et cibler surtout les investissements productifs créateurs de valeur ajoutée, en l’occurrence des postes d’emploi durables. Par ailleurs, il est question de promouvoir l’entrepreneuriat auprès des jeunes parce qu’il génère de l’auto-emploi. Il faut se pencher sur les problématiques du «salariat» et de «l’entrepreneuriat» pour le traitement complet du phénomène du chômage du Maroc. Les PPP sont une solution efficace, mais il incombe à la partie publique de bien négocier à l’avance le contrat d’insertion social, qui doit toucher toutes les catégories de la population active (ouvriers, agents de maîtrise, cadres, cadres supérieurs…), en s’inscrivant dans la durabilité et l’évolution du travail.