L’artisanat traverse non seulement des années prospères, mais s’ouvre à des perspectives prometteuses. Entretien avec Fawzia Talout Meknassi, auteure et présidente-fondatrice du Réseau des femmes artisanes du Maroc.
Finances News Hebdo : Vous avez fondé il y a 16 ans, le réseau des femmes artisanes du Maroc, Réfam Dar Maalma. Parlez-nous de son apport pour développer le secteur ?
Fawzia Talout Meknassi : En effet, nous avons fondé le 30 mai 2008, sous la présidence effective de SAR la Princesse Lalla Meriem, le Réseau des femmes artisanes du Maroc - le Refam Dar Maalma. Son objectif principal est de renforcer l’automatisation, le leadership et les droits des femmes qui détiennent les merveilleux et riches savoirs traditionnels. Au moment de sa création, le Réseau comptait 120 femmes artisanes. Il est certain que le Refam a évolué avec ses femmes et avec le contexte marocain. Il compte actuellement plus de 5.000 femmes artisanes. Depuis plus de 20 ans, le Maroc connaît de nombreuses évolutions sur le plan social, économique, législatif et autres… Nous militons pour que ces milliers de femmes, soit 242.000 selon les chiffres du HCP, puissent contribuer dans le processus de développement de notre pays. Le Royaume a connu plusieurs évolutions qui ont fait de l’amélioration de la condition féminine, l’une de ses priorités.
F. N. H. : L’artisanat marocain regorge de produits issus du savoir-faire des artisans et de l’héritage culturel national. Qu’en est-il de l’évolution de ce secteur au Maroc ? Et quelle place prend le hand made dans le Made in Morocco ?
F. T. M. : Le Refam Dar Maalma a accompagné jusqu’à présent plus de 5.000 femmes détentrices du «savoir-patrimoine», provenant des 12 régions du Maroc. Avec une affirmation dénuée d’exagération ou de parti pris, nous pouvons certifier que ces femmes sont authentiques, résilientes, vivantes, joyeuses et enthousiastes. Une lecture des données suivantes du HCP publiées le 1er novembre 2023 sur le secteur de l’artisanat marocain, révèle ce qui suit :
• Les femmes dépassent les 50% de la population nationale ; • 21,3% de la population active occupée sont constituées de femmes;
• Les artisans, ouvriers qualifiés (sauf ouvriers de l’agriculture), des actifs occupés selon la profession et le sexe cumulent un taux de 19,6%, dont 10,6% sont des femmes;
• Entre les milieux urbain et rural, le nombre de femmes actives occupées et ouvrières qualifiées des métiers artisanaux est de 242.772.
En prenant le temps de scruter attentivement cette communauté, nous pouvons dire que ces femmes actives occupées et ouvrières qualifiées des métiers artisanaux sont réparties par région et par ordre croissant, à savoir :
• 10% sont basées à Marrakech-Safi; • 13,9% à Rabat-Salé-Kénitra; • 15,3% à Fès-Meknès; • 17,5% à Tanger-Tétouan-Al Hoceima; • et 22,7% à Casablanca-Settat.
D’où un cumul de 58% de la population active occupée. Ces femmes, aussi nombreuses soient-elles, ne figurent pas dans la nomenclature des métiers du Maroc. L’absence de l’artisanat dans la nomenclature des métiers au Maroc peut être due à plusieurs facteurs, selon des responsables souhaitant garder l’anonymat.
• D’une part, l’artisanat englobe une grande variété de métiers et de compétences, de la poterie à la menuiserie en passant par la bijouterie. Cette diversité peut rendre difficile son inclusion dans une nomenclature standardisée. • Certains métiers tels que coiffeur, pâtissier, pêcheur, etc. relèvent du secteur de l’artisanat.
L’activité se déroule dans de petites entreprises familiales ou en mono activité dans le domicile même de l’artisan, ce qui peut rendre leur classification dans une nomenclature officielle plus complexe. Par ailleurs, le ministère du Tourisme, de l’Artisanat et de l’Économie sociale et solidaire atteste que l’artisanat est le secteur employeur de premier choix. Il occupe le deuxième rang au Maroc, puisque la population active totalise presque 2,4 millions d’artisans.
Aussi, les derniers rapports publiés entre avril et octobre 2023 par la Maison de l’artisan s’intéressant aux 4 grands secteurs exportateurs de l’artisanat, et qui font partie des priorités de la stratégie 2030 du ministère de tutelle, révèlent d’intéressants résultats de performances. Une lecture de ces données révèle que le secteur de l’artisanat non seulement traverse des années prospères, mais promet également des perspectives encore meilleures. Et ce, compte tenu des estimations du potentiel annoncées pour 2023 et des taux de croissance à deux chiffres enregistrés au cours des dernières années. Cependant, toute stratégie devrait prendre en compte l’implication du mono artisan.
F. N. H. : «Dar Maalma» multiplie les sorties à l’étranger pour valoriser le savoir-faire marocain. Quelle contribution apportent les partenariats dans le développement du Made in Morocco ?
F. T. M. : En effet, depuis 2010, le Refam Dar Maalma s’appuie dans son travail sur la création, l’innovation et le développement international des ventes par son directeur artistique, le prodige de la mode et la haute couture Eric Tibusch. Ce dernier encadre nos artisanes pour pouvoir répondre aux exigences du goût européen. Grâce à lui, nous sommes entrés en contact en 2019 avec la Chambre des métiers de l’artisanat de Paris, en Île de France. Et depuis, nous avons développé un programme d’échange annuel comprenant des formations, des masters class, des visites d’ateliers et des expositions. Notamment l’exposition annuelle «la semaine des femmes artisanes du Maroc à Paris» : «Sefam Paris». Le journaliste de mode, Franck Clère, est le présidentfondateur de cet événement international. Le Sefam Paris et le programme d’échanges qui l’accompagne, permettent à nos artisanes d’évoluer dans le monde de l’industrie du luxe, de ses exigences et de la créativité. C’est aussi un tremplin pour de nouveaux débouchés, notamment auprès des designers, architectes, haute couture, hôtels étoilés et autres. A notre sens, il est temps de considérer autrement ces produits époustouflants de beauté réalisés par nos artisanes. Nous devrions déployer des outils à même de permettre de lier ces savoirs à l’industrie du luxe. Nos femmes détiennent des savoirs de créativité et un sens élevé d’adaptation. Leurs créations sont raffinées, uniques, variées, et elles ont certainement leur place dans ce monde du luxe. D’ailleurs, c’est dans cette perspective que cette année nous avons placé la barre assez haut en matière d’exigence pour le choix des produits exposés durant le SefamParis 2024.
Le résultat ne s’est pas fait attendre et a largement dépassé nos attentes. Trois articles ont été labellisés par la Chambre des métiers de l’artisanat de Paris : un châle tissé et brodé sur le mythique tissu bzioui, réalisé par Btissam Dbab, de Tétouan. Le deuxième produit labellisé est une Jellaba revisitée pour être portée en veste over size ou manteau. Elle est réalisée par Khadija Bourhim d’Essaouira. Le dernier produit à avoir reçu le label concerne des ustensiles de cuisine à base de produits recyclés réalisé par Malika Makdad, de Nador. Et bien sûr, le must de tous ces produits a été le sac Chada by Dar Maalma, un sac pensé et réalisé par nos artisanes. C’est un sac haut de gamme porté mains, synonyme d’un véritable accessoire de mode, gracieux, fonctionnel et sobre. Les femmes en raffolent car il est l’accessoire pratique qui pourra contenir tout ce dont elles ont besoin. Son tissu fait à partir de matière noble, réalisé par une technique de tissage ancestral et de fils précieux, ses couleurs, aux tonalités fraîches et variées, ses proportions harmonieuses et adaptées à un usage contemporain en font qu’il est conçu pour tous les âges et tous les types de femmes.
F. N. H. : L’artisanat est au cœur de l’économie nationale. Le Maroc s’est engagé depuis quelques années déjà à promouvoir le «Made in Morocco» au niveau international ? Comment jugez-vous les efforts menés par le Royaume dans ce sens ?
F. T. M. : Il est certain que le gouvernement, principalement le ministère de l’Industrie et du Commerce, déploie des efforts importants pour promouvoir le «Made in Morocco». Nous avons commencé à récolter les premières retombées. Néanmoins, il faudrait noter que le secteur des savoirs traditionnels constitue un vivier important, je dirais même inépuisable pour des produits Made In Morocco. Il est temps d’optimiser cette richesse qui ne l’est pas à ce jour.
F. N. H. : Quelle place occupe le volet juridique dans le Made in Morocco et que faut-il entreprendre pour mettre en avant ce secteur ?
F. T. M. : Le plus urgent à notre sens, et c’est d’ailleurs ce que nous réclamons sans cesse en tant qu’ONG, est de procéder à l’enregistrement de ces savoirs. Nous avons fait de nombreux plaidoyers dans ce sens. Actuellement, il y a un début au niveau de l’Unesco pour Tbourida, le caftan et le zellige. C’est une excellente initiative qu’il faudrait renforcer par le dépôt des marques et leur enregistrement auprès de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI). Le gouvernement marocain, représenté par le ministre de la Culture, a signé dernièrement une convention dans ce sens avec l’OMPI. Nous avons de grands espoirs pour protéger notre riche patrimoine national.
F. N. H. : En marge des échéances à venir (CAN 2025-Mondial 2030), le Maroc affiche clairement son ambition de faire du «Made in Morocco» une priorité. Quelle est votre vision en ce qui concerne ce point bien précis ?
F. T. M. : Des échéances importantes attendent le Maroc. Elles auront obligatoirement un impact direct sur notre économie à moyen et long terme, tous secteurs confondus. Certaines auront un effet de locomotive, d’autres y seront attachées pour suivre l’élan national. Pour l’artisanat, c’est l’occasion de faire décoller le secteur. Quand je parle de l’artisanat, je fais référence au mono artisan, pas à la PME artisanale. Le mono artisan devrait être impliqué, encouragé et motivé. Nous espérons que d’ici là, on aura voté la loi sur l’économie sociale, qui permettra aux décideurs de déployer les outils adéquats pour le décollage du mono artisan. Je reste persuadée que l’avenir de nos savoirs traditionnels est étroitement lié à son attachement à l’industrie du luxe.