Les Éditions Orion publient la deuxième édition de «Le pays où les pierres parlent», un recueil de poésie puisé à même le cœur pour un poète qui aime au-delà du dire la poésie et les poètes qui portent en eux ces flammes immédiates et cette étincelle qui entretient le feu à demeure.
Par Noureddine Bousfiha
Romancier et poète
C’est toujours une émotion que de voir paraître devant soi un authentique poète, lucide, indifférent aux clameurs bienveillantes qui, la plupart du temps, réduisent en cendres les flammes immédiates. Abdelhak Najib aime d’un tel amour la poésie, celle pour laquelle il consacre ici une œuvre personnelle, cherchant dans son écriture la volonté de dire et d’exprimer, donnant par ricochet la mesure à cette grâce qui rend à la poésie sa dignité littéraire. Quelque chose retient l’attention, un je ne sais quoi d’impérieux qui nous pousse à aller jusqu’au bout. Nous avons lu, faut-il l’avouer, ce recueil presque sans y prendre garde. Nous avons fait le vide en nous pour laisser la place à une masse intempérante d’images, de sonorités savamment ligaturées. Quelques jours après cette première lecture, à la faveur d’un éclair soudain, nous nous sommes souvenus d’une cascade irrépressible de fraîcheur qui émanait de cette poésie. Rien de spectaculaire. Pas de ruse. Pas d’apprêt mensonger. On ne saurait cependant ignorer l’intime qui tire de la musicalité des sentiments une fulmination fulgurante. A bien des égards, la vraie poésie ne garantit en rien une victoire sur la surenchère exacerbée de la logorrhée où l’on se perd à creuser inlassablement l’étymologie des mots, mais elle prémunit le logophile du déluge verbal. Nul doute en effet que Abdelhak Najib n’ait eu depuis toujours cette conception du langage qui consiste à faire entrer en résonance les mots. Y rendre compte aujourd’hui dans cette préface, c’est avoir la lourde tâche d’expliciter les motifs et les raisons qui nous permettent d’être avec une humilité appuyée, les ventriloques du poète, essayant tant bien que mal de supprimer la distance qui nous sépare de sa bulle, conscients de la difficulté d’approcher quelqu’un qui s’est soustrait du monde pour se mettre à l’écoute de la création, envisageant avec ce qu’il faut de révolte et de tendresse la défense de ce qui lui apparaît comme important et urgent : l’honnêteté de l’esprit.
Déchirements lents
Dans «Le pays où les pierres parlent» qu’il me choit de présenter, Abdelhak Najib se découvre tout entier, en écart des crispations et des déchirements lents. Le lecteur ne peut manquer d’être frappé par une pudeur délivrée des fastes. Il ne manquera pas non plus de passer du mythe et du symbole, à la réalité d’une façon d’être et de vivre qui réclame sa part de singularité parmi ses pairs. Cette réalité est don, souffle, pensée à laquelle le poète se sent mieux accordé. S’il lui a manqué un éclaireur pour mieux le faire connaître et l’imposer, il est à la veille de faire sa place dans la constellation des poètes qui ont un sens de la vie presque incandescent.
Ce recueil que nous venons de relire nous laisse une impression méditative. Nous sommes loin d’avoir clarifié l’enjeu le plus secret de cette expérience intérieure du poète. Du plus profond de nous-mêmes, nous pensons que ce dernier s’est révélé un remarquable orfèvre pour dire les frémissements de l’indicible. Oeuvre de splendeur, accomplie, si transparente qu’elle écarte tout ce qui pourrait l’aiguiller vers une littérature du passé, alourdie par des métaphores et par un maniérisme suranné sentant la naphtaline. Ainsi s’éclaire la sympathie que le poète nourrit à l’égard d’une secrète mystique qu’on découvre dans des textes magiques, des textes qui avancent à pas feutrés de peur de s’établir avec fracas.
Un conte merveilleux
Dans ce recueil réédité, le titre aurait pu être celui d'un conte merveilleux. Le poète tente, au hasard de la liberté et de l'imagination, d'extirper des puissances abyssales, une réminiscence obsédante qui s'inscrit comme un thème générique. La première leçon qu'on peut tirer est une sorte d'interrogation atterrée des blessures et du doute. Nulle nostalgie vaine à inscrire au fronton de la mémoire des hommes. Nul besoin d'un ailleurs hors de monde tangible pour s'effacer dans une destinée plus vaste.
Dès les premiers vers, le lecteur est convié à entrer dans l’antre fabuleux d'une poésie que les souffles portent et emportent. Recueil au rythme souple, aux vers sobres, dotés d’une grâce sûre pour exprimer sans qu'une voile ne vienne les draper, par-dessus l’épaule. Poèmes dépouillés qui s'écartent volontairement de l'ascétisme. Quel bonheur d'accéder immédiatement à la splendeur d'un langage audible qui tient sous son aile une réponse faite aux poètes qui savent tendre l'oreille à leurs murmures ! Le langage est sans scories; il biaise tranquille laissant dans son sillage des clartés dont le regard du poète se trouve être le référent. De là aussi la brièveté parfois de certains poèmes qui, en correspondance avec les thèmes majeurs du recueil, se réduisent dans leur cheminement au pur constat. Le seul frétillement perceptible est celui d'une voix vivante portée par un ton sans équivoque dans lequel s'inscrivent trois plaquettes : «La clef demeure feu noir», «Le livre retrouvé des Anunnaki», «Les stèles de l'apocalypse», distinctes, conjuguées, mises en évidence. C'est la gravité, la noblesse qui ont dicté sûrement de tels poèmes, arrimés à l'accord des horizons lumineux.
Ne rien trahir
En s'évitant le piège d'ajouter aux images des mots pour traduire son état d'âme, le poète recourt à une suprême ruse sensorielle pour chanter sa délivrance. Même le lecteur le moins avisé peut relever une espèce de décence qui voile sa substance pour ne rien trahir.
Dans la première plaquette, le poète se révèle manifestement un parfait ciseleur de formes, lapidaires parfois, extorquées aux mots implacables le plus souvent. Le coeur, les sens et la raison prévalent dans cette démarche. Nullement inquiet de son chant, le poète regimbe pour «apprivoiser le doute et en faire un allié». Tel que c’est posé, il sait que la sérénité doit prévaloir justement sur le doute et l'inquiétude, sur les naufrages du corps et de l'esprit.
«Le livre retrouvé des Anunnaki» est dissous d'avoir révélé en un tumulte assourdissant, la lumière d'un matin palpitant. Le récit en amont qu’on prête aux Anunnaki, bâti pour résister au temps, a été frappé d'interdit par les religions qui nous ont longtemps baladés. Le mot mystification est écrit par adjonction sur le visage de la foi. L'histoire de Ninhursag et Enki n'avaient-ils pas inspiré le jardin d’Eden et la création du monde ?(1) Les tablettes sumériennes faisant foi. Il faut être brutal, en ne ménageant ni le mythe ni la fable ni le réel pour le constater. Il est frustrant que l’histoire puisse se renier elle-même. La tragédie n’est pas dans le mensonge, elle est dans la peur servile. Prudent, le poète a su s'écarter de cette furie pour s'accomplir entièrement. Pour cela, il a dû mettre au pinacle de la nuit ceux qui travestissent l'histoire et ne pressentent même pas leurs fêlures. Le chantre veille, déplace les bornes, le cœur haut et l’âme fière. N'a-t-il pas pour fonction de s'étonner là où tout le monde se contente de croire à son propre récit ? «Plût au ciel que le lecteur enhardi et devenu féroce comme ce qu'il lit, trouve sans se désorienter, son chemin abrupt…», disait un certain Isidore Ducasse (2). Certes, nous contemplons le monde au miroir de nos conceptions. Est-il besoin de rappeler qu'il n'y a de langage et de pensées véritables que dans les vociférations du poète. C'est pour cette raison que celui-ci est décrié, honni par la société même qui le porte (3).
Donner à voir
L'autre plaquette, si occlusive qu’elle soit, déchiffre les «Stèles de l'apocalypse». Le poète évite le cynisme hallucinant pour évoquer subtilement quelques intimités aux accents rilkiens : celles des désirs inassouvis, des rêves brisés, des corps blessés moins faciles à guérir; celles encore des âmes qui aplanissent leurs montagnes. Le tout renvoie à une expérience personnelle de la maturité. Lorsque l’on accède au temple du poète après avoir foulé un mandala ouvert sur l’infini, on ne peut avoir le moindre doute quant à l'éblouissement qu'offre ce dernier en partage. C'est tout juste un moment de conscience poétique qu'il faut saluer dans ce projet où l’on note la patience avec laquelle, pour reprendre la formule éluardienne, le poète «donne à voir».
*Noureddine Bousfiha est aussi sociologue et sémiologue des arts et des littératures.
(1) Lire à ce sujet Pierre Javanovic, Le mensonge universel, Paris, Intemporel, 2002.
(2) Lautréamont, Les Chants de Maldoror.
(3) «Et quant aux poètes, ce sont les égarés qui les suivent. Ne vois-tu pas qu’ils divaguent dans chaque vallée, et qu’ils disent ce qu’ils ne font pas ? (Verset coranique; Sourate ‘Les Poètes’».
«Le pays où les pierres parlent». Abdelhak Najib. Poésie. Deuxième édition. Éditions Orion. Mars 2022. Disponible en librairies.