L es phases de sécheresse que connaît le Maroc depuis ces dernières décennies ont été à l’origine de la prise de conscience de la gravité du stress hydrique qui sévit dans notre pays. En témoigne le Discours de S.M. le Roi lors de l’ouverture de la nouvelle session du Parlement consacrée quasi exclusivement à cette problématique alarmante. En effet, si les politiques d’aménagement hydraulique entreprises à l’échelle nationale ont permis une gestion globale et intégrée de ces ressources, il n’en demeure pas moins que l’accroissement des besoins en eau pour les secteurs agricole, industriel et l’eau potable constituent une pression constante sur les ressources actuelles. Celles-ci subissent à la fois les aléas d’une demande croissante et d’une offre de plus en plus impactée par des facteurs climatiques extrêmes, d’exploitation intensive et de pollution qui caractérisent l’état de la ressource.
La pression qui s’exerce sur les ressources en eau, extrêmement limitées et tributaires des facteurs climatiques, est aggravée par les niveaux de surexploitation et de pollution, du moins dans les régions de fortes concentrations industrielles où les processus naturels ne suffisent plus à en assurer l’épuration. Dans cette perspective, le nouveau régime de l’eau consacré par la loi nº 36-15 sur l’eau, qui constitue désormais le fondement juridique de la politique nationale de l’eau, vise à remédier aux dysfonctionnements sécrétés par la pratique concernant la gestion de la ressource afin d’en améliorer leur gouvernance. L’un des apports de la loi nº 36-15 sur l'eau est manifestement l’encadrement juridique de la gouvernance des eaux souterraines, à travers le renforcement des outils de préservation et de gestion participative de la ressource par le biais des contrats de nappe et des milieux aquatiques.
La gestion participative de l’eau par le contrat de nappe
Il est essentiel de rappeler que l’exploitation des eaux des nappes s’inscrivait dans le patrimoine hydraulique séculaire marocain. L’eau est une source territoriale; les droits d’eau y jacents reposent sur des normes et des coutumes ancestrales, dont la diversité reflète celle des besoins des communautés pour l’alimentation en eau potable et l’irrigation. Le système de captage et de distribution d’eaux souterraines, qui repose essentiellement sur des puits, des séguias et des Khettaras, renseigne sur l'ancrage de la pratique participative qui a façonné l’organisation sociale dans plusieurs régions du Maroc. Cet ordre sera bouleversé par le recours massif à de nouvelles technologies de captage et de pompage qui vont lourdement impacter la disponibilité de cette ressource considérée longtemps comme inépuisable, dont l’accès est libre. SI la finalité du recours au contrat de nappe répond à des préoccupations tournées vers la maîtrise de la demande par l’arrêt des extensions et la gestion des prélèvements ainsi que la mobilisation de ressources en eau par la réutilisation des eaux usées et la recharge de la nappe; les diagnostics et scénarios relatifs à la rareté de cette ressource militent pour une prise en charge urgente du phénomène. Et ce, pour préserver les nappes surexploitées qui exigent la participation des utilisateurs d’eaux souterraines et des acteurs institutionnels dans la perspective d’une exploitation et d’une gestion rationnelle, durable et équitable de ces ressources, fondée sur la contractualisation.
La gestion des nappes par contractualisation
La contractualisation s’inspire des recommandations des instances internationales de réflexion sur la gouvernance en matière de gestion des eaux souterraines, et particulièrement de l’expérience française des contrats de milieux (des contrats de branche, de rivière, d’environnement et d’agglomération), concrétisée dès 1990 par le contrat de nappe d’Alsace qui vise à réduire les pollutions de toute nature, notamment d’origine agricole et industrielle et l’intrusion saline. Il s’agit, dans sa version initiale, «d’une action volontaire territorialisée, concertée et participative qui se décline en un programme d’action avec un échéancier déterminé sur un site hydrologique bien défini». L’appropriation de cet outil de contractualisation entre usagers et gestionnaires de la ressource par le Maroc, expérimentée dès 2007, fait suite à l’urgence que connaissaient les nappes de Souss et de Mnasra (dans le bassin de Sebou) en raison d’une surexploitation et un déficit qui menaçaient la pérennité de leurs ressources. Cette expérience pilote devait se poursuivre pour couvrir toutes les nappes du pays, notamment les nappes à risque élevé.
La généralisation des contrats de nappe sera d’ailleurs consacrée par la Stratégie nationale de l’eau en 2009. Un cadrage méthodologique de cet outil devait unifier, dans un premier temps, les modalités d’élaboration et de mise en œuvre du contrat de nappe par la circulaire interministérielle n° 4775 bis en date du 15 novembre 2013 (entre le ministre de l’Intérieur, le ministre de l’Énergie, des Mines, de l’Eau et de l’Environnement et le ministre de l’Agriculture et de la Pêche maritime) qui a proposé un modèle de «contrat type». Ce dernier prévoit, à cet effet, l’institution des mécanismes d’animation de la mise en œuvre du contrat, notamment un comité de pilotage, nommé et présidé par le Wali de région ou le gouverneur chargé d’assurer le suivi des orientations générales du contrat de nappe et l’arbitrage en cas de problèmes majeurs, et un comité de suivi qui en assure la réalisation de son plan d’action. L’encadrement juridique de la contractualisation par le contrat de nappe, en attendant l’adoption du décret qui va préciser les conditions et les modalités de son élaboration, est consacré par les dispositions des articles 115 et 116 de la loi sur l’eau. Elles précisent, dans un premier temps, que «l’agence de bassin hydraulique peut établir des contrats de gestion participative pour les nappes, portions de nappes, cours d'eau, tronçons de cours d'eau, lacs ou portions de lacs ou toute autre portion du domaine public hydraulique, en commun accord avec les partenaires et les usagers de l'eau ou du domaine public hydraulique concerné, en vue d'assurer l'utilisation durable et la préservation des eaux, du domaine public hydraulique et des milieux aquatiques».
La loi étend le principe à d’autres portions du domaine public hydraulique, sans pour autant proposer une définition exacte de ce procédé qui permet l’engagement des parties prenantes à concrétiser les objectifs collectifs d’une utilisation rationnelle et pérenne de ces ressources ainsi que son contrôle. Mais, paradoxalement, la loi limite ce procédé uniquement à la gestion des eaux de la nappe. À cet égard, la loi abandonne la terminologie de contrat de nappe qui a été pourtant proposée par l’avant-projet de la loi dans son article 121. Le législateur a consacré dans ce contexte la notion de la gestion participative. La participation revêt d’ailleurs dans la sphère environnementale une plus forte signification. En effet, l’intégration des citoyens dans la préparation des choix collectifs vise l'implication et l’adhésion d'un maximum de partenaires. L’eau, qui est un élément fondamental de l’environnement, devient ainsi un thème de la collectivité qui permet à la société civile et aux acteurs associatifs d’exprimer leurs attentes et inquiétudes. En ce sens que des choix collectifs entérinés par des décisions qui, au terme d'un processus participatif, sont «à la fois mieux réfléchies et plus facilement acceptées par leurs destinataires». Pour formaliser les engagements des parties prenantes dans ce cadre de contractualisation, plusieurs procédés ont été expérimentés, notamment, la convention-cadre avec conventions spécifiques, la convention et la convention GIRE, avec conventions spécifiques. Après la publication de la circulaire interministérielle, les projets se sont référés à l’appellation de contrat de nappe. La question de la terminologie semble actuellement actée avec l’adoption de la nouvelle loi sur l’eau en faveur de «contrat de gestion participative».
Contraintes et limites
L’appropriation par le Maroc de cet outil de gouvernance fondé sur les contrats de nappe ou contrat de gestion participative porté par les agences de bassins hydrauliques (ABH) n’a pas été totalement exempte de contraintes et de difficultés de parcours. Et ce, en raison de la nécessité des adaptations inhérentes au contexte local (particularités des usages de l’eau, besoins spécifiques et disponibilités de la ressource). En effet, les déclinaisons territoriales des textes juridiques n’ont pas été nécessairement couronnées de succès, car elles sont loin de répondre aux défis observés sur le terrain de la réalité. Ce décalage est d’ailleurs amplement mis en lumière par les diagnostics établis concernant la mise en œuvre des contrats de nappe et leur finalisation. Ces contraintes varient en fonction de l’environnement institutionnel, de l’échelle spatiale et des enjeux complexes entre différents acteurs locaux (publics et privés) autour d’usages d’eau parfois «concurrentiels, voire contradictoires». Les diagnostics s’accordent à résumer ces difficultés autour de thèmes pertinents, notamment l’adhésion des partenaires et le processus de concertation qui nécessitent une communication préalable et une sensibilisation ciblée des intervenants légitimes, qui prennent en considération les spécificités de la culture locale : «la gestion de l’eau est fortement influencée par les structures sociopolitiques locales qui déterminent les priorités de la politique hydraulique».
Sans l’adhésion de tous les usagers, un contrat de nappe perdrait de sa légitimité. Concrètement, «les usagers d’eau locaux qui ont un contact quotidien avec la ressource en eau apportent une perception et des savoirs différents de ceux des experts, permettant d’enrichir l’expertise technique des gestionnaires». L’insuffisance des moyens humains et financiers des ABH, qui ont la responsabilité de mettre en œuvre cet outil de gouvernance, ne leur permet pas, en l’état actuel, d’asseoir une gestion intégrée renforcée sur leur zone d’intervention. La mobilisation des fonds qui a accompagné la dynamique des contrats de nappe a certes permis à ces organismes de réactualiser leur base de données pour une meilleure connaissance de leur zone d’intervention, à travers les études effectuées dans ce sens, et d’acquérir un premier apprentissage des processus participatifs aussi complexes pour lesquels elles ne sont nullement préparées pour mener à terme de telles actions collectives. Si la loi sur l’eau a conforté l’assise juridique de la démarche participative et concertée de tous les acteurs intervenants, notamment les utilisateurs de l’eau posée par l’article 3 et le procédé de la contractualisation en matière de gestion des ressources en eaux souterraines consacrée par les articles 115 et 116; il n’en demeure pas moins que certaines zones d’ombre subsistent, que le texte d’application attendu ne pourra que partiellement clarifier.
La loi dispose que le contrat de gestion participative fixe son plan d’action, ses objectifs, sa durée, ses modalités et les droits et obligations des parties qui s’y engagent dans le respect des prescriptions du PDAIRE (les orientations et les objectifs du Plan directeur d’aménagement des ressources en eau). Cependant, la question qui se pose est de savoir quel serait le sort juridique du contrat en l’absence d’un tel document. Et l’article 116 de préciser que le contrat de gestion participative (CGP) est soumis à l’avis du conseil de bassin, mais il ne précise pas la nature juridique de cet avis qui ne peut être, nous semble-t-il, qu’un avis consultatif, puisque la décision d’approbation du CGP est du ressort du Conseil d’administration de l’ABH (selon les disposions de l’article 82), dont la composition n’est pas aussi représentative que celle du conseil de bassin plus large, regroupant ainsi presque tous les représentants des parties prenantes concernées (Décret n° 2.18.768 du 6 septembre 2019). Il aurait été plus judicieux de rendre cet avis obligatoire (avis conforme) pour renforcer l’ancrage de l’approche participative et concertée de la contractualisation. D’autant plus qu’il n’existe aucun texte qui normalise l’approbation du conseil de l’ABH.
Le contrat de nappe devrait s’inscrire dans le PDAIRE. Il en est de même de la pertinente question d’opposabilité des effets juridiques du contrat vis-à-vis des tiers (usagers de l’eau également) qui ne s’engagent pas dans ce processus de contractualisation. D’aucuns considèrent certes que ces types de contrat n’ont pas de portée juridique, car ils constituent «un engagement contractuel et financier entre les signataires». En effet, le CGP précise les droits et obligations des usagers de l’eau signataires qui s’engagent sur une base volontaire. Il est en effet admis que le respect des engagements contractés est souvent difficile à trouver, faute de mesures réglementaires, ce qui explique l’une des contraintes de la démarche. Le contrôle des prélèvements pose la problématique de la connaissance exhaustive des prélèvements, notamment agricoles existants sur la nappe, que l’ABH ne maitrise pas totalement. Les modalités du contrôle recherché par le CGP ambitionnent un équilibre entre l’autocontrôle hypothétique exercé par les usagers eux-mêmes, qui renforcerait celui exercé par la police de l’eau, dont les moyens humains doivent suivre ce processus. Les missions de la police de l'eau sont confrontées à plusieurs contraintes dans l'exercice effectif du contrôle qui lui est confié sur des bassins parfois très étendus et surexploités, notamment le profil et l’insuffisance du nombre d’agents commissionnés, eu égard à l'ampleur des tâches à accomplir et à l'étendue du territoire à couvrir; la coordination entre les services concernés par le contrôle (notamment le département chargé de l’eau, de l’ABH, des ORMVA), qui s’avère indispensable pour éviter les conflits de compétences et les contrôles multiples; des difficultés inhérentes à l'identification du propriétaire ou de l’exploitant des installations objet de l’infraction; le manque de suivi des verbalisations dressées par lesdits agents. Cette dynamique de la gestion contractuelle des nappes reste tributaire d’une volonté participative, pluraliste et responsable clairement affichée pour atteindre les objectifs de la gestion durable des eaux souterraines, car il est admis que les textes juridiques aussi perfectionnés ne peuvent à eux seuls réhabiliter la nature.
Par Kinana Es-said Professeur et expert juriste en droit de l’environnement