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Mécanisme de défaisance: pourquoi le projet de Bank Al-Maghrib risque de tarder

Mécanisme de défaisance: pourquoi le projet de Bank Al-Maghrib risque de tarder

Il n’existe pas de stratégie optimale de sortie d’une crise d’une telle ampleur.

Hormis la recapitalisation et lorsque la vente directe des actifs douteux se trouve restreinte par le manque de liquidité des acheteurs potentiels, la défaisance peut être l’une des options.

Toutefois, le droit marocain n’a pas prévu la cession de dettes et n’organise pas un régime juridique autonome en la matière.

Tour d’horizon avec Nawal Ghaouti, avocate au Barreau de Casablanca et dirigeante du cabinet Ghaouti Nawal Lawfirm.

 

Propos recueillis par M. Diao

 

Finances News Hebdo : Selon vous, pourquoi est-il opportun dans cette période de crise de mettre en place au Maroc des structures publiques ou privées de défaisance ?

Nawal Ghaouti : Tous les experts s’accordent à dire que la crise liée à la pandémie de la Covid-19 est totalement inédite tant par sa globalité que par ses effets dévastateurs sur l’ensemble des économies mondiales pour un temps non encore défini. Néanmoins, l’expérience due aux erreurs liées à la lenteur ou à l’inadéquation des différentes stratégies de sortie de la dernière crise de 2008, a permis cette fois une réaction rapide et massive des banquiers centraux, conjuguée à celle des Etats.

Ces derniers ont multiplié les aides aux ménages et prêts aux entreprises tout en gardant un œil attentif et inquiet sur leur système financier. Il était admis de concevoir, depuis une date récente, que certains établissements bancaires pourraient faire faillite mettant à mal le fameux adage «Too big to fail». Le cabinet McKinsey avait même publié fin 2019 une étude qui révélait dans le détail qu’un tiers des institutions financières mondiales étaient en voie d’être mises en défaut dans les mois qui suivraient, sans provoquer de vifs émois. Mais, en 2021, aucun gouvernement ne peut envisager un tel scenario dont l’issue serait fatale par effet domino à l’ensemble de son économie, en raison des difficultés étendues à toutes les institutions financières dans le même temps.

Paradoxalement, l’arrêt quasi total des activités commerçantes dû au confinement et mesures sanitaires n’a pas entraîné la vague de défaillances d’entreprises attendue dès l’été 2020. Les divers crédits garantis par l’Etat ont amorti pour un temps le choc de trésorerie qui est venu aggraver la situation déjà fragilisée, il faut le dire, de bon nombre de sociétés marocaines. Cependant, les perspectives pour le premier semestre sont pessimistes. On attend une vague importante de faillites des entreprises qui risquent d’entraîner de lourdes difficultés pour les banques qui les ont soutenues.

De manière étonnante, depuis mars dernier, aucun texte règlementaire ou législatif n’est venu amender pour un temps, fut-il provisoire, le livre V du Code de commerce afin de permettre une souplesse conjoncturelle salutaire dans le dispositif du droit des difficultés d’entreprises, propice à anticiper et amortir un tel cataclysme. Faute d’avoir envisagé des mesures préventives de ce phénomène en début de crise, il reste à imaginer aujourd’hui et dans l’urgence des solutions curatives. Il n’existe pas de stratégie optimale de sortie d’une crise d’une telle ampleur. Hormis la recapitalisation, et lorsque la vente directe des actifs douteux se trouve restreinte par le manque de liquidité des acheteurs potentiels, la défaisance peut être l’une des options.

L’idée de regrouper les actifs illiquides des banques et créances douteuses dans une structure spécifique communément appelée «Bad Bank» ou structure de cantonnement et chargée de les liquider n’est pas nouvelle. Elle a été utilisée aux USA dès les années 1980 et puis adaptée par différents pays européens suite notamment à la crise de 2008 avec, il est vrai, un résultat mitigé. A son origine, il s’agit d’un concept financier permettant de transférer à titre irrévocable une dette, avant son échéance, hors du bilan d’une entreprise à une structure ad hoc, dotée d’une personnalité juridique sous forme de structure de cantonnement. Les structures de défaisance sont présentées schématiquement comme pouvant revêtir deux types: publiques ou privées. Si la structure est publique, l’impact sur les finances de l’Etat est immédiat, avec l’inconvénient de faire supporter au contribuable la dette correspondante.

La structure privée peut naître au sein même de l’établissement en difficulté, avec ou sans garantie de l’Etat, en impactant cette fois les actionnaires en cas de moins-value lors de la cession des actifs. Dès le début de la crise en 2007, le Trésor américain avait encouragé le secteur privé à créer une structure de défaisance professionnelle pour absorber les créances douteuses bancaires, sans que cela soit suivi d’effet en raison de l’épineuse question de l’évaluation de tels actifs. L’idée d’une structure mixte publique-privée avait été envisagée un temps par le gouverneur de la Banque d’Italie sans y donner suite.

Les avantages du cantonnement sont nombreux: isoler les activités à problèmes de celles qui sont encore rentables, assainir les comptes et retrouver une capacité d’endettement, réduction du risque systémique, retour à une gestion des activités traditionnelles, une clarification des comptes permettant le retour de la confiance des partenaires, un temps plus long pour la cession des actifs qui leur permet de retrouver une rentabilité, etc. Cela n’empêche pas les vives critiques, y compris aux Etats-Unis, berceau de la défaisance, qui s’élèvent pour privilégier des solutions plus légères telles que des incitations fiscales pour pousser les banques à vendre leurs actifs en souffrance, ou des solutions plus radicales de nationalisation des banques en difficulté.

 

F.N.H. : Pourquoi, selon vous, les structures de défaisance n’ont pas encore vu le jour à l’échelle nationale, sachant que le système financier marocain est l’un des plus développés du continent africain ?

N. G. : Le Maroc a, en effet, engagé ces dernières années un mouvement remarquable de modernisation de son système économique et financier par des réformes visant notamment le secteur bancaire, de même que celui du marché des capitaux afin d’assurer une plus grande attractivité des investisseurs étrangers. La création de Casablanca Finance City est venue confirmer cette ambition nationale de faire de Casablanca une véritable place financière régionale conforme aux standards internationaux les plus exigeants et un hub vers l’Afrique. Cependant, la modernité ou le stade de développement d’un système financier ne nous parait pas être le seul critère dans le choix du recours au mécanisme de la défaisance. Des pays à des stades aussi divers de développement économico-financier que l’Allemagne, la France, l’Italie, l’Espagne, la Suède ou les USA ont eu recours à ces structures ces dernières années.

La Banque centrale européenne avait elle-même proposé en 2017 la mise en place de «société de gestion d’actifs» pour absorber les 1.000 milliards de créances douteuses issues de la crise de 2008. L’idée de la création d’une structure de défaisance nait généralement lorsque les établissements financiers se trouvent confrontés à deux problèmes majeurs : le manque de liquidité sur le marché interbancaire et la dégradation de leur solvabilité, tandis que les plans de sauvetage ne suffisent pas à restaurer la confiance et un fonctionnement normalisé du marché. Bank Al-Maghrib, depuis 2019, déclare réfléchir à des solutions de sortie de la conjoncture difficile liée à l’accroissement significatif des créances en souffrance du système bancaire dû notamment aux délais de paiement endémiques et fragilité du tissu économique. Les pistes retenues semblent être la titrisation des prêts ou la création d’une structure de défaisance qui prendrait la forme d’un «fonds de reprise des créances en souffrance».

Depuis mai 2020, BAM a mis l’accent sur ce dossier en lançant notamment une étude menée avec l’appui de la SFI pour décrypter la faisabilité technique et juridique de cette dernière option. Les nécessaires négociations menées avec tous les établissements bancaires dans le même temps pour une solution uniforme et solidaire malgré les disparités de leurs problématiques et actionnariat, risque, il faut le craindre, de constituer un facteur de ralentissement de ce projet.

 

F.N.H. : Pourquoi le droit marocain n’a-t-il pas prévu la cession de dettes et n’organise pas un régime juridique autonome en la matière ?

N. G. : Le dahir formant Code des obligations et contrats «D.O.C» a été élaboré en 1913, sous le protectorat, et a hérité de ce fait d’une très large partie des dispositions du code civil français de 1804. Ce texte reprend ainsi non seulement les outils et mécanismes juridiques de la première version de son homologue, liés au lien obligataire, source de tout contrat, mais il a hérité également des théories fondamentales de la tradition romano-germanique dans ce domaine.

Dans ce dispositif, le principe fondateur désigné comme «l’effet relatif des conventions» place l’obligation comme «un lien de droit personnel», qui s’oppose à l’idée qu’un tiers se retrouve créancier ou débiteur d’une obligation par l’effet d’un accord/engagement dont il est étranger. Alors que la question de la cession de créances «transport des obligations» a néanmoins été organisée de manière sommaire par le DOC, la cession de dettes comme régime juridique autonome s’en est trouvée exclue. Cette éviction s’explique par la définition même de l’obligation comme «un lien de droit par lequel une personne s’astreint envers une autre jusqu’à son dénouement naturel qui est le paiement». Les règles de notre droit viennent sécuriser cette opération économique d’engagement ou de prêt en liant le risque de l’inexécution à la personne-même du débiteur.

Rappelons par ailleurs que le terme «créancier» vient du mot latin «credere», qui signifie «croire», et confirme de ce fait l’importance donnée par notre droit civil à la sécurisation de la confiance que place le créancier dans son débiteur qu’il choisit pour des raisons tenant à sa solvabilité et patrimoine. Ainsi, la transmission de la dette et la substitution du débiteur originel par un autre débiteur qu’il n’a pas désigné avec pour conséquence la possible extinction de l’engagement correspondant, met à mal cette construction dans laquelle la protection des intérêts du créancier constitue la matrice du régime juridique de l’obligation. Mais tout système de droit est appelé à évoluer et à se transformer en interaction avec la réalité économique qu’il appréhende et sous la pression exercée par les interprétations jurisprudentielles d’une part, et du fait de l’influence d’autres régimes juridiques étrangers, d’autre part.

Pour preuve, le Code civil français a été réformé en grande partie par l’Ordonnance de 2016 qui a finalement consacré un régime autonome de la cession de dettes, rouvrant la brèche et le débat à une réflexion nationale déjà ancienne relative à une réforme profonde de notre DOC. Il s’agit là d’une entreprise délicate qui ne peut s’attacher à modifier ce point isolément, car le régime de la cession de dettes s’entrelace avec d’autres notions juridiques dont il faudra également revoir les dispositions dans le même temps, telles que la «cause des contrats».

 

F.N.H. : Selon vous, quelles sont les limites des mécanismes existants au Maroc afin de permettre aux entités de céder leurs passifs (subrogation, stipulation pour autrui, délégation novatoire) ?

N. G. : Lors des dernières décennies, la transformation des systèmes économiques et financiers a bousculé les corpus juridiques les plus avancés, puisqu’ils se sont trouvés confrontés à des montages et opérations de plus en plus sophistiqués visant à satisfaire et optimiser les principaux objectifs de l’entreprise : fonds propres, acquisitions, prise de contrôle, gestion du risque, refinancement de dette, scissions ou démantèlements, etc. On a vu ainsi se développer l’ingénierie financière, dont le vocable révèle l’idée de toute l’innovation et l’ingéniosité consacrée à imaginer des technologies nouvelles et produits financiers créatifs sans que les dispositifs légaux devant encadrer ces transactions évoluent au diapason.

Cette complexité des opérations et conceptualisation de nouveaux produits à visée économique, désorganise le droit positif des pays de tradition civiliste tels que le Maroc, et met en concurrence le droit des obligations et contrats non seulement avec les mécanismes voisins que l’on retrouve dans les règlementations et les pratiques bancaires, monétaires et financières, mais aussi avec les autres droits, notamment anglo-saxon, en révélant ses limites et carences. Les opérations dites de défaisance, si l'on évoque la création de «Bad Bank» citée en début d’interview, peuvent se faire par la voie de la titrisation et, à cet égard, l’adoption d’une loi moderne dans ce domaine (Dahir du 13 mars 2013 portant promulgation de la loi 119-12 modifiant et complétant la loi 33-06) est venue bousculer un autre pan du DOC, qui est la cession de créances, version inversée de la cession de dettes. Par ailleurs, l’«in substance defeasance» que d’aucuns traduisent par «annulation» correspond, selon une définition comptable, à une «technique de gestion de bilan qui porte sur des éléments de passif avec pour objectif d’atteindre un résultat équivalant à l’extinction d’une dette» et permet au débiteur (emprunteur) de gérer son risque d’insolvabilité.

Poser un texte dédié à la cession de ces dettes permettrait un encadrement juridique sécurisé de ces opérations si elles étaient adoptées comme solution de sortie de crise. Pour l’heure, les opérateurs économiques et institutionnels se contentent de faire application de mécanismes existants dans le DOC et qui permettent de contourner l’absence de ce régime juridique stricto sensu par des procédés civils voisins. Il est d’usage de les distinguer en deux types :

1- Les procédés qui permettent de réaliser indirectement une cession de dettes sans pour autant libérer le débiteur primitif :

• la délégation imparfaite, qui induit la coexistence des deux débiteurs engagés vis-à-vis du créancier dans deux obligations séparées : le débiteur initial (délégant) demande à son propre débiteur (délégué) de payer son créancier (délégataire) à sa place pour le libérer. Exemple : dans un marché, un sous-traitant en difficulté sur le remboursement de ses prêts demande souvent au maître d’ouvrage de payer directement sa banque au fur et à mesure de l’avancement des travaux.

• la stipulation pour autrui ou engagement de payer par un tiers au créancier, dans laquelle ce dernier acquiert un droit direct contre le promettant tout en conservant les bénéfices de la première obligation. Exemple : un dirigeant ou une filiale qui souhaite payer une dette en lieu et place d’une entité.

2- Les procédés qui permettent de réaliser une cession de dette tout en libérant le débiteur primitif :

• la novation par changement de débiteur: elle n’a pas la même nature que la cession de dettes véritable qui suppose un transfert de la dette, puisqu’elle éteint l’obligation primitive en créant une dette nouvelle. Exemple : la même situation du dirigeant ou filiale qui désire payer en lieu et place d’une entité, avec cette fois le consentement du créancier à libérer de son obligation le débiteur originel.

• la délégation parfaite : le créancier délégataire accepte l’engagement du délégué et consent formellement à décharger le déléguant. L’obligation originelle est éteinte, tandis qu’une nouvelle est créée entre le créancier et le nouveau débiteur. Exemple : la même situation d’une entreprise qui demande à son client final de payer en ses lieu et place directement sa banque, mais en échange de la mainlevée de cette dernière pour faire valoir le consentement de sa créancière à la décharger de son obligation. Il y a lieu de souligner par ailleurs, pour être plus précis, que cette question de l’absence d’un régime autonome de cession de dettes n’est pas le seul écueil légal au développement d’opérations de type défaisance permettant de liquider un passif.

En effet, le succès américain de ces procédés d’extinction de dettes par transfert comptable réside tout d’abord dans l’originalité, la polyvalence et la souplesse de la structure qui les porte en général : le Trust. Là encore, un fondement théorique hérité du droit civil français rend difficile l’adoption d’un procédé similaire : il s’agit de la «théorie de l’unicité du patrimoine». Alors que le droit anglo-saxon accepte la fragmentation de la propriété, indispensable aux montages financiers que nous évoquons (propriété du trustee ou ‘legal ownership’ et propriété du bénéficiaire ou’equitable ownership’). Avant nous, le législateur français a été confronté à cette même problématique, et après de longues années de discussions doctrinales enflammées, a fini par répondre aux attentes des acteurs économiques multinationales, notamment pour sécuriser la gestion et sûreté de leur patrimoine par un tiers.

Il a ainsi adopté en 2007 un texte spécifique instaurant un trust hexagonal : «la fiducie», à laquelle il a consacré un titre du Code civil, et l’a organisé comme une technique contractuelle cousine du trust anglo-saxon sans opter pour la liberté de la structure originale, puisque la fiducie est un contrat alors que le Trust est un acte unilatéral soumis à l’équity. La fiducie constitue un outil intéressant dans ce domaine, puisqu’elle renforce la sécurité des prêteurs sur les actifs du projet en cas de défaillance du SPV (Fonds commun de créances), comme elle peut également servir de structure de cantonnement et représenter un substitut au SPV. La fiducie peut également permettre le transfert d’entreprise nécessaire en temps de crise, composé de l’actif mais aussi du passif de celle-ci. Il sera intéressant de suivre les débats nationaux sur ce thème particulièrement sensible pour ses incidences fiscales également, tout en soulignant que le Maroc n’a ni signé ni ratifié la Convention de la Haye du 1er Juillet 1985 relative à la loi applicable au trust et à sa reconnaissance.

 

 

 

 

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