Bank Al-Maghrib a prévu une augmentation des transferts des Marocains résidant à l'étranger de 1,9% en 2024, soit 117,34 milliards de dirhams, et de 5,3% en 2025, pour atteindre 123,7 milliards de dirhams. Selon une répartition faite en 2020, près de 10% des transferts des MRE sont orientés annuellement vers l'investissement, principalement dans le foncier et l'immobilier. Environ 15% de ces transferts sont captés par l'épargne, alors que l'essentiel de ces envois est orienté vers la solidarité et le soutien aux familles. En outre, à peine 2% vont vers le secteur productif. Entretien avec Hassan Edman, professeur en économie et gestion à la Faculté des sciences juridiques, économiques et sociales d’Agadir.
Propos recueillis par Désy M.
Finances News Hebdo : Comment les transferts de fonds des MRE soutiennentils le pouvoir d’achat des Marocains ? Et quelle place occupent les MRE dans le paysage économique du Maroc ?
Pr Hassan Edman : Il convient de rappeler d’abord que la diaspora marocaine compte plus de 5,5 millions de membres répartis sur plus de 120 pays appartenant aux 5 continents. Ce réseau international de Marocains, ses moyens, son expertise et son attachement à la patrie forment un capital et des opportunités pour le développement économique du Maroc. Il importe également de signaler que la valeur des fonds transférés par les MRE est plus élevée que les autres flux financiers en direction du Maroc, tels que les investissements directs étrangers, l'aide publique au développement et les prêts privés. Ces transferts ont un effet direct et important sur la réduction de la pauvreté, notamment des familles et de l’entourage proche des MRE, via le mécanisme d’amélioration du pouvoir d’achat. En effet, les transferts de liquidité entraînent une augmentation des dépenses courantes, ce qui améliore le niveau de vie des ménages migrants. Le même impact se propage à la population des ménages non migrants par effet multiplicateur. L’apport en fonds des MRE prend souvent la forme de projets entrepreneuriaux implantés dans leurs régions d’origine. Bien qu’ils soient limités et peu diversifiés (principalement dans l’immobilier et le commerce), ces investissements contribuent au développement local par la création d’emploi et l’élévation des recettes fiscales, particulièrement locales (taxe d’habitation, taxe de services communaux, taxe sur les opérations de construction, taxe sur les opérations de lotissement, taxe professionnelle, débits de boissons…). De même, des revenus de plus sont injectés dans le circuit économique local, ce qui améliore le pouvoir d’achat des citoyens locaux. En réponse à la deuxième question, je dirais que la place des MRE dans l’économie nationale est de taille. Au-delà des répercussions immédiates sur l’économie locale de leurs régions d’origine ou de résidence au Maroc, leurs transferts en devises jouent un rôle crucial en agissant comme une soupape de sécurité et un gage de stabilité des réserves de change. Ainsi, les MRE se présentent non seulement comme de simples contributeurs financiers, mais également des garants des équilibres macroéconomiques et des moteurs de développement. Toutefois, je dois signaler que les transferts des MRE ne portent pas que des bienfaits à l’économie nationale. Ils peuvent provoquer des comportements rentiers et un effet inflationniste, par le mécanisme du «syndrome hollandais» (Dutch disease), entraînant ainsi une surévaluation du taux de change, ce qui aggrave le déficit commercial.
F.N.H. : Certains experts prévoient que ces flux pourraient représenter à moyen terme plus de 10% du PIB. Quelle est votre analyse par rapport à cela ?
Pr H. E. : Les données des rapports et des notes d’information sur la migration et le développement de la Banque mondiale, qui concordent avec les chiffres de l’Office des changes et de Bank Al-Maghrib, confirment cette perspective prometteuse. En effet, les flux de remise des fonds vers le Maroc dépassent constamment les flux d’IDE, d’où l’apport macroéconomique incontestable de ces fonds. L’apport immédiat de ces ressources financières réside dans l’alimentation continuelle de la caisse des avoirs extérieurs, sécurisant et améliorant ainsi la capacité du Royaume à financer ses importations. De plus, ces fonds versés soutiennent l’économie et contribuent à la création de la richesse nationale (PIB). Les canaux de transmission de cet apport au PIB sont la consommation, l’investissement et l’importation. Depuis 2019, la valeur des transferts suit une tendance haussière. De même pour la part des transferts de fonds des MRE par rapport au PIB, qui peut dépasser le record de 8,5% réalisé en 2007 et atteindre ainsi les 10% du PIB en 2025. Les projections dans l’avenir sont aussi optimistes pour différentes raisons. D’abord, la nature contracyclique des flux de fonds, qui ont tendance à augmenter à la suite des moments difficiles, soit dans les pays d’origine des migrants, soit dans les pays d’accueil. Ainsi, l’augmentation soutenue de ces flux ces dernières années, en valeur et en part au PIB, s’explique par le fait que nous sommes encore à la phase post-covid et post-séisme d’Al Haouz. Et puis, les MRE sont séduits par la baisse des coûts de transfert ainsi que la fluidité et la rapidité de la digitalisation de ces opérations. J’ajouterais à cela l’effet Qatar 2022 et des chantiers et projets prometteurs, de grande envergure, lancés par le Royaume, y compris l’organisation de la Coupe du monde 2030. A mon avis, l’attachement émotionnel des nouvelles générations de Marocains du monde au Royaume deviendrait plus fort, et leur engagement dans la vie sociale et économique de leur patrie serait plus intense. J’estime également qu’on a droit à l’optimisme, vu l’augmentation constante du nombre des migrants et l’évolution culturelle et sociale des nouveaux entrepreneurs MRE qui deviendront plus créatifs et plus aventuriers dans des investissements à forte valeur ajoutée. Il convient de dire que même avec une contribution de 10% au PIB, cela reste faible comparativement aux nations où l’apport de fonds de leurs migrants au financement des déficits du compte courant et des finances publiques est plus élevé. A titre d’exemple, selon la Banque mondiale, la part de ces flux au PIB au Tadjikistan est de 51%, 44% aux Tonga, 36% au Liban, 34% aux Samoa et 31% à la République kirghize.
F.N.H. : Comment sont réparties ces entrées de flux au niveau du Maroc ? Il est révélé que seulement 2% de ces flux vont vers le secteur productif et la majeure partie de l’investissement vers l’immobilier. Qu’est-ce qui cause ce fossé ?
Pr H. E. : Avant de discuter du pourquoi, je voulais d’abord présenter succinctement la composition des fonds transférés. Les dépenses de consommation courante représentent près de 71% de la structure globale. En deuxième position, avec près de 21%, on trouve des dépôts effectués auprès des institutions financières. Le reste, presque 8% seulement, est destiné à financer des investissements, de toutes sortes. Maintenant, dans les 8% des transferts monétaires qui vont à l’investissement, l’immobilier s’accapare l’essentiel de l’investissement, à plus de 80%. Loin derrière, viennent les autres secteurs représentant ainsi moins de 20% des fonds investis et presque 2% du global des flux monétaires émis par les MRE vers le Maroc. Je profite de l’occasion pour attirer l’attention quant aux inégalités inter et intra-régionales de l’utilisation des fonds transférés. Les investissements sont particulièrement importants dans certaines régions ou provinces d'origine, mais dans d'autres ils s'avèrent faibles, voire inexistants par rapport aux flux de transferts reçus. De manière générale, les investissements au Maroc, notamment hors immobilier, demeurent en deçà du potentiel et des ressources des MRE. Différentes raisons peuvent justifier ce phénomène. Le manque d’information et de savoir dans des secteurs producteurs mais nouveaux ou à haute technicité entrave le plein potentiel économique. De surcroît, les avantages fiscaux actuels et les mesures incitatives ne sont pas assez pragmatiques et avantageux pour stimuler des investissements lourds ou à grand risque. Outre ces raisons objectives, je vois que le facteur culturel et cognitif est aussi déterminant à ce niveau. L’entrepreneur marocain, bien qu’il réside à l’étranger, est généralement loin du profil «Schumpetérien», l’innovateur et le preneur de risques. Du coup, en l’absence de mesures incitatives plus fortes et plus ciblées, ils se créent des barrières cognitives à la diversification, entravant l'expansion dans d'autres secteurs économiques plus producteurs et plus rentables.
F.N.H. : Des enquêtes ont montré que les MRE seraient plus enclins à augmenter leurs transferts si les conditions économiques dans leur pays d’origine sont favorables. Doit-on dire que le Maroc ne présente pas assez d’incitations attractives pour attirer sa diaspora vers des secteurs plus productifs ?
Pr H. E. : Les obstacles qui entravent les investissements au Maroc, qu'ils soient entrepris par des nationaux, des étrangers ou des MRE, sont les mêmes ! Des manquements à l’attraction des initiatives entrepreneuriales, notamment des MDM, subsistent encore, malgré les discours officiels et les réformes mises en place. Les plus classiques et qui sont souvent relevées par les rapports des institutions publiques et privées et des ONG, sont d’abord la corruption et le favoritisme, surtout au niveau des licences, des autorisations et des marchés publics, et ensuite le régime foncier au Maroc, et très particulièrement les terres collectives. Malheureusement, outre l’attachement affectif à la terre d’origine et à la patrie, le Maroc n’encourage pas suffisamment les investissements de sa diaspora, encore plus dans des projets de grande taille et à forte valeur ajoutée. Les obstacles les plus importants incluent le manque de capital et de solutions de financement, la complexité des formalités administratives, le manque d'incitations fiscales ainsi que l’indisponibilité ou l’insuffisance de qualification de la main-d’œuvre demandée. Les secteurs les plus producteurs sont les plus exposés à ces entraves, du fait qu’ils sont souvent demandeurs de gros investissements initiaux en équipements et en constructions, des technologies avancées et des infrastructures techniques, ou encore de l’accompagnement et du soutien technique.
F.N.H. : Quelles sont les mesures d’accompagnement mises en place ou qui pourraient être mises en place par le Maroc pour encourager les MRE dans leurs projets d’investissement, de sorte qu’ils soient orientés vers des secteurs à forte valeur socioéconomique ?
Pr H. E. : Avant de parler de ce qui doit être fait pour combler les lacunes ci-haut, il convient de rappeler les mesures entreprises par l’État dans ce sens. En effet, le premier mécanisme d’appui et de financement des MRE dans leurs projets, MDM Invest, date depuis 2009, suspendu en 2011 et réactivé en 2015, puis renouvelé en 2021 et ensuite renforcé en 2024 par un deuxième mécanisme MDM Tamwil. Ce sont des formules de financement proposant à la diaspora marocaine des conditions de financement avantageuses, en appui prioritaire à des projets relevant de secteurs à forte valeur, tels que l’industrie et services liés à l’industrie, le transport et la logistique, l’énergie et l’économie verte, la technologie de l’information et d’autres. Dans un même élan, le ministère chargé des Marocains résidant à l’étranger, en partenariat avec la CGEM, a lancé une initiative permettant de regrouper tous les Marocains entrepreneurs du monde dans une 13e région économique virtuelle de la CGEM. Il s’agit d’un mécanisme permettant aux MRE d’accompagner le développement économique du Maroc et de disposer d’un espace d’échange, d’information, de soutien et d’orientation en leur faveur. Ensuite, le ministère de tutelle a lancé en juillet 2021 une plateforme digitale pour l’orientation et l’accompagnement des MRE désirant investir dans le Royaume. Ces actions d’accompagnement se sont enchaînées durant la même année 2021, par le projet Maghrib Belgium Impulse, lancé avec le soutien de l’agence belge de développement (Enabel) et offrant aux MRE résidant en Belgique porteurs de projets de l’accompagnement et de l’appui avant et post-création. Je pense que le chemin est encore long avant que nous réussissions à libérer le potentiel inexploité des MRE et leur expertise importante dans des investissements porteurs et diversifiés. Des mesures sont recommandées, à mon sens, afin de raccourcir ce chemin. Je cite, en premier lieu, la nécessité de plus d’allégement et de simplification des procédures administratives, principalement l’obtention d’autorisations et la régularisation foncière, qui demeurent les principales causes d’abandon de projets des MRE. J’estime également qu’il est opportun de revoir les avantages fiscaux, les programmes de formation et de sensibilisation, tant au Maroc qu'à l'étranger, le réseautage d’entrepreneurs nationaux et internationaux et l’engagement des ambassades et consulats du Maroc dans l’effort d'attraction des investissements des MRE.