Secteur pharmaceutique: «Une grande marge sur une misère, cela reste une misère»

Secteur pharmaceutique: «Une grande marge sur une misère, cela reste une misère»

Sur les 12.000 pharmacies au Maroc, le chiffre d’affaires global du médicament s’établit à 12 milliards de dirhams. Cela fait une moyenne d’un million de dirhams par pharmacie, et un bénéfice net de 8 à 10%.

Entretien avec Dr Souad Moutaouakkil, présidente du Conseil régional du sud de l'Ordre des pharmaciens d'officine (CROPS).

 

Propos recueillis par Ibtissam Z.

Finances News Hebdo : Les pharmaciens sont les professionnels de la santé les plus accessibles à la population. De par son statut, quel est le rôle du pharmacien dans la réussite de la généralisation de la couverture sanitaire ?

Dr Souad Moutaouakkil : Le rôle du pharmacien d'officine est très important dans la généralisation des soins et de la protection maladie au Maroc, en particulier à la veille de la généralisation des soins. Voici quelquesunes des tâches et responsabilités que les pharmaciens assument pour contribuer à cet objectif :

• Conseils et orientations : Les pharmaciens conseillent les patients sur les bonnes pratiques de santé et les orientent vers les soins appropriés en fonction de leurs besoins. Ils donnent également des informations sur les médicaments, les doses et les interactions médicamenteuses. En effet, c’est le premier espace consulté par les patients pour exposer leurs symptômes de par sa proximité géographique et la relation de confiance instaurée entre le patient et le pharmacien.

• Sensibilisation à la prévention : Les pharmaciens sensibilisent les patients à la prévention des maladies et des troubles de santé en leur fournissant des informations sur les modes de vie sains, la nutrition, l'exercice physique, la prévention des maladies infectieuses, la lutte contre le tabagisme, l’addiction et bien d’autres maux.

• Gestion des médicaments : Les pharmaciens aident les patients à gérer leurs médicaments, en leur fournissant des conseils sur la posologie, les effets secondaires et

l'observance du traitement. Ils aident également les patients à éviter les erreurs médicamenteuses en identifiant les interactions médicamenteuses. D’ailleurs, le pharmacien propose des alternatives en cas de besoin.

• Accès aux soins : Les pharmaciens aident les patients à accéder aux soins en les orientant vers des professionnels de santé spécialisés en cas de besoin. Ils permettent aussi aux patients d'obtenir des médicaments sur ordonnance et à comprendre les instructions de leur traitement.

• Education sanitaire et éducation thérapeutique : Les pharmaciens jouent un rôle primordial dans la prévention et l’éducation thérapeutique. Cela permet l'amélioration de l’observance des traitements et la promotion des comportements de vie saine, et donc l'amélioration de la qualité de vie des patients.

Le progrès de la médecine a pu augmenter l'espérance de vie à 78 ans en moyenne, mais en contrepartie nous avons l'augmentation de la prévalence des affections de longue durée (ALD). Du coup, le défi actuel de la médecine est d'être centré sur le patient dans le cadre d’une prise en charge pluridisciplinaire visant à améliorer la qualité de vie des malades, en rationalisant l’usage des médicaments et en développant davantage la prévention, l'éducation de la santé et l'éducation thérapeutique.

 

F.N.H. : Si la politique de santé repose uniquement sur le curatif, aucun budget ne serait suffisant et il n’y aurait pas de possibilité pour assurer la pérennité des caisses. Qu’en est-il ?

Dr S. M. : Effectivement, une politique de santé basée sur le curatif est vouée à l'échec, le préventif a un rôle primordial pour assurer la pérennité des caisses et la maîtrise des dépenses. Au Maroc, les chiffres du ministère de la Santé montrent une augmentation exponentielle des maladies chroniques comme l’hypertension artérielle (HTA) et le diabète, beaucoup plus dans le milieu urbain que dans le milieu rural. Un constat qui ne s'explique pas que par le mode de vie, mais aussi parce que ces maladies sont sous-diagnostiquées dans le milieu rural. En cause, la concentration des structures sanitaires publiques ou privées dans la ville, à l'exception d'un maillage des officines de pharmacie qui couvre toutes les régions, permettant ainsi une très bonne accessibilité aux médicaments et aux soins, même dans les zones de désert médical. Il faut savoir qu’à l’horizon 2030, 15% de la population au Maroc seront âgés de plus de 60 ans. Aujourd’hui déjà, une famille sur 7 compte un patient qui souffre de maladie non transmissible (maladies chroniques, cancer, maladie mentale, etc.). Aussi, il faut savoir que l’incidence de ces maladies est multipliée par 2 à 7 chez les personnes âgées de plus de 60 ans. Dans ce sens, toutes les études montrent qu’un malade sur deux souffrant de maladie chronique ou d’affections de longue durée (ALD) est non observant.

On peut donc prescrire le meilleur traitement, il sera inefficace s'il est mal ou pas pris. La iatrogénie médicamenteuse ou la non-observance sont responsables de complications des pathologies chroniques, et donc un coût supplémentaire exorbitant pour les caisses. D'où l'intérêt de la prévention et du suivi thérapeutique des pharmaciens, un rôle qui doit être valorisé, encadré et rémunéré. C’est d’ailleurs le cas dans plusieurs pays comme la France, le Québec et la Suisse, qui accordent de nouvelles missions aux pharmaciens, notamment la vaccination, le suivi des malades sous anticoagulants, l’éducation thérapeutique des patients asthmatiques, la prise en charge de certaines pathologies banales, telles que les angines, cystites ou encore mycoses cutanée, dépistage du cancer colorectal. Ainsi, toutes les études montrent l'impact de ces missions sur la maîtrise des dépenses en matière de santé et sur la pérennité des caisses. Il est important de rappeler que 51% du budget de nos caisses vont à la prise en charge des maladies chroniques et ALD, dont 27% pour la dialyse, les cancers, le diabète et le l'hypertension artérielle (HTA). Cela dit, à ce jour, il est donc regrettable Le rapport de la Cour des comptes est malheureusement biaisé, ambigu et critiquable. de constater que le pharmacien d’officine est écarté du chantier de la réforme du système de santé et que la politique du médicament est centrée uniquement sur le prix du médicament, ce qui est, à mon avis, un non-sens et un manque de vision de la part des décideurs. Ces derniers n'ont même pas à innover, mais juste se conformer aux recommandations de l’OMS sur les missions à accorder aux pharmaciens et qui sont consacrées par des textes de loi dans de nombreux pays comme la Suisse, le Canada et la France. Nous souhaitons que des efforts soient déployés, d’autant plus que des solutions existent réellement, face au chantier de la couverture sanitaire universelle, en impliquant tous les acteurs de l'écosystème. Une des missions importantes à accorder au pharmacien, à l'instar d’autres pays, et qui est sans nul doute l’un des moyens essentiels pour faciliter l'accès économique du médicament au patient, est le droit de substitution.

Ce dernier nécessite uniquement la mise en place par le ministère de tutelle de certains outils d’application, à savoir le référentiel de générique, la liste des excipients à effets notoires et la liste des principes actifs à marges thérapeutiques étroites. Rappelons que le taux de pénétration du générique au Maroc dans le marché privé s’élève à plus de 40%. Il est de plus de 92% dans le marché public au Maroc. Selon l’ANAM, dans le guide des médicaments remboursés (GMR), le nombre de génériques est de plus de 68%, le remboursement selon la loi 65-00 se fait à 70% du générique. Par ailleurs, la loi n’interdit pas le droit de substitution, il est donc anormal que les caisses refusent de rembourser les malades en cas de substitution. Vous comprendrez notre étonnement face à ce constat qui n’est ni en faveur du patient ni des caisses; le médicament a-t-il la confiance du secteur public et pas celui du secteur privé ? A qui profite donc ce blocage ? ! Faut-il le rappeler, la marge du pharmacien n’est pas un fardeau pour les caisses, puisque le remboursement de la majorité écrasante des médicaments se fait à 70% du prix public de vente (PPV).

 

F.N.H. : Quelles sont les actions à mener et les réformes nécessaires pour promouvoir la profession du pharmacien et mieux encadrer le secteur ?  

Dr S. M. : A l’heure de la décentralisation de l'administration sanitaire, il est urgent d’amender et de promulguer le texte de régionalisation du Conseil de l’ordre pour un meilleur encadrement de notre profession. Cela va permettre à chaque Conseil régional d’être l’interlocuteur officiel des groupements sanitaires territoriaux et de participer à la politique sanitaire adaptée à sa propre région. Établir une vraie carte sanitaire qui permettra la couverture de quelques zones enclavées par des officines, tout en leur permettant une viabilité économique d’exercer leur profession dans des conditions de vie dignes. Nous dépassons aujourd’hui les 12.300 pharmaciens, et sommes présents dans toutes les régions du Royaume, même dans les zones les plus reculées. En France, par exemple, les pharmaciens perçoivent des incitations économiques pour combattre le désert pharmaceutique. Dans les zones enclavées, les pharmaciens peuvent jouer un rôle majeur dans le suivi des malades hospitalisés à domicile ou dans la réussite de la télémédecine et télésoin, comme en France ou en Belgique. C’est ce qu’on appelle le médecin référent ou médecin de famille.

 

F.N.H. : Après la grogne parsemée de grèves, les syndicats des pharmaciens ont finalement eu gain de cause en parvenant à un accord avec le ministère de la Santé. Quels sont les tenants et les aboutissants de cet accord ? Et que va-t-il apporter ?  

Dr S. M. : Il est trop tôt pour parler d’un gain de cause ou d’une victoire. Néanmoins, il s’agit d’une ouverture de dialogue avec le ministère de tutelle qui a permis la suspension et non l'annulation de la décision de grève. Et ce, malgré le manque de confiance à l’égard de notre ministère qui, depuis des années, est resté de marbre devant nos revendications qui n’ont pas trouvé d’échos auprès des décideurs politiques. Ces derniers se sont cantonnés dans des promesses lors de réunions officielles ou à travers les médias. En signe de bonne foi, nous avons accepté l'accord de travailler dans le cadre des commissions de nos centrales syndicales avec le ministère de tutelle pour faire asseoir et valider nos propositions, à savoir valoriser l’acte pharmaceutique, assurer la dignité et la survie de l’officine afin de permettre à notre secteur de contribuer grandement au chantier de généralisation de la couverture médicale. Je reste convaincue de la valeur ajoutée des pharmaciens qui va permettre la réussite et la pérennité de la CSU.

L’aboutissement de notre dossier revendicatif sera bénéfique non seulement à la profession, mais également aux caisses de l’Etat et au citoyen. Il va en outre permettre de combattre le circuit informel et les fuites des rentrées causées par la fraude fiscale. En effet, le marché des dispositifs médicaux (DM) est beaucoup plus important aussi bien en volume qu’en valeur. La loi 17-04 précise que les DM stériles font partie du monopole du pharmacien. Or, la maîtrise de leur circuit de vente ou de dispensation dans la pharmacie nous échappe complètement. C’est également le cas des médicaments qui va permettre d’assurer leur traçabilité, leur sécurité et surtout la fixation et le contrôle de leur prix, ce qui n’est pas à l’ordre du jour actuellement. La spéculation bat son plein dans ce domaine, d’autant plus qu’il est monopolisé par le secteur informel, dont le chiffre d’affaires réel est sous-déclaré, sans parler des caisses de mutuelle qui subissent des pertes énormes en les remboursant à des prix exorbitants et des taxes douanières sous-évaluées à cause de la fraude des déclarations. C’est un fléau à combattre et c’est une niche très importante pour financer la couverture sanitaire universelle (CSU) et rationaliser les dépenses des caisses. C’est valable aussi pour les médicaments vétérinaires, de dermocosmétique et de compléments alimentaires qui doivent regagner les étagères des officines.

 

F.N.H. : La Cour des comptes a expliqué dans son récent rapport que les marges bénéficiaires des pharmacies sur le médicament sont élevées (elles oscillent entre 47% et 57%). Quel constat en faitesvous ?  

Dr S. M. : Le rapport de la Cour des comptes est malheureusement biaisé, ambigu et critiquable. L’analyse scientifique du rapport est erronée, car elle compare la marge du prix fabricant hors taxe (PFHT) avec la marge sur le prix de vente. Tout d'abord, quand le rapport retient 57% ou 47% et un forfait de 400 dirhams, il ne précise pas qu’il s’agit de coefficient par rapport au prix fabricant hors taxe PFHT et non d’une marge sur le prix de vente final qui ne dépasse pas en réalité 33,9% et 29,33% sur les tranches 1 et 2. C’est-àdire jusqu’au PFHT de 558 dirhams et un forfait de 400 dirhams. Au-delà, et quel que soit le prix du médicament de la tranche 4, c’est-à-dire que cette marge forfaitaire sur les médicaments onéreux peut être de moins de 0,4% au moment où la marge des pharmaciens des pays de comparaison retenus par ledit rapport peut atteindre 2.000 dirhams. D’ailleurs, dans certains de ces mêmes pays, les produits onéreux n'ont pas de marge commerciale, mais ils ont plutôt des compensations conséquentes.

Dans ces pays de comparaison et en dehors de la marge qui parait faible par rapport au Maroc et qui ne constitue chez eux que 20% du revenu du pharmacien, ils ont des rémunérations sur l’acte pharmaceutique, sur la dispensation de chaque boîte et de l’ordonnance, qui augmentent en fonction de l’âge du patient, des personnes âgées ou moins de 3 ans ou encore sur la dispensation pendant la garde. Sans parler des indemnités des pharmacies de zones du désert médical, des honoraires de vaccination et des honoraires des entretiens pharmaceutiques… L’approche scientifique de la Cour des comptes a omis de comparer le revenu global des pharmaciens d’officine, et même pour les marges de la tranche 1 et 2 qui paraissent élevées au Maroc. Une grande marge sur une misère, cela reste une misère. Au Portugal, par exemple, le pharmacien a une marge fixe et une variable qui augmentent par palier. Le rapport n’a retenu dans la comparaison qu’une seule marge.

Dans ce sens, une analyse critique par la Fédération nationale des syndicats des pharmaciens du Maroc (FNSPM) de ce rapport de la Cour des comptes va être incessamment envoyée à cette instance et au cabinet royal, et sera communiquée prochainement aux médias. Le danger de ce genre de rapport, d’une si honorable institution, qui émet des recommandations retenues sur la base de chiffres erronés et d'une analyse scientifique biaisée et inadéquate, risque de donner naissance à des décisions politiques qui achèveront une profession à l’agonie. Le pharmacien est depuis longtemps le premier recours du citoyen, surtout ceux et celles à faible pouvoir d’achat et qui n’ont forcément pas accès aux soins. Pour rappel, le chiffre d’affaires total du médicament au Maroc est de 12 milliards de dirhams.

Sur les 12.000 pharmacies, cela fait une moyenne d’un million de dirhams par pharmacie avec un bénéfice net de 8 à 10%. En France, par exemple, le chiffre d’affaires moyen par an et par pharmacie est de 1,7 milliard de centimes, également au Portugal, il est de 1,5 milliard de centimes. A noter que la consommation du Marocain par an et par habitant est de 530 dirhams contre 700 € en France (environ 7.743 dirhams). Le financement de la CSU ne devrait en aucun cas être aux dépens de la viabilité économique des différentes composantes du secteur du médicament. En Turquie, quand les laboratoires de l’industrie pharmaceutique se sont retrouvés endettés, il a été procédé à l’augmentation du prix de 4.000 spécialités. Et en 2022, les autorités ont augmenté la marge du pharmacien qui est calculée sur le prix du grossiste et non sur le prix du fabricant, comme mentionné par le rapport de la Cour des comptes. Le financement de la CSU doit se faire en augmentant la taxe sur tout ce qui est nuisible à la santé, notamment le sucre, le tabac ou encore l’alcool. 

 

 

 

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