Alors que le Maroc est confronté à une crise hydrique structurelle, Ghalia Mokhtari, avocate et auteure principale du Policy Paper de l’Institut marocain d’intelligence stratégique sur la souveraineté hydrique, plaide pour une réforme profonde de la gouvernance de l’eau en assurant une gestion équitable des ressources non conventionnelles et en bâtissant une citoyenneté hydrique durable. Entretien.
Propos recueillis par Désy M.
Finances News Hebdo : Le rapport de l’IMIS met en lumière l’«efficience illusionniste» et le «paradoxe de Jevons». Comment le Maroc peut-il mettre en œuvre une tarification progressive et des incitations fiscales pour briser ce paradoxe sans compromettre la stabilité des revenus ruraux ou la compétitivité des filières agricoles d'exportation ?
Ghalia Mokhtari : Le paradoxe de Jevons, appliqué à l’eau, décrit une situation où les technologies d’irrigation économes comme le goutte-à-goutte ne réduisent pas la consommation globale, car elles encouragent l’extension des surfaces cultivées ou des cultures plus gourmandes en eau. En effet, ce phénomène est particulièrement marqué au Maroc, où l’agriculture, fortement soutenue, consomme près de 86% des ressources hydriques. Afin de dépasser ce paradoxe sans compromettre la stabilité des revenus agricoles ni la compétitivité des filières exportatrices, trois leviers apparaissent essentiels. Le premier consiste à repenser en profondeur le mode de tarification de l’eau agricole. Il ne s’agit plus de facturer uniformément le volume prélevé, mais d’introduire une tarification progressive, différenciée selon les usages et tenant compte du caractère renouvelable ou non de la ressource mobilisée. Ce modèle doit également intégrer des critères de localisation, afin d’éviter que les zones les plus déficitaires en eau ne soient soumises à des dynamiques de surexploitation structurelle. En pratique, cela implique une réforme réglementaire, mais aussi un dispositif de comptage fiable, encadré juridiquement et techniquement.
Le deuxième levier est de construire une fiscalité agricole incitative fondée sur la valeur créée par mètre cube d’eau. Cette approche permettrait de hiérarchiser les usages non plus uniquement selon leur poids économique brut, mais selon leur efficience hydrique réelle. Une telle logique pourrait se traduire, par exemple, par la modulation des subventions à l’irrigation ou des aides fiscales, en fonction de la performance hydrique des cultures, mesurée objectivement. Cela suppose de renforcer la transparence des données, de construire des référentiels techniques sectoriels, et d’associer les filières à la définition des critères. Le troisième levier est de garantir un accompagnement différencié pour les exploitations agricoles les plus vulnérables. La réforme de la tarification ne peut réussir que si elle s’accompagne de mécanismes de compensation ciblée, de facilitation de l’accès au financement de la transition et de sécurisation des revenus dans les zones les plus sensibles. Cela suppose une action coordonnée entre les départements ministériels concernés, les agences de bassin, les organismes de crédit et les collectivités territoriales. En l’absence de cette composante sociale, toute réforme risquerait d’être perçue comme punitive et de susciter des résistances importantes. Rompre avec le paradoxe de Jevons exige ainsi d’allier exigence économique, équité sociale et rigueur environnementale. C’est à cette triple condition que le Maroc pourra orienter son modèle agricole vers une sobriété hydrique structurelle, sans fragiliser sa cohésion sociale ni ses équilibres territoriaux.
F. N. H. : Quels sont les leviers politiques et les réformes de fond les plus urgentes pour surmonter cette «gouvernance suspendue» et garantir une coordination efficace, des arbitrages clairs et une discipline d'exécution entre les multiples acteurs (ministères, agences de bassin, collectivités, ONEE, etc.) ?
Gh. M. : La gouvernance hydrique au Maroc souffre aujourd’hui d’un double déficit : un déficit d’effectivité institutionnelle, lié à l’inactivité prolongée de certaines structures clés comme le Conseil supérieur de l’eau et du climat (CSEC) ou la Commission interministérielle de l’eau (CIE), et un déficit de coordination opérationnelle, résultant de la multiplication des acteurs, de l’absence d’arbitrages hiérarchisés et du cloisonnement des compétences entre administrations centrales, agences techniques et collectivités. Cette situation que nous avons qualifiée dans le rapport de «gouvernance suspendue» fragilise la cohérence de l’action publique et ralentit considérablement la mise en œuvre des stratégies hydriques. Pour remédier à cette fragmentation, trois réformes de fond apparaissent prioritaires.
La première consiste à refonder le pilotage stratégique de l’eau au niveau central. Il ne s’agit pas uniquement de réactiver le CSEC dans sa forme actuelle, mais d’en faire une instance dotée d’un pouvoir réglementaire clair, capable d’édicter des normes d’exécution, de contrôler l’action des ministères sectoriels et de centraliser les arbitrages. À cet égard, la proposition que nous formulons de transformer le CSEC en Conseil national de l’eau et du climat (CNEC), rattaché à la primature, permettrait de conférer à la gouvernance hydrique un ancrage institutionnel fort, à la hauteur des enjeux transversaux qu’elle soulève. Cette réforme nécessite une base législative solide, mais également une volonté politique affirmée pour rompre avec la logique de fragmentation historique. Le deuxième levier repose sur la consolidation des mécanismes de coordination interinstitutionnelle.
Au-delà des structures formelles, il est indispensable de mettre en place un véritable écosystème de travail interministériel, fondé sur des conventions d’objectifs, des mécanismes de reddition de comptes et des indicateurs de performance partagés. Chaque acteur, qu’il s’agisse du ministère de l’Agriculture, de l’Équipement, de l’Intérieur, de l’Économie, ou encore de l’ONEE, doit pouvoir agir dans un cadre d’action concerté, aligné sur des objectifs communs, avec une obligation de résultats et non plus simplement de moyens. La relance de la Commission interministérielle de l’eau, assortie d’un secrétariat exécutif permanent, est essentielle pour assurer cette cohérence transversale. Enfin, la troisième réforme doit porter sur la clarification des compétences et des responsabilités à l’échelle territoriale.
Aujourd’hui, les agences de bassin, les collectivités territoriales, les régies, les sociétés régionales multiservices et les offices agricoles interviennent souvent sur des périmètres d’action mal définis, avec des chevauchements de compétences ou des lacunes de pilotage. Il devient impératif d’adosser l’ensemble de ces interventions à un cadre juridique rénové, qui précise le rôle de chaque niveau de gouvernance, sécurise le financement des missions locales, et renforce les capacités techniques et décisionnelles des acteurs de terrain. Cette consolidation de la gouvernance territoriale est la condition sine qua non pour rapprocher les politiques publiques des besoins concrets des usagers et des réalités hydriques spécifiques à chaque bassin. C’est donc à travers cette triple articulation, pilotage stratégique renforcé au sommet de l’État, coordination interinstitutionnelle rigoureuse et gouvernance territoriale clarifiée et opérationnelle, que le Maroc pourra sortir de l’inertie actuelle et instaurer une gouvernance de l’eau à la fois plus efficace, plus équitable et plus résiliente.
F. N. H. : Pour éradiquer la «crise silencieuse de la donnée», le rapport propose la mise en place d'une plateforme nationale de l’information hydrique (SNI-Eau) interopérable et ouverte. Quelles sont les étapes pratiques et les obstacles techniques les plus importants à anticiper pour construire et pérenniser un tel système unifié ?
Gh. M. : La gestion rationnelle et anticipative de l’eau repose sur un accès fiable, continu et partagé à l’information. Pourtant, comme nous l’avons analysé dans notre rapport, le Maroc fait face à une véritable crise silencieuse de la donnée hydrique. Cette crise se manifeste par une dispersion des sources d’information entre différents acteurs institutionnels, une hétérogénéité des formats, une absence d’interopérabilité technique entre systèmes et, surtout, une accessibilité extrêmement limitée, y compris pour les chercheurs, les collectivités territoriales ou les opérateurs privés. En pratique, cette opacité empêche l’élaboration de diagnostics convergents, fragilise la coordination entre institutions et affaiblit la transparence de l’action publique. La création d’une plateforme nationale ouverte, interopérable et accessible de l’information hydrique (Système national intégré de l’information sur l’eau – SNI-Eau) répondrait à une exigence à la fois stratégique et démocratique. Stratégique, car il s’agit de fédérer des données aujourd’hui éparses pour orienter efficacement les investissements, calibrer les politiques d’allocation et prévenir les risques de rupture d’approvisionnement.
Démocratique, parce qu’une telle plateforme offrirait enfin aux citoyens, aux élus locaux, aux associations et aux experts un accès lisible et structuré aux données essentielles sur la ressource, ses usages, sa qualité et son évolution. La mise en œuvre d’un tel dispositif implique plusieurs prérequis fondamentaux. En premier lieu, il faudra établir un cadre juridique clair fixant les obligations de remontée, de formatage et de mise à disposition des données, pour l’ensemble des institutions concernées. Cela suppose d’adosser la plateforme à un organe de gouvernance disposant d’un pouvoir de régulation des flux d’information. Dans cette perspective, l’hébergement de la SNI-Eau au sein du futur Conseil national de l’eau et du climat permettrait de garantir à la fois sa légitimité institutionnelle, son indépendance fonctionnelle et sa capacité de coordination multisectorielle.
En second lieu, il sera nécessaire de moderniser le dispositif de collecte de données sur le terrain. Cela passe par le renforcement de l’instrumentation des bassins versants, le déploiement de capteurs intelligents, l’intégration de la télédétection, ainsi que la consolidation des outils de géomatique à l’échelle locale. Ce réseau d’observation devra être soutenu par une infrastructure numérique robuste, capable d’assurer la transmission en temps réel, le traitement sécurisé et l’archivage systématique des données hydrologiques. Enfin, la réussite d’un tel projet dépendra de la capacité à pérenniser son financement et à mobiliser les compétences humaines nécessaires. Il faudra former des ingénieurs, des data scientists, des juristes de la donnée, et bâtir un partenariat étroit entre l’État, les agences de bassin, les universités, les laboratoires de recherche et les opérateurs technologiques. Sans cet écosystème technique et humain, la plateforme risquerait de rester une vitrine inopérante ou une base de données statique, sans réelle utilité décisionnelle. En définitive, la SNI-Eau ne doit pas être conçue comme un simple outil de centralisation, mais comme un levier stratégique de gouvernance intégrée, de transparence publique et d’aide à la décision. En la dotant d’une architecture claire, d’une autorité reconnue et d’un socle technique robuste, le Maroc peut sortir de l’ère des approximations hydriques et entrer pleinement dans une gestion fondée sur l’intelligence des données.
F. N. H. : La stratégie hydrique marocaine s'oriente résolument vers le dessalement et la réutilisation des eaux usées. Comment le Maroc compte-t-il garantir que ces solutions technologiques coûteuses, bien que nécessaires, n'accentuent pas les inégalités territoriales ou la dépendance financière ?
Gh. M. : Le recours accru aux ressources non conventionnelles, notamment le dessalement de l’eau de mer et la réutilisation des eaux usées, constitue un axe central de la stratégie hydrique du Maroc à l’horizon 2030. Ces solutions, portées en majorité par des montages en partenariat public-privé (PPP), répondent à une nécessité urgente de diversification et de sécurisation de l’approvisionnement, notamment dans les zones côtières et à forte densité urbaine. Cependant, leur développement rapide soulève des enjeux majeurs de soutenabilité financière, d’équité territoriale et de répartition des risques. La première difficulté réside dans le coût élevé de production de l’eau dessalée, qui peut atteindre entre 10 et 15 dirhams le mètre cube selon les projets, alors même que la capacité contributive de certaines populations, notamment rurales ou périurbaines, reste très limitée.
Dans ce contexte, il est impératif d’éviter la création d’un système hydrique à deux vitesses, où seules les zones solvables bénéficieraient d’un accès régulier à une eau de qualité. Cela suppose de mettre en place des mécanismes de péréquation tarifaire et de compensation, notamment via un Fonds national d’accès équitable à l’eau, alimenté par des redevances spécifiques sur les usages intensifs ou à faible efficience. La deuxième difficulté tient à la concentration des investissements dans les zones rentables, au détriment des territoires enclavés ou à faible densité. Il convient ici de rappeler que le droit d’accès à l’eau est un droit fondamental, inscrit dans l’article 31 de la Constitution marocaine et que l’État demeure garant de sa mise en œuvre effective sur l’ensemble du territoire national.
Le recours aux PPP ne doit pas conduire à une logique purement marchande de l’eau, mais s’inscrire dans un cadre régulé, fondé sur l’intérêt général. À ce titre, l’État a un rôle essentiel à jouer dans la planification des investissements, la sélection des projets et la définition des zones prioritaires, en intégrant des critères sociaux et territoriaux explicites. Le troisième enjeu concerne la répartition contractuelle des risques et des engagements financiers entre les partenaires publics et privés. Trop souvent, les montages actuels transfèrent une part excessive du risque économique sur les budgets publics ou les usagers finaux, sans contrepartie suffisante en matière de performance, d’innovation ou d’accessibilité. Il devient donc urgent de renforcer la qualité juridique des contrats de concession ou de gestion déléguée dans le secteur de l’eau, en y intégrant des clauses précises sur la réversibilité, la performance environnementale, le contrôle tarifaire et les obligations de service universel. Cela suppose de former les acteurs publics à la négociation contractuelle, de mieux encadrer les procédures d’appel d’offres et d’assurer un suivi régulier de l’exécution des projets par des autorités indépendantes. Ainsi, la transition vers les ressources non conventionnelles ne peut être seulement technique ou financière. Elle doit être institutionnalisée dans une vision intégrée de la justice hydrique, articulée autour de principes de solidarité territoriale, de responsabilité partagée et de transparence contractuelle. À cette condition, le dessalement et la réutilisation des eaux usées pourront devenir de véritables leviers de souveraineté hydrique, sans creuser davantage les inégalités sociales ou géographiques.
F. N. H. : Comment le Maroc peut-il passer d'une reconnaissance formelle à une implication réelle et efficace de ces acteurs locaux, et comment cette «citoyenneté hydrique active et durable» peutelle être bâtie pour garantir une adhésion sociale aux politiques de l'eau ?
Gh. M. : Le cadre juridique marocain reconnaît formellement le rôle des collectivités territoriales et des associations d’usagers dans la gouvernance de l’eau, notamment à travers la loi 36-15 relative à l’eau, la loi organique sur les collectivités et les textes encadrant la gestion décentralisée des services publics. Pourtant, dans la pratique, ces acteurs demeurent largement marginalisés. Ils sont rarement associés à la planification, disposent de moyens humains et financiers très limités, et peinent à exercer une influence effective sur les décisions liées aux projets hydrauliques, notamment lorsqu’il s’agit de projets à fort impact environnemental ou social. Le passage d’une reconnaissance formelle à une implication réelle suppose d’abord un renforcement des moyens juridiques et budgétaires des acteurs locaux. Cela implique d’octroyer aux collectivités territoriales une part plus claire des compétences en matière de gestion de l’eau, non seulement dans l’entretien ou l’assainissement, mais aussi dans la programmation des investissements, la participation à l’évaluation des projets, ou encore la gouvernance des ouvrages de proximité. Cette responsabilisation doit s’accompagner d’un transfert de ressources humaines, financières et techniques permettant aux collectivités d’exercer effectivement leurs missions. Ensuite, il est nécessaire de réformer le fonctionnement des comités de bassin pour en faire de véritables instances de débat et de régulation territoriale.
Aujourd’hui largement consultatifs, ils devraient être dotés d’un pouvoir de saisine suspensive ou d’avis conforme sur les projets hydro-intensifs, notamment ceux qui affectent les nappes profondes, les territoires oasiens ou les zones à fort stress hydrique. Une telle réforme renforcerait l’acceptabilité sociale des projets et garantirait que les intérêts locaux soient pris en compte dès la phase de conception. Mais au-delà des institutions, il s’agit aussi de construire une citoyenneté hydrique active et durable. Cela suppose d’intégrer pleinement la question de l’eau dans les programmes éducatifs, dans les campagnes de sensibilisation, dans la formation des élus locaux et des professionnels du territoire. L’eau ne doit plus être perçue comme un simple service technique, mais comme un bien commun exigeant des comportements responsables, une vigilance citoyenne et une culture de la sobriété. L’expérience de certains pays comme l’Espagne ou les Pays-Bas montre que la gouvernance de l’eau ne peut être durable que si elle repose sur une adhésion forte des usagers, nourrie par la transparence, la participation et la responsabilité partagée.