La régionalisation avancée au Maroc représente un chantier ambitieux visant à renforcer la gouvernance locale et à promouvoir un développement équilibré et inclusif. Ayant fait de ce sujet son cheval de bataille, Hassan Edman, professeur en économie de gestion à la Faculté des sciences juridiques, économiques et sociales d’Agadir, nous explique les contours de ce projet d’envergure. Détails.
Propos recueillis par D.M
Finances News Hebdo : Qu’est-ce qu’on entend par régionalisation avancée ?
Hassan Edman : La régionalisation avancée est une nouvelle démarche s’inscrivant dans un long processus de décentralisation au Royaume depuis son indépendance. La nouvelle configuration régionale vise un nouveau mode de gouvernance territoriale, confiant un véritable pouvoir exécutif d’initiative et de décision aux conseils régionaux, suivant un cadre législatif et réglementaire avancé, tout en mobilisant plus de ressources pour le développement des régions et l’atténuation des disparités interrégionales en matière de développement économique, social et durable. En effet, la régionalisation avancée coïncide avec la mise en place, en 2015, de la nouvelle forme régionale, avec un nouveau cadre administratif et législatif accompagné de nouvelles transformations des politiques publiques, mettant la région au centre de leurs projets et de leurs actions.
F.N.H. : Quels impacts tangibles la régionalisation avancée a-t-elle eu sur le développement économique et social des régions depuis son lancement, et comment ces impacts sont-ils mesurés ?
H. E. : Depuis son lancement, il y a maintenant 9 ans, la nouvelle configuration régionale a permis une dynamique régionale palpable, malgré le fait qu’elle n’ait pas encore atteint le niveau escompté, pour différentes raisons. Le premier changement tangible réside dans l’augmentation des ressources financières et humaines mises à disposition des régions/ collectivités pour réussir l’exécution de leurs programmes de développement régional (PDR). Ainsi, le nombre des fonctionnaires de l’administration des régions/collectivités est passé de 378 en 2008 à 865 en 2023, soit une augmentation de 30%. A leur tour, les ressources financières ont enregistré une évolution significative, vu qu’elles ont été multipliées par 12 durant la période 2015-2022, passant ainsi de 771 MDH à 9,25 milliards de DH (MMDH). Encore, la nouvelle régionalisation a doté les régions d’une véritable machine de concrétisation des projets régionaux. J’entends par là l’agence régionale d’exécution des projets (AREP), qui a beaucoup apporté à la réalisation des programmes et projets régionaux, notamment au niveau de passation des commandes, d’assistance juridique et d’ingénierie technico-financière. Notons que, et depuis leur création, le nombre des projets des régions ainsi que le budget d’investissement, confiés aux AREP ont connu une hausse soutenue. A cela s’ajoute la contractualisation Etat-régions qui s’est renforcée depuis l’entrée en vigueur de la nouvelle région 2015. Il s’agit d’un mécanisme de concrétisation des principes de convergence et de coordination entre l’État et les régions, particulièrement par l’opérationnalisation effective des compétences partagées des régions. Depuis 2015, 4 contrats programmes État-régions ont été conclus pour un montant de 23,5 MMDH couvrant 197 projets de développement. Tout cela a fait que la contribution des régions au PIB national s’est élevée de 966.077 MDH en 2015 à 1.273.281 MDH en 2021 (soit 58% du PIB national). Dans le même cadre, l’investissement public engagé par les collectivités a enregistré une hausse de 278% durant la période 2016-2021, passant ainsi de 2,19 MMDH à 8,27 MMDH.
F.N.H. : Que pensez-vous de l’implémentation effective du processus de déconcentration et décentralisation administratives, qui est une condition indispensable pour l’aboutissement d’une régionalisation avancée effective. Et comment la Charte nationale de la déconcentration et la loi 111-14 sur les régions se complètent-elles pour assurer une déconcentration et une décentralisation efficaces ?
H. E. : Absolument, il n’y aura pas de régionalisation avancée effective sans administration infra-étatique proche et ancrée dans la région et des structures administratives indépendantes et maîtres de leurs décisions. Il importe de combiner deux modes d’intervention, tantôt une administration territoriale décentralisée, tantôt une administration étatique territorialisée ou déconcentrée. Je tiens à rappeler que ce processus accompagnateur de la régionalisation avancée trouve sa première source dans la Constitution de 2011. En effet, les articles 1, 135 et 136 reconnaissent, dans l’unité politique, les expressions de la diversité territoriale ainsi que la libre administration des collectivités territoriales, notamment par des structures administratives gérant des intérêts particuliers (régionaux ou territoriaux) distincts de l’intérêt général. Ensuite, la mission a porté sur le cadre juridique, à travers l’adoption de la loi organique 111-14 et ses textes réglementaires d’application et la charte nationale de la déconcentration administrative. La loi organique régissant les régions 111-14 et la charte nationale de déconcentration administrative forment deux cadres juridiques, certes de deux modes d’organisation administrative différents, mais qui se complètent. En effet, la décentralisation et la déconcentration administrative favorisent le travail collectif et fructueux des parties prenantes de la région, qui sont hétérogènes de nature. En ramenant le processus de prise de décisions et les démarches d’exécution, de suivi et d’évaluation à des niveaux régionaux ou infrarégionaux. Ce qui réduit la zone des conflits et intensifie les interactions consensuelles et concertatives.
F.N.H. : La régionalisation avancée a-t-elle réussi à passer de la région administrative à la région économique ? Dit autrement, a-telle stimulé les 12 nouvelles régions à assurer efficacement et correctement leur fonction économique ?
H. E. : Effectivement, et comme vous venez de le dire, mais aussi par référence à la loi organique 111-14, la région a surtout une vocation économique, tandis que les préfectures et provinces (les conseils) ont une fonction sociale, et les communes se chargent des affaires de proximité. Maintenant, est-ce que la régionalisation avancée a doté les régions des intrants requis pour qu’elles remplissent pleinement leur fonction économique ? A mon sens, il n’y a pas de réponse affirmative ou négative ferme. Je m’explique : Les régions créent actuellement, par rapport à l’ancienne configuration régionale, plus de richesses et leur contribution au PIB national a tangiblement augmenté. Mais, la grande insatisfaction réside dans les écarts interrégionaux, parfois injustes. Par exemple, les crédits d’équipement alloués par la région Souss-Massa à l’AREP, durant la période 2016-2022, a atteint 1.579 MDH, contre seulement 55,15 MDH pour l’AREP de la région Marrakech-Safi. Mêmes disparités au niveau des employés des AREPs, 57 employés à l’AREP de Béni Mellal-Khénifra contre seulement 9 à Guelmim-Oued Noun.
Le constat est le même au niveau des agrégats économiques régionaux. Les disparités économiques continuent à s’accentuer. En 2021, par exemple, 3 régions génèrent plus de la moitié du PIB national (58,6%), qui sont la région de Casablanca-Settat (32,2%), Rabat-Salé-Kénitra (15,9%) et Tanger-Tétouan-Al Hoceima (10,5%). Aussi, en 2021, uniquement 4 régions ont pu avoir un taux de croissance supérieur à la moyenne nationale (8%), à savoir la région de Fès-Meknès (12,7%), de Béni Mellal-Khénifra (10,4%), de Tanger-Tétouan-Al Hoceima (8,7%) et de MarrakechSafi (8,5%). Le même phénomène alarmant a été enregistré, selon les données de HCP, en termes des autres agrégats de production, de consommation et de distribution de la richesse. J’attire votre attention, à ce niveau, sur les grandes potentialités sous-exploitées ou latentes des 12 régions, pour un développement régional durable, inclusif et équitable, malgré le fait que les profils économiques régionaux ne se ressemblent pas et que chaque région a ses propres filières de spécialité, et ses propres ressources naturelles et construites. Dans ce cadre, j’invite le Comité stratégique de la régionalisation avancée ainsi que les participants aux deuxièmes assises, à penser une démarche concertative, centralisée ou régionalisée, de conception du nouveau modèle de développement propre à chaque région, s’inscrivant bien évidemment dans les grandes orientations du modèle national.
F.N.H. : Quels sont les principaux obstacles rencontrés dans la mise en œuvre de la régionalisation avancée au Maroc, et quelles solutions concrètes proposez-vous pour les surmonter ?
H. E. : La réalité du terrain revêt encore des insuffisances et des obstacles quant au fonctionnement efficace et efficient de la régionalisation avancée. Ce sont des limites que je peux catégoriser en 3 natures différentes : limites de nature juridico-institutionnelle, limites organisationnelles ou de gouvernance et des limites financières et économiques. Au niveau juridico-institutionnel, je signale le retard dans l’adoption des textes législatifs et réglementaires définissant clairement les modalités de mise en œuvre des compétences des régions, très particulièrement les mécanismes de l’exercice des compétences partagées et le transfert de compétences de l’État aux régions. Aussi, l’inexistence, au niveau territorial, d’un cadre ou structure indépendante et hors la sphère politique, d’assistance, de suivi et d’évaluation régulières des politiques régionales. Je souligne également les carences du cadre juridique et des mécanismes institutionnels disponibles, jusquelà, des partenariats public-privé dans la région. «Coordination» ou plutôt «manque de coordination», ce sont les mots qui reviennent à chaque fois qu’on interroge sur les limites de gouvernance de la régionalisation.
Notamment, en matière d’implémentation et d’opérationnalisation des mécanismes de pilotage et de coordination au niveau régional. Pareil pour l’inefficacité, pour maints facteurs, des dispositifs de démocratie participative et de la participation citoyenne et l’absence d’un système unifié et performant de partage et d’échange d’informations entre les acteurs de la région. Sur le plan économique ou des ressources de manière générale, toutes les parties prenantes de la régionalisation sont d’accord sur l’insuffisance des ressources humaines, techniques et financières confiées aux régions. Ainsi, les collectivités territoriales de la région, un peu moins pour le conseil régional, souffrent encore de la faible performance de l’exécution de leurs plans d’actions, par manque de ressources, en nombre et en qualité. Cela s’explique, en partie, par le manque d’attractivité du système de gestion des ressources humaines et la forte dépendance financière à l’État. Ajoutons à cela les fortes disparités intra- et interrégionales en matière de croissance économique et d’accès aux ressources requises.
Comme recommandation de solutions, je propose d’institutionnaliser un cadre consultatif et de réflexion collective et continuelle, en plus des assises, pour émettre des avis concernant des mesures rectificatives ou de renforcement, en temps opportun, principalement dans quatre axes. D’abord, la performance de l’exercice des compétences, surtout partagées et transférées, des collectivités territoriales de la région. Et puis, le renforcement des mécanismes de pilotage, de coordination et d’évaluation. Ensuite, l’amélioration des mécanismes de financement des collectivités territoriales. Et en dernier lieu, le renforcement des capacités de la région à réaliser son développement socioéconomique suivant son propre modèle ascendant, tenant compte des spécificités de territoire régional, et par une meilleure déclinaison des politiques et chantiers suprarégionaux de développement.