Le secteur de la santé connaît un remaniement profond, indispensable pour une santé pour tous. Le gouvernement a déjà mobilisé 51 milliards de DH pour la couverture sanitaire universelle et la protection sociale.
Entretien avec Abdelmadjid Belaïche, expert en industrie pharmaceutique, analyste des marchés pharmaceutiques et membre de la société marocaine de l’économie des produits de santé.
Finances News Hebdo : Tout d’abord, quel bilan faites-vous depuis la mise en œuvre de la refonte du système de santé ?
Abdelmadjid Belaïche : Le projet royal de la couverture sanitaire universelle (CSU) et son préalable, la refonte du système de santé, avancent bien. Certains diront que l’avancement est très lent. En réalité, la complexité du nouveau système de santé, son ampleur et l’ambition de ses objectifs expliquent le temps mis depuis l’annonce de ce projet par Sa Majesté, que Dieu l’assiste, sans oublier le projet de la protection sociale et les différents filets sociaux et aides ciblées avec leurs ambitions sociales et leurs coûts énormes. Tout ceci entre dans le cadre de l’Etat social voulu par le Souverain. Le Maroc a fait un choix politique difficile, ambitieux, incontournable et irréversible, et ce dès le début de la pandémie de la Covid-19. A mon humble avis, cette machine sanitaire et sociale tournera à plein régime d’ici fin 2025.
F. N. H. : Quel sont les problèmes qui ont dû émerger au moment du basculement vers l’AMO, d’autant plus que cette opération va conduire à l’augmentation de la demande sur les services de santé ?
A. B. : Le basculement de la population des ramédistes vers l’AMO n’était que la réparation d’une injustice envers nos compatriotes les plus démunis et la rupture totale avec une santé à deux vitesses. L’une pour la couche moyenne ou riche de la population qui bénéficiait des services de l’AMO, et l’autre pour les démunis qui n’avaient pas d’autres choix que d’aller vers les hôpitaux les plus proches; hôpitaux pauvres pour les pauvres qui manquaient cruellement de ressources humaines médicales ou paramédicales, où les IRM et scanners étaient souvent en panne et les délais des rendez-vous trop longs. Avec le basculement vers la CNSS, les exramédistes sont désormais logés à la même enseigne que les employés du secteur privé bénéficiant de l’AMOCNSS, avec tous ses avantages. Le choix de la CNSS n’est pas anodin. C’est un régime relativement bien équilibré et qui dispose d’un large maillage d’agences à travers les différentes régions du Royaume. Il y avait bien une crainte que l’intégration de cette importante population d’ex-ramédistes ne vienne envahir les agences de la CNSS et que les employés de ces agences ne soient débordés. La CNSS s’est bien préparée à ce basculement en externalisant la réception et le traitement
des feuilles de soins à des agences de Cash pour les dossiers dont les coûts de soins ne dépassent pas les 1.000 dirhams. Tout en sachant que ce type de dossier représente le plus grand volume. Soulagés, les employés des agences de la CNSS pourront enfin accueillir cette population et s’occuper des formalités de son intégration dans la CNSS.
F. N. H. : Le 9 décembre 2022, la loi-cadre n°06-22 relative au système de santé a été instaurée. A votre avis, qu’est-ce qui devrait être fait afin d’améliorer l’offre de soins ?
A. B. : La loi-cadre n°06-22 relative au système national de santé, qui a été promulguée par le dahir n° 1-22-77 du 9 décembre 2022, a pour objectif de redéfinir et de réformer le secteur de la santé selon une approche pluridimensionnelle. Celle-ci est articulée autour de quatre piliers : la bonne gouvernance, la valorisation des ressources humaines, la mise à niveau de l’offre sanitaire et la digitalisation. Le nouveau système de santé prévoit la mise en place d’une nouvelle architecture du système de santé avec des structures dédiées à sa bonne gouvernance, et dont le chef d’orchestre sera la haute autorité de santé (également appelée Haute autorité de régulation intégrée de la santé ou HARIS). Cette entité sera la principale source de décisions en matière de santé. Ceci offre deux avantages. Le premier est que les décisions en matière de santé ne seront pas uniquement des choix politiques, mais seront prises sur des bases scientifiques par un conseil d’experts santé. Le second avantage est la garantie de la continuité des politiques publiques en matière de santé.
En effet, jusqu’à un passé très récent, on avait affaire à des choix politiques qui changeaient d’un ministre à un autre, avec des remises en cause des politiques précédentes et l’abandon de projets coûteux. Seule une continuité des politiques publiques en matière de santé permet de construire un système de santé robuste et actif sur de longues périodes. Dans ce nouveau système de santé, il est aussi prévu le remplacement de la direction du médicament et de la pharmacie (DMP), dépendant totalement du ministère de la Santé, par une agence nationale des médicaments et des produits de santé. Elle sera autonome financièrement et administrativement, à l’instar de ce qui se fait en Europe, en Afrique et en Asie. Cette agence sera un pôle d’excellence autour des produits de santé et pourra recruter les meilleurs profils pour assurer ses multiples missions. Il est également prévu la mise en place d’une agence marocaine du sang et de ses produits dérivés.
Pour décentraliser le système de santé, il est prévu la création de groupements sanitaires territoriaux (GST), véritables pyramides sanitaires, avec au sommet un CHU territorial, en dessous plusieurs hôpitaux régionaux, et à la base une multitude de centres de santé primaires (centres de santé). Il y aura aussi la création d’agences régionales de développement de la santé (ARDS) pour répondre à des besoins sanitaires qui peuvent différer parfois d’une région à une autre. La majorité des textes de lois régissant ces structures ont été déjà élaborés. Il ne restera plus que leur opérationnalisation effective. Les ressources humaines médicales et paramédicales représentent un grand défi pour la couverture sanitaire universelle. Celles-ci sont insuffisantes et mal réparties géographiquement. Notre pays est malheureusement confronté à une fuite des ressources humaines médicales et paramédicales du public vers le privé, et plus grave encore, du Maroc vers l’étranger :
• 600 à 700 médecins (soit 30% des médecins formés actuellement) quittent chaque année notre pays pour aller exercer dans d’autres pays; • 80% des médecins en formation refusent d’intégrer le secteur public;
• 100% des médecins spécialistes du secteur public refusent de continuer d’y exercer après la fin de leur contrat; • 70% des étudiants en médecine au Maroc ont exprimé leur volonté d’émigrer à l’étranger pour y exercer;
• Les 30.000 médecins exerçant au Maroc, dont la moitié dans le secteur public ne suffiront pas à répondre aux besoins de santé dans le cadre de la future CSU;
• L’ensemble des facultés de médecine au Maroc ne forme que 2.200 médecins par an.
Cependant, il est à noter que la pérennité du financement de la CSU et de la protection sociale est tributaire de la participation de tous ceux qui ont un revenu correct, moyen ou important à travers les cotisations et les impôts. On ne peut imaginer un seul instant que ce projet royal porté par le gouvernement actuel se fera avec des endettements à l’infini, sinon ce sera l’écroulement de ce projet, plus que jamais vital, pour l’ensemble des citoyens. Et ce, dans un monde où l’avenir est porteur de nombreuses menaces sanitaires, environnementales ou encore économiques.
F. N. H. : Le projet de Loi de Finances 2024 prévoit l’exonération totale de la TVA sur tous les médicaments. Cette disposition fiscale aura-t-elle un impact sur les prix ? Et quelle conséquence va-t-elle avoir sur le pouvoir d’achat des citoyens marocains ?
A. B. : Effectivement, le projet de Loi de Finances 2024 a prévu l’exonération totale de la TVA sur tous les médicaments. Il y a déjà plusieurs étapes dans cette exonération. Au départ, seuls les médicaments du diabète, les médicaments cardiovasculaires et ceux des cancers, du sida, de l’hépatite et de l’asthme étaient exonérés de TVA. A partir de 2014, l’exonération a aussi concerné les vaccins. En 2018 elle a inclus également les médicaments de la fertilité et les antibiotiques injectables utilisés dans la méningite. L’année 2019 connaitra une avancée majeure avec l’exonération de la TVA sur tous les médicaments dont le prix public de vente (P.P.V.) dépasse 1.000 dirhams. Toutefois, l’ensemble des médicaments exonérés ne représentait en fin 2022 que 15,5% en volume, de l’ensemble des médicaments vendus à travers les pharmacies, le reste (84,5%) étant taxés à 7%. L’exonération totale de la TVA sur ces médicaments va avoir un impact important sur le citoyen qui va voir le P.P.V. de ses médicaments baisser de 7% ainsi que pour les caisses de l’assurance maladie. Pour l’ensemble de la population marocaine, l’économie réalisée sur ses dépenses en médicaments sera de l’ordre d’un milliard de dirhams.
F. N. H. : Avec la généralisation de la CSU, les professionnels du secteur pharmaceutique recommandent fortement de prioriser l’utilisation des génériques. Ces derniers représentent aujourd’hui 40% des médicaments vendus au Maroc. A votre avis, le recours aux génériques est-il une option pour faire face aux pénuries des médicaments ?
A. B. : Effectivement, les médicaments génériques constituent un bon moyen à la fois pour améliorer l’accès aux médicaments, mais aussi pour maitriser les dépenses de santé pour les systèmes de l’assurance maladie. D’ailleurs, les pays les plus développés en Europe ou en Amérique y ont recours, ce qui explique des taux de pénétration importants des médicaments génériques dans leurs marchés pharmaceutiques. Au Maroc, le taux des génériques à 43% du marché pharmaceutique est certes plus important que celui de la région Mena et des pays africains. Mais en réalité, le potentiel des génériques au Maroc est beaucoup plus important (jusqu’à 70% du marché) et reste largement sous-utilisé, en l’absence de mesures draconiennes pour encourager et inciter à leur utilisation et sanctionner leur dénigrement, à l’instar de ce qui se fait en Europe.
Je pense qu’aujourd’hui avec le lancement du projet royal de la couverture sanitaire universelle, et face à une demande en médicaments qui va exploser, avec un impact certain sur les équilibres budgétaires des caisses de l’assurance maladie, une optimisation des coûts des médicaments sera essentielle, voire vitale pour la survie de la CSU. Et comme les médicaments génériques et biosimilaires sont beaucoup moins coûteux que leurs équivalents en princeps, l’usage de ces médicaments tout aussi efficaces et sûrs, tout en étant plus économiques, s’imposera à travers une véritable politique des médicaments génériques. Je rappelle que ces médicaments ont généré pour la population marocaine, rien que sur le marché pharmaceutique privé (médicaments vendus à travers les pharmacies), une économie de 22,8 milliards de dirhams, sur la période 2015-2021, dont 3,8 milliards rien qu’en 2021. Je rappelle aussi que l’extension de ce marché privé entre 2015 et 2021 s’est faite avec un volume dont 75% étaient constitués de génériques, et seulement 25% de princeps. Il est à noter que les médicaments génériques constituent l’essentiel d’une industrie nationale qui s’est construite à travers et autour des médicaments génériques, et qui a été au cœur de la résilience du marché pharmaceutique national face à la pandémie du covid-19.
F. N. H. : Depuis l’avènement de la pandémie de la covid-19, la construction au Maroc d’unités industrielles spécialisées dans les produits pharmaceutiques est plus que jamais sur le devant de la scène. Où en est-on en matière de souveraineté sanitaire ?
A. B. : Au Maroc, les investissements annuels dans l’outil industriel pharmaceutique et l’innovation technologique et dans la qualité des médicaments sont de l’ordre de 800 millions de dirhams par an. L’industrie pharmaceutique marocaine représente 5 milliards de dirhams de valeur ajoutée, ce qui en fait l’un des secteurs à la plus forte valeur ajoutée de notre pays. Le processus de construction de nouvelles unités industrielles ou de la mise à niveau des unités existantes, est un processus continu. En atteste l’unité de Marbio de Benslimane de fabrication des vaccins, ou la Smart Factory de Pharma 5 à Bouskoura. En effet, la souveraineté est bien là et la pandémie du Coronavirus l’a très bien démontré, grâce à la résilience de notre industrie pharmaceutique face au Covid-19. Sauf que cette souveraineté n’est pas encore entière, elle est menacée et nécessite des mesures de sauvegarde. Dans ce sens, Sa Majesté Mohammed VI a rappelé la nécessité de la sauvegarde de notre souveraineté sanitaire, notamment lors de ses discours à l’occasion de la fête du Trône de 2021, ou encore lors de l’ouverture de la première session de la première année législative de la 11ème législature au parlement.