Crise hydrique durable, essor du dessalement, ambitions industrielles et dépendance persistante aux énergies fossiles : le Maroc arrive à un carrefour énergétique où les solutions «classiques» ne suffisent plus. Dans ce contexte, l’hypothèse nucléaire s’installe progressivement dans le débat stratégique. Derrière les acronymes technologiques et les déclarations diplomatiques, une question lourde se dessine : l’atome doit-il devenir l’un des piliers du mix marocain du XXIème siècle ?
Par R. Mouhsine
Au départ, ce ne sont que des signaux faibles. En décembre 2023, une mission de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) salue les efforts du Royaume en matière de sûreté nucléaire et radiologique.
Dans la foulée, la ministre de la Transition énergétique et du Développement durable, Leïla Benali, laisse entendre qu’«une vision» est en cours d’élaboration pour intégrer le nucléaire civil au mix électrique, notamment via les Small Modular Reactors (SMR), ces réacteurs modulaires de petite puissance.
Quelques mois plus tard, Moscou signe avec Rabat un accord de coopération dans le domaine de l’énergie nucléaire civile, et Paris évoque une coopération possible sur la technologie Nuward. Ce faisceau d’initiatives n’a rien d’anodin. Comme le montre une étude détaillée publiée le 29 août 2025 sur la plateforme d’analyse publique Nechfate, le Maroc explore bel et bien l’option nucléaire comme réponse à une double tension : sécuriser son approvisionnement électrique à long terme, tout en accélérant sa transition bas-carbone. Mais l’atome, rappelle cette étude, n’est «ni une solution miracle, ni un simple gadget technologique. C’est un choix de structure, qui engage un pays pour un siècle».
Car ce n’est pas la première fois que le Royaume se prend à rêver de nucléaire. À la fin des années 1970, feu le Roi Hassan II envisageait déjà la construction d’une centrale sur l’Atlantique, entre Safi et Essaouira, dans le sillage du premier choc pétrolier. L’objectif est clair : desserrer l’étau de la dépendance énergétique. La sécheresse, la crise de la dette et les contraintes budgétaires des années 1980 enterreront ce projet. Quarante ans plus tard, le contexte a changé, mais le fond du problème demeure : comment garantir, dans la durée, une énergie abondante, pilotable et compétitive pour une économie qui veut se hisser dans la cour des pays émergents industrialisés ?
À court terme, le Maroc ne souffre pas d’un manque de capacités installées. La production couvre la demande, et les investissements dans le solaire et l’éolien ont permis de diversifier un mix longtemps dominé par le charbon et le fuel. Pourtant, la façade rassurante des chiffres cache une réalité plus fragile. Le facteur de charge des barrages s’est effondré, tombant autour de 3% ces dernières années selon Nechfate, sous l’effet d’une sécheresse structurelle. Les renouvelables, intermittentes par nature, nécessitent des capacités d’appoint et de lissage. Surtout, un nouvel acteur entre en scène: le dessalement massif de l’eau de mer, qui va devenir un gouffre énergétique assumé.
Horizon 2040
C’est précisément là que le nucléaire change de statut dans le débat. Charaf Louhmadi, consultant, chroniqueur et auteur, résume cela en une formule : «le nucléaire civil permet de répondre à des défis énergétiques majeurs, le premier étant la production d’énergie électrique, dans un contexte où le Royaume développe de plus en plus ses filières industrielles, particulièrement consommatrices d’énergie électrique».
Mais il ajoute immédiatement un deuxième volet, moins commenté et pourtant crucial : «étant donné la sécheresse qui frappe de plein fouet le pays, le Maroc a commencé à se positionner activement dans la production d’eau dessalée, avec comme objectif de passer à plus de 2,3 milliards de mètres cubes de production annuelle à l’horizon 2040, via la construction de plus d’une dizaine de stations, dont une usine à Casablanca, l’une des plus grandes d’Afrique. Pour cela, le nucléaire civil peut s’avérer extrêmement utile du fait de l’énorme quantité de chaleur produite par les centrales nucléaires, à travers le procédé de distillation à détente étagée, par ailleurs utilisé dans les pays du Golfe».
Le cœur de l’argument est là : un pays qui veut à la fois industrialiser et dessaler ne peut se contenter indéfiniment d’un système électrique fragmenté et fragile. La question n’est donc plus de savoir si le Maroc a «besoin» du nucléaire en 2025, mais s’il peut se permettre de ne pas le considérer pour 2040. Dans ce cadre, l’étude de Nechfate consacre une large place aux Small Modular Reactors (SMR), cette nouvelle génération de réacteurs compacts qui attire l’attention des décideurs.
D’un point de vue technique, un SMR reprend le principe du réacteur à eau pressurisée classique - le plus répandu au monde -, mais dans un format beaucoup plus compact : le cœur, le pressuriseur et les générateurs de vapeur sont réunis dans une cuve unique immergée. La puissance varie entre 70 et 470 MW, là où un réacteur de type EPR culmine à 1.600 MW. L’intérêt est double : une modularité permettant d’assembler plusieurs «briques» pour atteindre la puissance souhaitée, et un coût d’investissement unitaire beaucoup plus faible. Là où un EPR peut frôler les 80 milliards de dirhams, un SMR de 300 MW se situerait, selon Nechfate, entre 15 et 20 milliards.
Le piège de la dépendance technologique
Les promoteurs de ces technologies mettent en avant d’autres arguments: une construction annoncée en trois à quatre ans, loin des quinze années de déboires du chantier de Flamanville en France; un facteur de charge qui pourrait approcher 90% en base, quand un parc solaire tourne autour de 20%; et une empreinte carbone extrêmement faible, de l’ordre de 5 à 15 g CO2/kWh, comparable, voire inférieure à celle des renouvelables, bien loin des 450 à 550 g CO2/kWh du gaz et des 800 à 1.000 g CO2/kWh du charbon.
En théorie, note Nechfate, des SMR pourraient à moyen terme «prendre le relais des centrales à charbon et gaz les plus émettrices, tout en sécurisant la continuité d’alimentation d’un mix dominé par les EnR». Reste que la technologie ne dit pas tout. Charaf Louhmadi insiste sur l’envers de la médaille : «l’avantage d’un réacteur SMR est son coût de mise en œuvre, largement inférieur à celui d’une centrale classique… De plus, la durée de production du SMR est réduite, elle est de l’ordre de quelques années versus plus d’une décennie pour un EPR. Néanmoins, la technologie SMR est détenue par une poignée réduite de pays, dont le principal producteur est la Russie; la Chine étant également très avancée.
Par conséquent, la production de SMR rime avec dépendance extérieure, notamment russe. Tout partenariat avec la Russie risque de froisser les alliés stratégiques et historiques du Maroc membres de l’OTAN». Plus encore, il rappelle que Rosatom, mastodonte public russe, a déjà essaimé ses réacteurs en Biélorussie, au Bangladesh, en Chine, en Hongrie, en Inde, en Turquie, et conduit des projets en Égypte, au Vietnam et en Ouzbékistan. «Le combustible utilisé est de forme hexagonale, exclusivement russe, ce qui accroît la dépendance technologique et nucléaire de ces pays vis-à-vis de la Russie, et ce dans un contexte géopolitique mondial que l’on connaît. Si le Maroc se lance dans la construction de centrales SMR, il sera ipso facto dépendant de la Russie», précise note interlocuteur. Difficile d’être plus clair choisir un fournisseur de SMR, c’est aussi choisir une trajectoire diplomatique.
Le rôle de l’OCP
À cette dépendance technologique s’ajoute celle, plus profonde, du combustible. Un réacteur de type SMR consomme de l’uranium enrichi, conditionné dans des crayons de combustible dont chaque assemblage fonctionne entre douze et dix-huit mois, parfois jusqu’à vingt-quatre mois pour les nouvelles générations. Le Maroc ne possède pas aujourd’hui d’uranium enrichi. Il devrait donc importer ce combustible auprès d’un des grands acteurs mondiaux : Rosatom, le consortium européen Urenco, le français Orano ou la chinoise CNNC.
Louhmadi en rappelle la géographie : «la Russie arrive en tête avec 46% de parts du marché, suivie d’Urenco à 30%, Orano à 12% et CNNC à 11%. Il est donc évident que si le Maroc se positionne sur le nucléaire civil, il importera l’uranium faiblement enrichi à l’un de ces pays; si de surcroît il s’agissait de réacteurs SMR, ce serait fort probablement du combustible russe. La dépendance énergétique serait donc double».
Pour autant, le Royaume n’est pas entièrement démuni. Sous la couche phosphatée qui fait sa richesse, gît un autre actif stratégique : l’uranium contenu dans la roche. «On retrouve l’uranium dans des minerais naturels, mais aussi - et c’est le cas du Maroc - dans de la roche phosphatée», rappelle Louhmadi. Et de poursuivre qu’«à partir de cet uranium brut, on applique une série de réactions chimiques afin d’en extraire ce qu’on appelle du «yellowcake» ou U₃O , dont le prix a été multiplié par cinq entre 2020 et 2024, ce qui a poussé l’OCP à lancer son extraction à partir du phosphate». Pour l’expert, le calcul est simple : «le mastodonte national du phosphate est une entreprise mature industriellement et intellectuellement, grâce à ses talents, à sa gouvernance et à la R&D au sein de l’UM6P. Il a vocation à devenir un conglomérat et a tout à fait raison de vouloir exploiter les réserves marocaines en termes d’uranium».
L’investissement de plus de 100 millions de dollars porté par la start-up Uranext, adossée à l’UM6P, dans une usine d’extraction de yellowcake à El Jadida s’inscrit exactement dans cette logique. Il ne rendra pas le Maroc autonome en combustible - l’enrichissement restera externalisé -, mais il lui donne la maîtrise d’une brique essentielle de la chaîne de valeur, avec à la clé un potentiel d’exportation.
Mise à niveau du réseau électrique
Au-delà de ces dimensions technologiques et industrielles, l’étude de Nechfate insiste sur d’autres prérequis, plus prosaïques mais tout aussi décisifs. D’abord, la gestion des déchets hautement radioactifs, qui exige des infrastructures de stockage profond, coûteuses et difficilement rentables pour un pays qui ne disposerait que d’un petit parc de réacteurs. La solution la plus réaliste, à court terme, serait l’exportation de ces combustibles usés vers des pays dotés de filières de retraitement ou de stockage, comme la France ou le Royaume-Uni, au prix d’accords de long terme très encadrés. Ensuite, l’existence d’une autorité de sûreté nucléaire forte, indépendante à la fois des opérateurs industriels et de l’exécutif, capable de «porter un jugement objectif sur toutes les phases du projet, et d’être prête à émettre des décisions radicales à l’encontre des enjeux économiques», écrit Nechfate.
À cela s’ajoute un point rarement discuté dans le débat public, mais central dans l’analyse : l’état du réseau de l’ONEE. Une centrale nucléaire, surtout opérée en base, suppose un réseau moderne, interconnecté, capable d’absorber et de redistribuer en toute sécurité une production continue de plusieurs centaines de mégawatts. «Si le réseau électrique est instable ou mal dimensionné, il peut devenir incapable d’absorber toute l’énergie produite, ce qui oblige parfois à réduire la puissance de la centrale, voire à arrêter une tranche, ce qui n’est ni optimal ni économique», rappelle l’étude. Autrement dit, on ne plaque pas une centrale sur un réseau fragilisé sans repenser en profondeur la planification, les investissements, la gouvernance de la distribution et du transport. Reste enfin la question qui fâche : celle du financement.
Un programme nucléaire - même limité à quelques SMR - implique des montants qui se chiffrent en dizaines de milliards de dirhams. Un financement 100% public serait difficilement soutenable pour un État déjà très sollicité sur d’autres fronts (eau, santé, éducation, infrastructures sociales). Les modèles étrangers sont éclairants : en Égypte, la centrale d’El Dabaa est financée à 85% par un prêt d’État russe, le reste par des investisseurs privés; les Émirats Arabes Unis ont bâti Barakah sur un montage associant capitaux nationaux, ingénierie sud-coréenne et régulation domestique très solide. Pour le Maroc, les partenariats public-privé, sur le modèle des centrales solaires Noor, ou des montages combinant dette bancaire et dette souveraine apparaissent comme les options les plus réalistes, au prix d’une dépendance accrue vis-à-vis des bailleurs.
Approche graduelle
Alors, le Maroc doit-il franchir le pas ? La réponse, pour l’instant, est moins dans le «oui» ou le «non» que dans le «quand» et le «comment». Pour Nechfate, la condition sine qua non est claire: «avant d’investir dans les SMR, il est nécessaire de résoudre les défis structurels de l’ONEE ainsi que ceux du marché de production électrique marocain».
Charaf Louhmadi, lui, plaide pour une approche graduelle, adossée à une montée en puissance maîtrisée de la filière uranium-phosphate et à une stratégie de partenaires assumée, et non subie. Le nucléaire n’est pas un pari technique, c’est un engagement politique de long terme. S’il décide d’y entrer, le Maroc le fera en sachant qu’il n’achète pas seulement des réacteurs, mais qu’il choisit une architecture énergétique, industrielle et diplomatique qui le liera pour plusieurs générations. C’est précisément pour cela que le débat doit s’ouvrir maintenant, tant que l’atome demeure un choix stratégique, et non une trajectoire imposée par les circonstances.