C’est une année noire pour les journalistes, toutes tendances et appartenances confondues. Entre licenciements abusifs, perte de leurs postes, arrêt forcé de travail, fermeture de certains établissements, pertes de leurs droits et de leurs avantages sociaux, les journalistes font partie des victimes qui ont payé un lourd tribut à la pandémie de la Covid-19 depuis février 2020.
Par A. Najib Journaliste-Écrivain
Un document émanant du Conseil national de la presse (CNP) tente de jeter la lumière sur les réalités liées à l’exercice du métier de journaliste au Maroc, avec tout ce que cela implique comme problèmes et comme difficultés. Un document assez touffu, avec une pléthore de chiffres, qui donne beaucoup dans une littérature explicative du nombre de journalistes ayant une carte de presse, du pourcentage d’hommes et de femmes, de la situation sociale, des tranches d’âges exerçant ce métier, le niveau scolaire, la distribution géographique par régions…
Le document précise que les salaires varient entre 3.000 et 30.000 DH, selon les postes et selon l’ancienneté, avec cette précision : bien que les hommes représentent 70% de la profession contre 30% pour les femmes, celles-ci touchent moyennement plus que les hommes. Bref, dans cet ensemble de graphes et de tableaux, nous avons plusieurs statistiques, mais elles ne montrent pas à quel point le métier de journaliste souffre de plusieurs dysfonctionnements et amalgames, sans parler des difficultés auxquelles font face les journalistes au Maroc d’un point de vue matériel. Les réalités du terrain sont pourtant claires : les journalistes au Maroc, excepté quelques rares noms, sont tous sous-payés et n’arrivent pas à joindre les deux bouts. Il suffit de faire le tour des rédactions et de voir comment vivent au quotidien les journalistes, hommes et femmes, nouveaux-venus ou professionnels dont l’ancienneté dépasse parfois les 30 ans.
Pire, dans certaines rédactions, les néophytes sont embauchés à salaire égal avec un journaliste qui cumule plusieurs décennies d’expérience. Ce dernier se trouve confronté à une nouvelle génération de journalistes avec de nouveaux codes et de nouvelles déontologies, ce qui creuse le gap entre les deux générations et pousse parfois les anciens à sortir par la petite porte. La réalité est tellement cruelle que nous avons déploré le décès de nombreux journalistes ces dix dernières années, tous partis dans la misère, souffrant de graves maladies, manquant de soins, de soutien et livrés à eux-mêmes (par respect pour le nom et pour la dignité de ces journalistes de la première heure, nous ne donnons aucun nom).
Certains noms ont dû se recycler ailleurs, quittant le journalisme pour deux raisons : «Je travaille dans une agence de communication après 28 ans en tant que journaliste ayant gravi presque tous les échelons de la profession, du stagiaire au directeur. Mais deux choses m’ont poussé à prendre cette décision qui m’a beaucoup coûté. D’abord, on a réduit mon salaire de 30% alors que je n’arrivais pas à m’en sortir avec 10.000 DH par mois. Ensuite, il y a eu l’invasion du digital et je ne pouvais pas, après tout ce temps, sillonner les rues avec un micro faisant souvent du n’importe quoi. Alors, j’ai choisi de ne plus jamais retravailler dans une rédaction, où les anciens comme moi n’ont plus de place», explique ce journaliste qui a dirigé de nombreuses rédactions et qui a été traité par sa direction comme un simple stagiaire que l’on pousse à la sortie après la fin de sa période d’essai. Les exemples de ce type sont légion.
Avec la pandémie, les journaux ont beaucoup souffert de la chute des recettes publicitaires, mais des aussi ventes. Cela a gravement impacté le niveau de vie d’un grand nombre de journalistes qui n’ont eu que deux choix : accepter les coupures dans le salaire ou aller voir ailleurs. Certaines rédactions ont donné dans le pragmatisme le plus inhumain en licenciant plusieurs journalistes du jour ou lendemain. Raison invoquée : manque d’argent et manque de visibilité. Ce qu’il faut aussi retenir, c’est que de nombreux journalistes forcés à partir ne poursuivent même pas en justice les journaux qui les ont mis à la porte ou forcé à quitter leur poste, par manque de moyens.
Ou par crainte de se faire une mauvaise réputation et de ne plus pouvoir trouver un poste dans une autre rédaction qui aura déjà eu vent du litige l’opposant à ses patrons. Ceci pour les journalistes professionnels qui ont passé de longues années au sein des rédactions et qui ont une expérience solide, bâtie sur d’autres manières de travailler (disons à l’ancienne), avec une maîtrise de la langue et des rouages de la presse. Mais il y a aussi les journalistes freelance qui ont dû composer avec la pandémie et accepter de revoir à la baisse leurs rémunérations, puisque les journaux traversent une grande période de crise et ne peuvent plus faire appel à ces journalistes payés à la pige, préférant se contenter des journalistes déclarés pour réduire les charges et maintenir l’entreprise à flot. Il faut aussi souligner que cette pandémie a été une occasion pour un nouveau type de journaliste, souvent sans expérience aucune, muni d’un diplôme fraîchement obtenu, un appareil photo à la main et un micro avec un sigle, partant à la pêche à l’info, souvent sans profondeur, sans recoupements, sans vérifications et sans qualité.
C’est l’ère du temps qui veut que des personnes souvent sans compétence rejoignent la corporation des journalistes et font dans le travail bâclé et sans teneur, au détriment d’une presse responsable, profonde, exigeante, assise sur l’expérience et le métier. Entre nouveaux médias, médiocrité ambiante, recyclage des compétences, changement de métier, salaires très bas, souvent sans être déclarés et sans couverture sociale, les journalistes marocains souffrent de plusieurs maux qui se sont aggravés avec la crise du coronavirus. Et tous les indicateurs nous montrent que cette situation n’est pas prête de changer.