Souveraineté et résilience, deux mots forts qui ont r ésonné tout au long de la 16ème édition du Forum des MEDays à Tanger. Entretien avec Mohamed H’midouche, président d’Inter Africa Capital Group (IACG).
Propos recueillis par Désy M.
Finances News Hebdo : Le thème du Forum MEDays cette année, «Souverainetés et résiliences : vers un nouvel équilibre mondial», est au cœur des débats. Lorsque l’on parle de souveraineté, de quoi s’agit-il exactement ? Est-ce une souveraineté politique, économique ou une notion plus globale ?
Mohamed H’midouche : La souveraineté est aujourd’hui un sujet central, particulièrement depuis la crise de la Covid-19. Cette pandémie a mis en évidence les difficultés des pays du Sud à accéder aux vaccins et à protéger leurs populations. Les Nations unies avaient mis en place un mécanisme pour assurer une répartition équitable des doses, mais dans les faits, les pays riches ont accaparé les stocks. Pendant ce temps, les pays africains étaient laissés-pour-compte. Le secrétaire général de l’ONU, António Guterres, avait prédit une hécatombe en Afrique, annonçant des millions de morts faute d’accès aux vaccins. Heureusement, la réalité a été différente, mais la crise a eu un impact dévastateur sur nos économies : avions cloués au sol, confinement, fermetures d’hôtels et de restaurants, et surtout des millions de personnes sans revenus. Cette expérience a été un véritable choc pour nos dirigeants. Ils ont compris qu’il était impératif d’investir dans notre propre sécurité, qu’elle soit alimentaire, sanitaire, énergétique ou industrielle. Par exemple, la guerre en Ukraine a encore accentué cette prise de conscience. Nous étions fortement dépendants des importations de blé en provenance de l’Ukraine et de la Russie.
Lorsque ces flux se sont arrêtés, cela a créé une crise supplémentaire. Sa Majesté le Roi Mohammed VI a lancé un appel clair pour renforcer notre souveraineté nationale dans tous ces secteurs stratégiques. Il a insisté sur la nécessité de garantir une continuité dans l’accès aux produits agricoles, sanitaires, industriels et énergétiques. Cela marque une rupture avec l’ancien modèle de globalisation, où les pays du Sud exportaient des matières premières brutes, comme le café, le cacao ou les minerais, et les pays du Nord réalisaient la transformation. Prenez le cacao : il est produit en Côte d’Ivoire et au Ghana, mais transformé par les Suisses, les Belges ou les Français, pas par les Ivoiriens eux-mêmes. Aujourd’hui, nous avons entamé un processus d’industrialisation pour transformer localement nos ressources. Cela génère des emplois, crée des richesses et augmente considérablement la valeur ajoutée des exportations, qu’il s’agisse de pétrole, de gaz, de coton ou de riz. Cette prise de conscience est de plus en plus forte à travers l’Afrique, bien que tous les pays ne soient pas au même niveau de mobilisation. Il nous faut des feuilles de route claires, des stratégies bien définies, des plans d’action et surtout des ressources, humaines et financières. Je reste optimiste. Quand un problème est identifié, il est possible de mettre en œuvre des solutions pour y remédier.
F.N.H. : Quels sont, selon vous, les progrès réalisés par le Maroc dans cette quête de souveraineté ?
M. H. : Le Maroc est un excellent exemple de progrès en matière de souveraineté, grâce à la vision de Sa Majesté le Roi Mohammed VI. L’économie marocaine s’est transformée au cours des 25 dernières années. Prenez l’industrie aéronautique, par exemple : il y a quelques décennies, elle n’existait pas. Aujourd’hui, nous avons des entreprises marocaines qui fabriquent des pièces d’avion, avec des ingénieurs locaux. J’ai moi-même pris le train à grande vitesse (LGV) pour venir de Rabat à Tanger, et ce trajet n’a pris qu’1h20. Cela réduit les temps de déplacement, améliore la compétitivité et attire les investissements étrangers. De plus, nous avons lancé deux écosystèmes industriels majeurs sous le leadership royal : l’automobile et l’aéronautique. À côté de l’aéroport Mohammed V, des sociétés fabriquent localement des composants d’avion. Ces secteurs, à haute intensité technologique et capitalistique, créent de nouveaux écosystèmes. Cela montre aussi que l’environnement des affaires au Maroc est attractif. Des initiatives comme Casablanca Finance City (CFC) encouragent les entreprises à utiliser le Maroc comme base pour leurs activités en Afrique. Le pays dispose également d’une main-d’œuvre qualifiée, reconnue pour ses compétences, avec des salaires compétitifs. Cependant, je tiens à souligner qu’il ne faut pas se reposer sur la politique des bas salaires. Une économie solide nécessite de meilleures conditions de vie pour les travailleurs. Prenons l’exemple de l’Allemagne : Angela Merkel avait accueilli un million d’immigrants syriens et leur a offert non seulement des formations, mais aussi des emplois bien rémunérés, aux mêmes conditions que les Allemands. Cela a créé une dynamique économique positive, car ces travailleurs ont consommé localement, acheté des biens et stimulé la croissance.
F.N.H. : La fintech est souvent perçue comme un levier important pour renforcer la souveraineté économique. Où se situe le Maroc dans ce domaine ?
M. H. : La fintech, qui combine finance et technologie, offre une opportunité majeure pour les populations exclues du système bancaire traditionnel. En Afrique, dans des zones rurales où les banques sont absentes, la fintech permet d’accéder à des services financiers via des plateformes numériques. Cependant, il faut nuancer : au Maroc, le taux de bancarisation dépasse déjà 70%, grâce à des initiatives comme celles d’Attijariwafa bank, qui a développé un réseau dense d’agences, même dans les zones reculées. Cela limite le besoin immédiat de solutions fintech. Mais la fintech peut jouer un rôle crucial pour d’autres cibles : les jeunes, les femmes et le secteur informel. Elle simplifie l’accès à des services tels que le paiement de factures, les transferts d’argent, ou encore les paiements internationaux. Les transferts de la diaspora africaine, par exemple, représentent des milliards de dollars, et la fintech peut réduire les coûts souvent exorbitants de ces transactions. Il est également important de ne pas oublier la finance islamique, qui connaît un essor dans des régions comme l’Asie du sud-est, l’Afrique de l’est et le Moyen-Orient. La finance islamique via la fintech représente une opportunité que le Maroc pourrait explorer davantage.
F.N.H. : Aujourd’hui, on parle de la Zlecaf (la Zone de libreéchange continentale). Avec les disparités monétaires, réglementaires et de gouvernance qui existent dans les Etats africains, pensez-vous que ce marché continental régional peut réellement s’affirmer en tant que plateforme de commerce viable et durable ?
M. H. : Je suis un éternel optimiste. Ces problèmes ne sont pas insurmontables, dès l’instant où il y a la volonté. Ne dit-on pas que «vouloir c’est pouvoir» ? Quand il y a l'engagement des uns et des autres pour œuvrer ensemble afin d'avancer sur tous les plans, dans le cadre de la coopération sud-sud et l'intégration économique régionale, on peut réaliser beaucoup de choses. Malheureusement, il y a encore aujourd'hui la survenance de conflits entre voisins. Ce qui est un frein significatif. Selon les statistiques officielles, la part du commerce de l'Afrique dans le commerce mondial ne dépasse pas 3% et les échanges intra-africains ne dépassent pas 16%. En comparaison avec l’Europe 60% et l’Asie 70%. C’est dire que nous avons du chemin à faire. Comment voulez-vous exporter d'un pays à un autre lorsque les frontières sont fermées ? Par exemple, des frontières comme celles entre le Bénin et le Niger ou entre le Maroc et l’Algérie sont fermées depuis des années; la situation en RDC avec le M23, l’insuffisance d’infrastructures…, tous ces défis entravent la coopération fluide entre les Etats. Malgré ces obstacles, je suis convaincu que nous pouvons avancer grâce à une volonté politique forte. Les médias occidentaux, malheureusement, projettent souvent une image négative de l’Afrique, en insistant sur les conflits et les problèmes. Pourtant, de nombreux pays africains sont des exemples de réussite. De ce fait, nous devons montrer cette autre image de l’Afrique aux potentialités diverses, travailler à lever les barrières commerciales, renforcer la coopération régionale et attirer davantage d’investissements directs étrangers. L’Afrique regorge de potentiel, mais son développement repose sur sa jeunesse. Il est crucial de lui offrir des opportunités, afin qu’elle ne se perde pas dans des projets d’émigration dans les déserts et dans les mers au péril de leurs vies. L’Afrique ne se développera qu’avec et par les Africains.
F.N.H. : A l’issue de la COP29, seuls 300 milliards de dollars ont été promis aux pays du Sud pour faire face aux changements climatiques. L’Afrique faisant partie de ce bloc doit-elle continuer de compter sur une aide venant des pays du Nord pour sa transition ?
M. H. : Il y a d’abord le principe du «pollueur-payeur» qui est le concept utilisé dans le cadre des négociations de la COP. Ensuite, des engagements de 100 milliards de dollars par an qui n'ont été tenus que récemment. Quand je vois les chiffres qui viennent de Bakou, l'Afrique demandait 1.000 milliards. Elle n’a obtenu qu’un engagement vague pour une somme bien inférieure, annoncée à 300 milliards de dollars d’ici à 2035. De plus, aucune précision n’a été donnée sur la répartition de ces fonds ou sur leur mise en œuvre. Aujourd’hui, le débat est houleux entre les pays du Nord qui imposent aux pays du Sud de ne pas utiliser d’énergies fossiles. Mais pour des pays comme le Nigéria ou l’Algérie, dont 95% de leurs exportations proviennent du pétrole, s’ils arrêtent d'exporter, comment vont-ils se développer ? Tout le problème est là. Il est temps que l’Afrique prenne son destin en main. Et en réaction, deux initiatives encourageantes ont été prises cette année. Primo, celle de la création d'une association des pays africains producteurs de pétrole, dont le siège se trouve au Nigeria. Secundo, la création de la Banque africaine de l’énergie, qui aura pour objectif de mutualiser les efforts des pays africains afin de continuer à soutenir les investissements dans le secteur de l'énergie fossile. Mais elles doivent être accompagnées de ressources adéquates propres à l’Afrique et d’une gouvernance solide. L’Afrique a les moyens et les talents nécessaires pour se développer. Ce que nous devons faire, c’est valoriser notre jeunesse, nos ressources et notre coopération intra-africaine pour bâtir un avenir durable.