Maroc-UE : L’Accord de libre-échange à l’épreuve des faits

Maroc-UE : L’Accord de libre-échange à l’épreuve des faits

Najib Akesbi1

Que ce soit sur nos colonnes ou sur la revue marocaine des sciences politiques et sociales, Najib Akesbi, économiste et professeur à l’Institut agronomique et vétérinaire Hassan II, a de tout temps dénoncé le déséquilibre des différents ALE en défaveur du Maroc. La récente crise avec l’UE représente pour lui une opportunité pour le Maroc de repartir sur de nouvelles bases de négociation. Mais d’abord, son diagnostic est sans appel !

Il faut dire que trop souvent, lorsqu’il est question des déboires des relations Maroc – Union européenne, on se focalise sur les responsabilités de cette dernière. C’est d’ailleurs ce qui vient d’être fait ici même, lorsqu’il a fallu fustiger le protectionnisme, l’égoïsme, l’inconséquence, le double langage, les illusions entretenues et les promesses non tenues par nos partenaires européens… Oui, tout cela peut être vrai, mais on reste dans ce que l’on peut appeler la «culture» du verre-qui-est-tombé-et-qui-s’est-cassé (tout seul !...). La faute, la responsabilité, c’est toujours «l’autre», jamais nous-mêmes !
Il y a plusieurs siècles, William Shakespeare faisait dire à Cassius, dans sa célèbre pièce Jules César : «La faute, cher Brutus, n’est pas dans nos étoiles mais en nous-mêmes, si nous sommes des sous-fifres»… Sans que cela diminue en rien la responsabilité de nos partenaires européens, il est temps de nous pencher sur nos propres responsabilités, bien maroco-marocaines, plus précisément celles de nos responsables politiques ainsi que de nos opérateurs économiques.


Responsabilité des «politiques» : mauvais choix et mal-gouvernance
La responsabilité des «politiques» se situe d’abord au niveau des choix stratégiques fondateurs qui ont généré le modèle agro-exportateur, demandeur pour l’écoulement de sa production du partenariat euro-marocain. Cette stratégie était en fait fondée sur un double choix qui était aussi un double pari. Le premier visait la construction d’une économie de marché dans laquelle le secteur privé allait jouer le rôle moteur dans la dynamique du développement (en étant le principal investisseur, le principal créateur d’emplois, etc.). Le second, comme nous l’avons déjà expliqué plus haut, misait sur le commerce extérieur qui, excédentaire grâce aux performances des exportations, allait «tirer» la croissance vers le haut. Nous reviendrons plus loin sur le premier pari, mais pour ce qui concerne le second, force est de constater qu’il a été largement perdu. En effet, toutes les statistiques du commerce extérieur, en rapport avec les autres agrégats macro-économiques, montrent clairement que, à l’opposé de ce qui était recherché, celui-ci plombe la croissance au lieu de la promouvoir, puisque sa «contribution» à quelques exceptions près, est systématiquement négative.
Pourtant, en dépit de leurs déboires, ces choix n’ont jamais été remis en cause et même, avec les plans sectoriels des années 2000, sont constamment renforcés dans une sorte de fuite en avant difficilement compréhensible. Au niveau agricole en particulier, le pari sur le modèle agro-exportateur ne s’est jamais démenti, depuis le début de la «politique des barrages» des années 60 jusqu’au «Plan Maroc Vert» actuel. Mais les paradoxes, voire les effets pervers de ces choix au niveau de l’agriculture marocaine sont aujourd’hui saisissants. Car au moment où celle-ci arrive de moins en moins à nourrir la population et l’approvisionner en denrées alimentaires de base, elle produit abondamment des fruits et légumes qu’elle a de plus en plus de mal à exporter. Insécurité alimentaire par les importations, et insécurité commerciale par les exportations… Des importations alimentaires qui augmentent dangereusement, et des exportations agricoles obstinément contenues dans d’étroites limites. Le résultat est encore une fois que la croissance qui devait être tirée par les exportations est de plus en plus handicapée par les importations.
Au-delà de l’échec commercial du modèle choisi, on ne peut se lasser d’attirer l’attention sur ses implications environnementales et sociales, avec sa propension à surexploiter les ressources naturelles comme les ressources humaines qui y travaillent, enrichir outrageusement les uns et ignorer les autres, favoriser certains espaces et marginaliser d’autres… En somme, ce sont tous ces problèmes que le Comité économique et social européen évoque, dans un style mesuré, lorsque dans un récent rapport relatif aux relations commerciales avec le Maroc, il écrit : «Les nouvelles possibilités qu’offre le marché européen à l’agriculture marocaine ne doivent pas conduire le pays à dépendre de l’importation des matières premières, nuire à la biodiversité ni faire disparaître l’agriculture familiale. Le Maroc et l’UE doivent coopérer pour garantir la sécurité alimentaire». (CESE, 2014, p.2)
La responsabilité des «politiques» ne s’arrête pas aux orientations qu’ils adoptent et à leurs conséquences, mais en ce qui concerne les accords internationaux qui nous intéressent ici, elle se matérialise aussi à travers la qualité et les résultats du processus de négociation ayant abouti aux accords en question. Pourquoi quasiment tous les accords signés par le Maroc, notamment avec l’UE depuis les années 60, se sont-ils révélés à chaque fois si décevants, permettant à ses partenaires d’en tirer autrement plus d’avantages et de bénéfices ? Au-delà de la question du «rapport de force» (complexe, et qui en tout cas ne se réduit pas aux «forces» que chaque partie peut aligner devant l’autre…), il paraît ici nécessaire d’éclairer un aspect essentiel qui n’est autre que celui de la «gouvernance» des processus de négociation qui aboutissent à la conclusion des accords.
En effet, il faut savoir qu’au Maroc, tous les accords internationaux, avec l’UE comme avec d’autres partenaires internationaux, relèvent du «domaine réservé» de l’institution royale, ni le gouvernement ni le Parlement n’ayant leur mot à dire à un quelconque moment du processus de négociation. Celui-ci reste l’apanage d’un cercle restreint de technocrates et de collaborateurs directs du Roi, tenant soigneusement à l’écart l’opinion publique et le Parlement, ce dernier étant du reste réduit à une simple chambre d’enregistrement, juste bonne pour agréer aveuglément ce qu’on veut bien lui ordonner de ratifier… Ce faisant, ces responsables ne semblent guère comprendre que ce déficit de démocratie et de transparence a précisément été leur talon d’Achille dans les processus de négociation. Car, contrairement à leurs partenaires européens, ils ne peuvent en cas de besoin mobiliser ni l’opinion publique ni la classe politique, ni même de vrais lobbies professionnels conséquents et influents pour conforter leurs positions de négociation (comment ces acteurs pourraient-ils le faire s’ils n’ont même pas l’information de base nécessaire pour se faire leur
idée sur les questions en
cause ?). Ce comportement si peu avisé, et pour ainsi dire «sous-développé» des responsables marocains, les accule à se priver d’une «carte» de négociation très utile, et les condamne à rester isolés et fragiles face à la machine européenne qui, elle, ne recule devant rien pour faire prévaloir ses intérêts. Se révélant de «médiocres négociateurs» (Majdi, 2014), ils finissent ainsi par courber l’échine sous le poids de considérations qui, trop souvent, ont peu à voir avec les intérêts objectifs du pays…
Les carences «marocaines» dans les processus de négociation ne sont pas seulement politiques, mais également «techniques». De longues années d’observation des processus et des «équipes» de négociation avec l’UE autorisent un constat majeur et difficilement contestable : Les «accords» sont généralement négociés avec beaucoup d’amateurisme. Dossiers très mal préparés, sans études préalables ni concertation avec les ressources humaines et professionnelles utiles, négociateurs non habilités parce que mal formés et mal préparés aussi bien sur le fond que sur la forme des négociations, mauvaise coordination entre les départements ministériels concernés et plus encore entre ces derniers et les décideurs au sommet de l’Etat… Ce sont ces déficits de compétence et d’organisation qui expliquent qu’au moment où l’on aura cédé sur des questions essentielles, on va «se réjouir» d’avoir obtenu de vraies fausses concessions sur d’autres (comme l’accès libre à plus d’une centaine de produits dont on sait parfaitement qu’on n’a aucune chance d’en produire pour l’exportation, ou de «larges» contingents dont on n’utilise pas le tiers depuis des décennies, ou encore un «généreux» abattement tarifaire quand on sait que le vrai obstacle est au niveau du prix d’entrée ou des normes de qualité…).


Responsabilité des opérateurs : Apathie et effets pervers de la libéralisation
La responsabilité des opérateurs marocains, producteurs et exportateurs de fruits et légumes, est également lourde. Rappelons d’abord que depuis plus d’un demi-siècle, les politiques publiques ont été constantes dans leur volonté de promouvoir un secteur agro-exportateur conséquent et conquérant : «politique des barrages», aides publiques et subventions de toute sorte, défiscalisation du secteur, crédit agricole, privatisations, libéralisation des marchés, démonopolisation du commerce agricole extérieur et création à partir de 1986 de groupes exportateurs privés, formation et recherche, encadrement et vulgarisation, plan «Maroc Vert», et bien sûr conclusion de nombreux accords commerciaux dont le but premier n’est autre que d’ouvrir des marchés pour l’écoulement des produits dont on voulait développer les exportations… Pourquoi toute cette action, massive, continue et multiforme, n’a guère réussi à faire du pays ce «dragon» exportateur dont on pensait qu’il avait toutes les capacités pour le devenir ? Pourquoi avons-nous tant de mal à développer nos exportations agroalimentaires pour leur permettre à tout le moins d’équilibrer notre balance commerciale, voire seulement alimentaire ? Pourquoi avons-nous tant de peine à diversifier notre offre agroalimentaire, et autant à diversifier nos marchés ? Pourquoi n’arrivons-nous même pas à exploiter convenablement les possibilités qui sont offertes par les accords existants, et sur des marchés qui restent proches et relativement accessibles comme le sont ceux de la vingtaine de pays membres de l’UE même et où notre présence commerciale est quasiment insignifiante ?
Certes, nous avons à de nombreuses reprises mis en valeur les efforts fournis par une grande partie des producteurs exportateurs marocains au niveau de leurs systèmes de production pour s’adapter à la demande européenne et à ses contraintes en termes de variétés, de qualité, de périodicité… Le problème est que les mêmes n’ont souvent guère fait preuve sur les marchés du même dynamisme qu’ils ont déployé sur leurs champs de production. Ils ont ainsi cruellement manqué de vitalité et d’imagination en matière de marketing. De sorte que même après la libéralisation des exportations en 1986, beaucoup ont continué à se contenter de vendre sur les mêmes marchés traditionnels, et de traiter avec les mêmes partenaires et les mêmes méthodes !
Au demeurant, on peut penser que la démonopolisation des exportations a eu quelques avantages, mais elle a aussi généré pas mal d’inconvénients et de dérives qu’on doit aujourd’hui déplorer, après une expérience d’une vingtaine d’années. Par exemple, l’un des problèmes qui se posent en permanence est celui de la coordination entre l’action des différents opérateurs privés. Bien qu’existent diverses instances de coordination, celles-ci se limitent généralement à l’organisation de la logistique ou au contrôle de qualité. En fait, chaque groupe privé garde ses propres circuits de distribution, ses propres objectifs et sa propre politique. Le résultat est que «l’origine Maroc»
elle, dans sa globalité, n’en a pas ! Aujourd’hui, sur un marché mondial marqué par une accélération des phénomènes de concentration et la constitution de groupes multinationaux de plus en plus géants, aucun opérateur marocain ne dispose de la «force de frappe» commerciale nécessaire pour peser sur les marchés et s’assurer des conditions de croissance convenables, notamment face aux grandes surfaces européennes et américaines. La nouvelle situation a plutôt engendré un affaiblissement du pouvoir de négociation des exportateurs marocains, handicap qui s’ajoute à l’absence d’une vision globale et d’une approche marketing dans l’élaboration de la stratégie d’expansion des exportations. Plus grave encore, il n’est pas rare de voir des exportateurs marocains se faire concurrence sur le même marché, notamment en cassant les prix, tandis que d’autres s’arrangent entre eux pour se partager certains marchés et limiter les quantités globales offertes. Par ailleurs, selon des enquêtes et des témoignages multiples, beaucoup de petits producteurs exportateurs se plaignent de continuer, avec les groupes privés exportateurs, de pâtir de discriminations et de pratiques reprochées auparavant à l’Office de commercialisation et d’exportation et qui avaient été à l’origine même de l’abolition de son monopole : favoritisme, surcoûts, prélèvements non justifiés, retards de paiement, abus divers…
Finalement, on voit bien que les responsabilités sont partagées, entre une entité européenne trompeuse et inconséquente, et des partenaires marocains autocrates et défaillants. D’un côté une hypocrisie européenne notoire, et de l’autre, des choix malavisés et de graves déficits démocratiques doublés d’incompétences et de défaillances multiples…
C’est dire que l’alternative salutaire ne peut que se situer à ce double niveau. Nous avons autant besoin de balayer devant notre porte que de demander à l’autre de faire le ménage chez lui. C’est dire que l’exigence «diplomatique» vis-à-vis de l’Union européenne est indissociable de l’exigence démocratique chez nous. Alors que l’Union européenne traverse une crise qui n’est pas seulement économique et financière, mais carrément existentielle, il nous appartient d’initier un processus qui consiste à repenser notre partenariat avec elle dans sa globalité. Mais nous ne pourrons le faire efficacement que si nous sommes capables de le faire équitablement, c’est-à-dire démocratiquement.

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