Importation de moutons : autopsie d’un fiasco économique retentissant

Importation de moutons : autopsie d’un fiasco économique retentissant

En réponse à la sécheresse et à la flambée des prix, le gouvernement a misé sur l’importation de bétail pour renforcer le cheptel national. Mais cette stratégie, généreusement subventionnée, est aujourd’hui sévèrement critiquée. En toile de fond, c’est toute la stratégie agricole nationale qui est remise en cause.

 

Par C. Jaidani

La persistance des années de sécheresse a sévèrement impacté le cheptel national, particulièrement les ovins, entraînant une baisse significative de l’offre et une hausse notoire des prix. Afin d’enrayer cette tension sur le marché, le gouvernement a opté pour l’importation de bétail, en soutenant la filière par des exonérations douanières et des subventions publiques. Mais cette initiative est contestée par plusieurs observateurs, car malgré les efforts déployés, les prix demeurent élevés.

Fouzi Lekjaa, ministre délégué chargé du Budget, l’a reconnu dernièrement devant les députés : «Le gouvernement a lancé cette initiative en 2023 et 2024 pour renforcer l’offre d’ovins en vue de l’Aïd Al-Adha, mais elle s’est avérée inefficace pour atteindre les objectifs visés». Ainsi, plusieurs voix se sont élevées pour dénoncer le coût exorbitant de cette opération. Selon Nizar Baraka, secrétaire général du parti de l’Istiqlal et ministre de l’Équipement et de l’Eau, «18 importateurs seulement ont bénéficié d’une enveloppe de soutien importante. Mais au final, la situation n’a fait qu’empirer et les prix des viandes rouges ont poursuivi leur flambée».

Une position confortée par Ryad Mezzour, ministre de l’Industrie et du Commerce, qui a noté lors d’un meeting de son parti que «l’opération n’a pas respecté les règles d’éthique. Les acteurs concernés ont engrangé des marges bénéficiaires conséquentes sur un produit très demandé par les consommateurs, ce qui a impacté le pouvoir d’achat des Marocains». Il n’a pas exclu le recours à des sanctions contre les contrevenants.

Quant à Nabil Benabdellah, secrétaire général du Parti du progrès et du socialisme (PPS), il a fait part d’un montant de 13,3 milliards de dirhams ayant bénéficié à 277 importateurs, et réclame des explications sur l’usage de ces fonds publics. Face à une telle situation, le ministère de l’Agriculture n’a pas tardé à réagir. Dans un communiqué, il a précisé que l’opération d’importation a porté sur 875.000 têtes ovines (386.000 en 2023 et 489.000 en 2024), pour un coût total de 437 millions de dirhams : 193 millions en 2023 et 244 millions en 2024. Au total, 156 importateurs ont participé à l’opération (61 en 2023 et 95 en 2024), selon les données officielles. Le ministère souligne également que l’importation de bétail reste toujours autorisée, avec la suspension maintenue des droits de douane et de la TVA. Mais ces clarifications n’ont pas suffi à apaiser les critiques.

Lors de la dernière réunion de son bureau politique, le PPS a remis en cause «la politique du gouvernement» dans ce cadre, estimant qu’elle «favorise les lobbies et les opportunistes aux dépens d’une large partie de la population». Et de poursuivre que «les difficultés de la filière viandes rouges ne s’expliquent pas uniquement par la sécheresse, mais surtout par les mauvais choix du Plan Maroc Vert qui est une stratégie conçue à la base pour servir les grands exportateurs au détriment de la souveraineté alimentaire nationale». Pour sa part, le Parti de la justice et du développement (PJD) a réagi à travers Abdelaziz Aftati, membre du bureau politique, qui a noté que «les chiffres avancés par le ministère de l’Agriculture ne reflètent pas la réalité. Notre parti et d’autres formations politiques exigeons la constitution d’une commission d’enquête. Le manque à gagner en termes de recettes fiscales est important et on se demande pourquoi ce sont les mêmes personnes qui bénéficient de ce genre de marché, et pourquoi elles sont pour la plupart proches de partis formant le gouvernement. Certaines d’entre elles disposent de plusieurs entreprises qui ont chacune participé à l’opération». Les professionnels du secteur agricole ont, à leur tour, réagi au communiqué du département de l’Agriculture. Mohamed Dahbi, secrétaire général de l’Union générale des entreprises et des professions (UGEP), fédérant les chevillards et les bouchers, souligne des incohérences.

«Les chiffres avancés aujourd’hui ne correspondent pas à ceux communiqués auparavant. Il y a aussi des contradictions entre les déclarations des ministres de la coalition gouvernementale. Une enquête s’impose pour pointer les différents dysfonctionnements et sanctionner les fraudeurs. Mais au-delà de cette bataille comptable, c’est toute la filière des viandes rouges qui a besoin d’être restructurée», affirme-t-il.

Dahbi plaide pour un recentrage du soutien public. «Il est impératif de privilégier les petits éleveurs, qui sont souvent les plus vulnérables, au détriment des grands opérateurs qui, dans certains cas, sont également importateurs. Les aides doivent être mieux ciblées pour bénéficier au consommateur final. Il faut renforcer les mécanismes de contrôle et de transparence dans l’ensemble des dispositifs de subvention et d’importation».

Il ajoute que «les difficultés de la filière reflètent clairement l’échec des orientations du Plan Maroc Vert. Il est temps de faire un diagnostic précis de cette stratégie agricole. L’Etat a dépensé des sommes importantes, mais les résultats sont loin des attentes. Depuis 1974, soit un demi-siècle, la balance commerciale agricole nationale est déficitaire. Et nous accusons un manque à gagner dans des produits stratégiques comme les céréales, les viandes rouges, les oléagineux et le sucre. Il y a un risque majeur sur la sécurité alimentaire. Comment peuton parler dans ces conditions de pays agricole ?». Dahbi précise par ailleurs que «les dysfonctionnements de l’agriculture nationale n’impliquent pas uniquement le ministère de tutelle. D’autres départements sont concernés, particulièrement celui de l’Intérieur. Il est primordial de revoir le circuit de distribution et le fonctionnement des souks hebdomadaires».

Ali Ghanbouri, président du Centre de la prospection économique et sociale, estime, pour sa part, que «la polémique actuelle sur les importations de moutons et de viande rouge en général est secondaire par rapport à la véritable problématique de la filière et du secteur agricole en général. Il est essentiel de se focaliser sur le vif du sujet qui est la vulnérabilité du secteur face aux aléas climatiques. Les importations ont un caractère temporaire et ne peuvent en aucun cas régler un problème structurel. Il est important de lancer des mesures stratégiques mûrement réfléchies et bien conçues pour le long terme. Si l’on ne prend pas les dispositions qui s’imposent, on risque d’être confronté à la même problématique dans les années à venir. Les efforts doivent être déployés pour que le cheptel national puisse se développer dans des conditions adéquates. Les subventions doivent concerner en premier lieu les éleveurs qui sont la base de la chaîne de valeur. Il faut en même temps soutenir les prix de l’aliment de bétail à travers un dispositif de stabilisation des prix. La plupart des exploitants de la filière opèrent par un mode pastoral, il est donc utile de renforcer les points d’abreuvage».

Par ailleurs, Ghanbouri insiste sur le problème des intermédiaires qui faussent les règles du marché et impactent négativement les prix à la consommation. «Il est inconcevable que cette catégorie de personnes s’adjugent 50% du prix de vente pour un effort et un risque réduits, au moment où les producteurs ne récupèrent que 50%. Il est temps de mettre un terme à ces agissements. Ce problème est récurrent et pour le maîtriser, il faut un diagnostic précis de la situation et fixer des règles strictes pour le fonctionnement du marché». 

 

 

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