Dans un monde en recomposition accélérée, comment le Maroc peut-il se positionner de manière stratégique sans perdre son équilibre économique ? C’est à cette question que s’est attaché à répondre Lluis Dalmau Taules, économiste pour l’Afrique et le Moyen-Orient chez Allianz Trade, lors d’un point-presse organisé à Casablanca.
Par Y. Seddik
Face à une géopolitique commerciale fragmentée, l’intervention de Lluis Dalmau Taules a mis en évidence les transformations en cours dans les flux commerciaux mondiaux et leurs implications concrètes pour les entreprises marocaines. Le diagnostic posé est que l’économie mondiale est en proie à une incertitude structurelle aggravée par la montée en puissance des logiques protectionnistes, notamment de la part des États-Unis. Une enquête menée par Allianz Trade auprès de 4.500 entreprises dans neuf grandes économies indique que 60% d’entre elles anticipent un impact négatif de la guerre commerciale sino-américaine, et 45% s’attendent à une baisse de leur chiffre d’affaires à l’export.
Dans ce contexte, les entreprises reconfigurent leurs chaînes d’approvisionnement : diversification géographique, stratégies de «friendshoring», relocalisation partielle… Le découplage commercial entre Washington et Pékin alimente l’intérêt pour de nouvelles plateformes régionales. L’Afrique du Nord, et particulièrement le Maroc, commence à émerger comme alternative viable pour les flux détournés des axes traditionnels.
Impact direct limité, exposition indirecte réelle
Avec seulement 6% de ses exportations destinées aux États-Unis, le Maroc est relativement protégé des répercussions tarifaires directes. De surcroît, certains produits cruciaux pour l’économie marocaine, comme les engrais, échappent aux hausses de droits de douane. Mais le véritable point de vigilance réside dans l’exposition indirecte à l’Europe, premier partenaire commercial du Royaume. Toute mesure protectionniste visant l’Union européenne pourrait, par effet de chaîne, affaiblir la compétitivité des exportations marocaines, notamment dans l’automobile et l’agroalimentaire.
À l’inverse, les plans d’investissement européens, notamment dans les infrastructures et la défense, pourraient générer des effets d’entraînement favorables pour les industriels marocains intégrés aux chaînes de valeur continentales. Selon les projections d’Allianz Trade, le Maroc devrait enregistrer une croissance de 3,5% en 2025, puis de 3,6% en 2026. Ce rythme reste l’un des plus soutenus de la région Mena, porté par la reprise du secteur agricole, la vitalité des services et la montée en puissance de l’industrie manufacturière, en particulier automobile.
Le secteur du tourisme, en forte reprise, agit également comme un levier transversal : la demande domestique de véhicules a été dynamisée par le tourisme, notamment par la croissance de la location de voitures, soulignant l’interdépendance des filières économiques. Pour l'économiste, en revanche, les perspectives demeurent fragiles. Le triple choc de 2023 (réduction de l’investissement public, hausse des taux directeurs et repli des investissements directs étrangers) continue de peser sur la liquidité. Les taux d’intérêt devraient rester élevés à court terme, freinant le crédit et affectant la trésorerie des entreprises. En 2024, les faillites d’entreprises ont augmenté de 10%, et Allianz Trade anticipe une nouvelle hausse de 7% en 2025.
Port de Casablanca, Chine et relocalisations
Un des volets les plus prometteurs de l’analyse concerne le repositionnement logistique du Maroc. La congestion du canal de Suez a favorisé une montée en puissance du port de Casablanca, désormais perçu comme un point d’ancrage stratégique pour les échanges transcontinentaux. Ce phénomène s’inscrit dans une tendance plus large : selon une étude interne d’Allianz Trade, le Maroc est classé en tête des «Next Generation Trade Hubs», ces futurs centres névralgiques du commerce mondial.
Par ailleurs, la Chine a récemment dépassé la France comme deuxième fournisseur du Maroc, illustrant un changement structurel dans la géographie des approvisionnements. Cette intensification des relations sino-marocaines ouvre la voie à un modèle d’assemblage et de re-exportation vers l’Europe, dans une logique de valeur ajoutée locale. Lluis Dalmau résume la situation : «Ce ne sont pas des opportunités évidentes. Il faut être flexible, attentif, et prêt à bouger». Le Maroc, souligne-t-il, a l'avantage de sa stabilité, de sa proximité avec l’Europe et de son positionnement logistique émergent. Mais pour transformer ces atouts en avantage compétitif, il faut accélérer l’adaptation des entreprises, soutenir la productivité locale et garantir un climat d’investissement stable.