Entretien. «Le décalage entre les compétences des demandeurs d'emploi et les besoins du marché du travail entraîne un chômage structurel»

Entretien. «Le décalage entre les compétences des demandeurs d'emploi et les besoins du marché du travail entraîne un chômage structurel»

A fin mars 2023, le taux de chômage s’élevait au Maroc à 12,9%, ce qui représente un record depuis au moins deux décennies.

Les jeunes sont particulièrement exposés au chômage.

Entretien avec Azzelarab Zaoudi Mougani, enseignant-chercheur et consultant en management - Groupe ISCAE

 

Propos recueillis par M. Boukhari

Finances News Hebdo : La situation du chômage au Maroc est inquiétante à en croire les derniers chiffres du HCP. Le taux de chômage s’est accru de 0,8 point entre les premiers trimestres de 2022 et de 2023, passant de 12,1% à 12,9%. Quelle lecture en faites-vous et quelles en sont les causes à votre avis ?

Azzelarab Zaoudi Mougani : La hausse du taux de chômage au Maroc, comme indiqué par les chiffres du haut-commissariat au Plan (HCP), est en effet certes préoccupante. L'augmentation de 0,8 point entre les premiers trimestres de 2022 et de 2023, portant le taux de chômage de 12,1% à 12,9%, indique une détérioration de la situation de l'emploi dans le pays. Le HCP, dans sa note d’information relative à la situation du marché de travail, montre que cette altération touche pratiquement tous les segments du marché de travail (les hommes, les femmes, les diplômés, les jeunes de 15 à 24 ans dont le tiers n’arrive pas à trouver un emploi…). Les chiffres sur le dossier du chômage font froid dans le dos, notamment lorsqu’on s’aperçoit que ces statistiques du HCP ne se prononcent pas sur la gravité de la situation, puisque le chômage ne concerne que les personnes en âge de travailler et qui cherchent un emploi. On n’y intègre donc pas les personnes découragées ou qui se retirent de cette quête de travail. Plusieurs facteurs peuvent contribuer à cette aggravation du chômage au Maroc, notamment :

• Croissance économique insuffisante : Malgré le fait que l’activité économique se soit légèrement redressée au premier trimestre de 2023, affichant une progression de 3% de variation annuelle selon le communiqué du HCP, l'économie marocaine ne parvient toujours pas à créer suffisamment d'emplois pour absorber l'entrée des nouveaux diplômés sur le marché du travail et répondre aux besoins de la population active. En effet, le snapshot des emplois sectoriels affiche une perte de l’ordre de 247.000 postes d’emploi dans le secteur de l’agriculture, forêt et pêche (8% du volume dans ce secteur), le secteur de l’industrie a perdu 10.000 postes, celui des services affiche une perte de 56.000 postes d’emploi de son côté. Il est à noter que le taux de chômage des diplômés est passé de 18,9% à 19,8% (0,9 point) selon la même note du HCP.

• Disparités régionales : Le chômage varie considérablement d'une région à l'autre au Maroc. Les zones urbaines, en particulier les grandes villes, offrent généralement plus d'opportunités d'emploi que les zones rurales. Les disparités régionales jouent un rôle déterminant dans la hausse du chômage, car certaines régions sont confrontées à des difficultés économiques plus importantes. A cet égard, il est à noter que cinq régions concentrent peu ou prou 71% du chômage. Il s’agit de Casablanca-Settat (26,1%), Fès-Meknès (13,1%), RabatSalé-Kénitra (11,9%), Tanger-Tétouan-Al Hoceima (10,5%) et enfin l’Oriental (9,1%).

• Le chômage déclaré au Maroc est essentiellement un phénomène urbain. Le taux de chômage a en effet enregistré une hausse tant au niveau urbain de 16,3% à 17,1% que rural de 5,1% à 5,7% en T1 2023, comme l’indique la note.

• S’agissant du nombre de chômeurs en valeur absolue, il a grimpé de 83.000 personnes, passant de 1.466.000 à 1.549.000. Cette hausse est le résultat d’une augmentation de 67.000 chômeurs en milieu urbain et de 16.000 en milieu rural. Ce taux a également connu un accroissement parmi les hommes, de 10.5% à 11,5% (+1 point) que parmi les femmes, de 17,3% à 18,1% (+0.8 point). • Difficulté d’insertion des jeunes  : au Maroc, les jeunes sont exposés particulièrement au chômage dont le taux a enregistré une forte hausse. Il a varié de 1,9 point, passant de 33,5% à 35,4% chez les jeunes (de 15 à 24 ans), comme il a augmenté de 1,7 point de 19,2% à 20,9% parmi les jeunes (de 25 à 35 ans) selon la note du T1 de 2023. Dans les villes, le chiffre est alarmant : 49,6% de la population des jeunes de 15 à 24 ans sont en chômage, c’est-à-dire un jeune actif sur 2.

• Insuffisance des compétences : Le décalage entre les compétences des demandeurs d'emploi et les besoins du marché du travail entraîne un chômage structurel. Si les compétences des travailleurs ne correspondent pas aux exigences des emplois disponibles, cela peut rendre difficile leur insertion sur le marché du travail. Force est de constater qu’en volume absolu, le volume de la population active occupée en situation de sous-emploi a augmenté de 88.000 personnes entre les premiers trimestres de 2022 et 2023, passant de 987.000 à 1.075.000. La population active occupée en situation de sous-emploi en termes d’insuffisance du revenu ou d’inadéquation entre formation et emploi exercé est passée de 502.000 à 562.000 personnes au niveau national.

• Secteurs à forte intensité de main-d'œuvre : Certains secteurs d'activité, qui emploient traditionnellement beaucoup de personnes, comme l'agriculture et les industries manufacturières, peuvent faire face à des difficultés qui entraînent des suppressions d'emplois. Le repli de l’activité et de l'emploi est notable : l’économie nationale a perdu 280.000 postes d’emploi, en l’occurrence dans les secteurs d’agriculture et services. Les changements structurels dans l'économie contribuent à l'augmentation du chômage.

• Forte présence du secteur informel qui ravage l’économie et présente une menace directe à la situation de l’emploi au Maroc. S’ajoute à cela la faible productivité et qualification de la main-d’œuvre.

• Contexte international et impact de la crise : La hausse du chômage trouve certainement des explications au niveau du contexte actuel des crises, persistance de la sécheresse, disruption des chaînes d’approvisionnement, etc.

La crise sanitaire mondiale ainsi que l’impact du conflit russo-ukrainien ont eu des répercussions économiques importantes, qui n’ont pas épargné le Maroc. Les mesures de resserrement de politique monétaire ont certainement influencé l'emploi et l’augmentation du chômage au Maroc. Il convient de noter que l'analyse complète de la situation du chômage au Maroc nécessite une évaluation plus approfondie, prenant en compte des facteurs économiques, sociaux et politiques. Les mesures visant à stimuler la croissance économique, à promouvoir l'éducation et la formation professionnelle, à réduire les disparités régionales et à soutenir les secteurs à forte intensité de maind'œuvre, peuvent contribuer à faire face à cette situation de chômage préoccupante.

 

F.N.H. : Le Maroc a lancé ces dernières années des programmes tels que Awrach et Forsa afin de stimuler la création d’emploi et l’accompagnement à l’insertion économique des jeunes. Pensezvous que lesdits programmes peuvent être une solution à la conjoncture actuelle ?

A. Z. M. : Les programmes tels qu'Awrach et Forsa, également Intelaka peuvent certainement contribuer à atténuer la conjoncture actuelle du chômage et surmonter les diverses crises. Cependant, il est important de noter que ces programmes ne sont pas une solution unique et complète à ladite conjoncture. Ces programmes ont des desseins différents. Awrach est un programme qui vise à encourager les entreprises, les coopératives et les associations à recruter davantage de jeunes en difficulté d’accès au marché du travail et à leur offrir une expérience professionnelle. Awrach s’est étalé sur deux axes : chantiers publics et inclusion durable. Forsa, quant à lui, vise spécifiquement à encourager l'entrepreneuriat chez les jeunes. Il offre un soutien financier, technique et une formation aux jeunes porteurs de projets afin de les aider à concrétiser leurs idées d'entreprise.

Le dispositif du programme Forsa combine accompagnement et financement, par le biais d’une formation en e-learning et une incubation de 2,5 mois au profit des projets prometteurs. Ces programmes sont adressés notamment aux jeunes sans prérequis, diplômes ou qualifications spécifiques. Ils ciblent particulièrement les petites villes et zones rurales et concernent divers secteurs économiques, à l’instar de l’agriculture, le tourisme, l’e-commerce ou activités digitales. Selon les bilans du gouvernement, le déploiement de ces projets a connu un succès, ce qui a justifié le lancement du projet Awrach 2 afin de poursuivre les objectifs du programme initial. S’agissant du programme Awrach, le gouvernement a alloué une enveloppe budgétaire de 2,25 milliards de DH (MMDH) pour le soutien des jeunes dans le cadre de la Loi de Finances 2023.

Le gouvernement a déclaré que l’année 2022 s’est soldée positif, 103.599 personnes, dont 30% de femmes, ainsi que pas moins de 30.000 personnes sur 100.000 ont bénéficié d’une formation pour faciliter leur insertion professionnelle et intégration économique et sociale. Concernant le programme Forsa, le gouvernement a consacré une enveloppe de 1,25 MMDH à travers des prêts d’honneur d’un montant de 100.000 DH, à taux nul. Au demeurant, il est important de prendre en compte certains aspects dans l'évaluation de ces résultats. Il convient de considérer la méthodologie et les critères utilisés pour évaluer l'impact de ces programmes. Une analyse rigoureuse et indépendante des données et des indicateurs pertinents est essentielle pour évaluer l'efficacité réelle de ces programmes et déterminer leur contribution à la résolution des problèmes liés au chômage.

Ces programmes sont certes des initiatives positives qui peuvent favoriser la création d'emplois et la réduction du chômage. Mais a contrario, ils peuvent donner naissance à des effets pervers d’exclusion sociale si dans leurs applications font défaut des valeurs universelles d’équité, d’égalité des chances et de justice sociale. L’impact réel de ces projets dépendra, dès lors, de divers facteurs, tels que la mise en œuvre efficace des programmes, la disponibilité des ressources nécessaires, la coordination entre les différentes parties prenantes et le monitoring et l'évaluation continue de leurs résultats. En plus de ces programmes, il est également essentiel de mettre en place des politiques économiques et des réformes structurelles favorables à la croissance économique et à la création d'emplois à grande échelle. Cela peut inclure des mesures telles que la promotion de l'investissement, le développement des infrastructures, l'amélioration de l'éducation et de la formation professionnelle, ainsi que la diversification des secteurs économiques pour créer des opportunités d'emploi dans différents domaines.

 

F.N.H. : Quelles autres mesures doit prendre le gouvernement, selon vous, afin d’encourager l’insertion des jeunes sur le marché du travail ?

A. Z. M. : Pour encourager l'insertion des jeunes sur le marché du travail au Maroc, le gouvernement pourrait envisager plusieurs mesures complémentaires. Voici quelques exemples :

• Renforcer l'éducation et la formation professionnelle : Il est essentiel d'améliorer la qualité de l'éducation et de la formation professionnelle afin de mieux répondre aux besoins du marché du travail. Cela peut être réalisé en adaptant les programmes éducatifs pour inclure des compétences pratiques, en renforçant les partenariats entre les établissements d'enseignement et les entreprises, et en offrant des programmes de formation continue pour permettre aux jeunes d'acquérir des compétences actualisées.

• Encourager l'entrepreneuriat et l'innovation : Le soutien à l'entrepreneuriat chez les jeunes peut être renforcé en offrant des incitations fiscales et financières, en simplifiant les procédures administratives pour créer une entreprise, en facilitant l'accès au financement et en fournissant des conseils et un accompagnement pour les jeunes entrepreneurs.

• Favoriser les stages et les programmes d'apprentissage : Les stages et les programmes d'apprentissage offrent aux jeunes une expérience pratique et leur permettent d'acquérir des compétences sur le terrain. Le gouvernement peut encourager les entreprises à offrir davantage de stages rémunérés et à mettre en place des programmes d'apprentissage formels, tout en veillant à ce qu'ils offrent de réelles opportunités d'apprentissage et de développement professionnel.

• Faciliter l'accès à l'information sur les opportunités d'emploi : Le gouvernement peut mettre en place des plateformes en ligne et des centres d'information dédiés pour fournir aux jeunes des informations actualisées sur les offres d'emploi, les programmes de formation, les opportunités d'entrepreneuriat, etc.

• Promouvoir le dialogue social et la participation des jeunes : Il est important d'encourager le dialogue entre les gouvernements, les employeurs et les jeunes eux-mêmes. Les jeunes doivent être inclus dans les processus de prise de décision et avoir la possibilité de s'exprimer sur les politiques liées à l'emploi et à l'insertion professionnelle.

• Renforcer la protection sociale : La mise en place de filets de sécurité sociale peut aider à atténuer les risques associés à l'insertion professionnelle des jeunes. Des mesures telles que l'assurance chômage, la sécurité sociale et les programmes de soutien aux jeunes sans emploi peuvent fournir une protection essentielle pendant les périodes de transition.

• Encourager la diversification économique : La promotion de la diversification économique peut créer de nouvelles opportunités d'emploi pour les jeunes. Le gouvernement peut soutenir le développement de secteurs émergents, tels que les technologies de l'information et de la communication, les énergies renouvelables, le tourisme durable, la finance durable, etc. Il est important de noter que la mise en œuvre de ces mesures nécessite une coordination efficace entre les différents ministères, les partenaires sociaux, les institutions éducatives et les acteurs du marché du travail. 

 

 

 

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