Déremboursement des médicaments: «Une telle mesure ne serait ni politiquement correcte ni socialement acceptable»

Déremboursement des médicaments: «Une telle mesure ne serait ni politiquement correcte ni socialement acceptable»

La généralisation de la couverture sanitaire universelle met en exergue les questions relatives au financement des médicaments en général, notamment les plus coûteux.

Une polémique est en train de naître concernant le déremboursement des médicaments à petit prix pour favoriser les médicaments dits innovants.

Entretien avec Abdelmajid Belaïche, expert en industrie pharmaceutique, analyste des marchés pharmaceutiques et membre de la société marocaine de l’économie des produits de santé

 

Propos recueillis par Ibtissam Z.

Finances News Hebdo : Les multinationales pharmaceutiques au Maroc proposent de dérembourser les médicaments dits «à petits prix» afin de financer les médicaments innovants, dont les prix peuvent dépasser 130.000 DH la boîte. Cette option est loin de plaire aux professionnels et crée des divergences ? Qu’en dites-vous ?

Abdelmajid Belaïche : Effectivement, la présidente de l’association des filiales marocaines des multinationales pharmaceutiques (Les entreprises des médicaments au Maroc ou LEMM), s’exprimant sur les colonnes de ‘Le Matin’, avait clairement dit au sujet des remboursements des médicaments que «d’autres solutions peuvent être adoptées, comme la couverture médicale des soins coûteux tout en «libérant» les «médicaments conseil» en pharmacie. Elle avait ajouté qu’«une approche plus différenciée des impacts budgétaires sur les caisses permettrait de prioriser la couverture de soins coûteux pour les patients et libérer l’accès aux produits appelés «médicaments conseil» en pharmacie, vendus dans les officines, qui sont généralement utilisés pour traiter des affections bénignes et courantes. Or, le statut des médicaments conseil dont parle la présidente de la LEMM n’existe pas aujourd’hui au Maroc et qu’en réalité, ce sont l’ensemble des médicaments qualifiés de médicaments à petit prix qui sont visés. Lors d’une manifestation scientifique tenue à Tanger, l’un des responsables de l’assurance maladie a lancé un ballon d’essai en parlant de la possibilité de dérembourser des médicaments à petits prix, qui sont utilisés par millions de boites, pour financer des médicaments plus coûteux.

Le problème est que les médicaments visés par le déremboursement, répondent à des besoins quotidiens de millions de Marocains. Ceci prouve une chose : le discours des multinationales pharmaceutiques au sujet du financement des médicaments a fini par trouver des oreilles attentives au sein même de l’institution nationale qui gère l’assurance maladie. Il confirme des rumeurs qui circulaient dans le secteur de la santé depuis plusieurs mois. Ainsi, c’est le segment des médicaments les moins coûteux, c’est-à-dire ceux de la première tranche de prix (prix public de vente inférieur à 300 dirhams) et peut-être aussi ceux de la 2ème tranche de prix (PPV compris entre 300 et 1.000 dirhams) qui devront être déremboursés en grande partie pour financer le remboursement des médicaments des 3ème et 4ème tranches (PPV supérieurs à 1.000 dirhams). Or, la première tranche de prix des médicaments (inférieurs à 300 dirhams) représente 98,9% en volume de l’ensemble des médicaments achetés en pharmacie. Dérembourser ces médicaments en totalité et en partie priverait les actuels adhérents de l’AMO et les futurs adhérents de la couverture sanitaire universelle (CSU) de leur remboursement et augmenterait le reste à charge déjà élevé pour les citoyens. Une telle mesure ne serait ni politiquement correcte ni socialement acceptable et viderait la CSU de sa substance et de ses objectifs d’accès équitable des citoyens à la majorité des traitements.

La problématique qui se pose aujourd’hui est la suivante : Comment assurer l’optimisation de l’offre des soins face aux énormes besoins de la population en soins, tout en maintenant les équilibres budgétaires de notre système de la couverture sanitaire ? Préconiser le déremboursement de médicaments essentiels ou importants pour la santé des citoyens va justement à l’encontre des orientations royales pour un futur système de santé robuste, juste et efficace, ainsi qu’à l’encontre des attentes et des espoirs de la population. Il n’y a pas de petites maladies dont on doit dérembourser les médicaments. Une maladie aussi courante et banalisée, telle que l’angine bactérienne, peut avoir des conséquences aussi graves que le rhumatisme articulaire aigu, avec des conséquences aussi bien sur les articulations que sur les valves cardiaques, si elle est mal soignée par des antibiotiques aussi basiques que la pénicilline. Ce n’est pas parce que des médicaments par ailleurs essentiels ont des prix bas qu’on doit les mépriser au point de les jeter dans les poubelles du déremboursement.

F.N.H. : Comment peut-on définir les médicaments conseil ? Leur déremboursement peut-il générer des économies suffisantes pour financer le remboursement des médicaments les plus coûteux ?  

A. B. : Les médicaments conseil, également connus sous le nom de médicaments OTC (Over the Counter, par-dessus le comptoir), ne sont pas aujourd’hui clairement et officiellement définis. Le statut OTC ne peut pas être appliqué à n’importe quel médicament. Celui-ci doit répondre à des critères précis. Ses indications thérapeutiques et sa notice doivent les rendre adaptés à une utilisation sans diagnostic médical ou surveillance. Leur conditionnement doit refléter leur posologie et leur durée du traitement. Ils ne doivent pas être sous une forme injectable, ni présenter aucune contre-indication majeure. Ils ne doivent pas également présenter des risques d’interactions médicamenteuses majeures et, enfin, leur niveau de sécurité est suffisamment élevé lorsqu’ils sont réservés aux patients pédiatriques. Ces médicaments OTC sans ordonnance peuvent être non seulement conseillés, mais aussi prescrits, sauf qu’ils ne seront pas remboursés. Par contre, leurs prix seront libres et ils peuvent faire l’objet de publicité auprès du grand public. Le problème est que les médicaments dont les caractéristiques les rendent éligibles au statut OTC ne sont pas nombreux et leurs prix sont en règle générale déjà très bas. Leur déremboursement ne pourrait pas générer de grandes économies en comparaison avec celles générées par un plus grand usage des médicaments génériques et biosimilaires, et dont le potentiel en termes d’économies est énorme et pas encore suffisamment exploité.

F.N.H. : Dans les pays occidentaux, le financement des nouveaux médicaments coûteux passe par l'encouragement de l'utilisation des médicaments génériques et biosimilaires, ce qui n’est pas le cas pour le Maroc. Qu’en dites-vous ?  

A. B. : Oui, en effet, le discours de l’association de ces multinationales pharmaceutiques au Maroc est séduisant et bien construit dans sa forme. Mais sur le fond, il ne tient pas la route, car le financement des médicaments les plus couteux passe d’abord par le basculement du marché vers plus de génériques et de biosimilaires pour dégager de substantielles économies afin de financer l’innovation thérapeutique. Tout en rappelant que le terme «innovation» est galvaudé depuis des décennies pour désigner des nouveautés, même quand celles-ci n’apportent aucune valeur ajoutée thérapeutique réelle par rapport aux médicaments existants, les véritables innovations thérapeutiques qui changent vraiment la santé et la vie des patients ne constituent qu’une petite partie des nouveautés. D’un autre côté, l’innovation thérapeutique n’est intéressante que quand elle est accessible, ou du moins supportable pour les assurances maladies des pays, y compris et surtout les moins développés. Au niveau mondial, il y a aujourd’hui une tendance inquiétante. De nouveaux médicaments arrivent sur les marchés occidentaux à des prix atteignant plusieurs millions de dirhams, voire près d’un milliard la boite. Ces nouveaux médicaments de luxe sont déjà difficilement supportables pour des systèmes de santé aussi robustes que ceux de ces pays occidentaux. Comment pourraient-ils trouver une place dans des systèmes de santé comme le nôtre ?

F.N.H. : Ne faut-il pas investir dans les médicaments génériques ou encore biosimilaires pour réaliser de substantielles économies et financer les médicaments innovants qui sont en partie très onéreux ?  

A. B. : Tout d’abord, il faut rappeler que les médicaments génériques sont, en règle générale, fabriqués localement au Maroc, presque tous. Il faut aussi rappeler qu’avant les années 80 et même après, les multinationales pharmaceutiques constituaient l’essentiel du tissu industriel. Elles avaient joué un rôle important en termes de transfert technologique, et seuls quelques laboratoires nationaux existaient alors. A partir des années 90, les choses avaient commencé à changer. De petites unités industrielles à capitaux nationaux avaient commencé à s’installer et à grandir, essentiellement dans la fabrication des médicaments génériques. Ces unités ont progressivement grandi jusqu’à devenir pour certaines des leaders du marché en termes de fabrication locale. A l’inverse, le marché pharmaceutique a connu le désengagement de filiales des multinationales de la fabrication locale. Celles qui ont poursuivi leur activité de fabrication se comptent aujourd’hui sur le doigt d’une main.

F.N.H. : Récemment, le ministre de la Santé a plaidé au Parlement en faveur d’une politique globale des médicaments génériques, et notamment le droit de substitution. Quel est l’apport d’une telle démarche et que va-t-elle changer dans le quotidien des patients marocains ?  

A. B. : Le ministre de la Santé et de la Protection sociale, Khalid Aït Taleb, avait clairement exprimé sa volonté de ne pas laisser le développement des médicaments génériques être balloté par les seules forces promotionnelles et marketing du marché. Les prix élevés des médicaments princeps leur permettent de réaliser des chiffres d’affaires plus importants que ceux des médicaments génériques et de dégager des budgets promotionnels et marketing plus puissants que ceux de leurs concurrents. Cette force de frappe marketing et promotionnelle reste aujourd’hui l’arme fatale de domination du marché par les princeps, y compris ceux qui ont 30 et 40 ans d’âge ou plus, et que certains continuent de qualifier de médicaments innovants. D’aucuns diront que nos génériques représentent aujourd’hui 45% du volume du marché, c’est-à-dire mieux que la France (38% en 2020). Mais c’est oublier de dire que les 45% du marché marocain ne représentaient que 154,7 millions de boites en 2020, alors qu’ils étaient de 940 millions de boites en France. Quant au chiffre d’affaires des médicaments génériques au Maroc en 2020, il n’était que de 9.732,6 millions de dirhams, alors qu’il représentait pour la même année en France 7,1 milliards d’euros, soit l’équivalent de 79,5 milliards de dirhams. Le potentiel générique du Maroc est plus proche de 70%, soit plus que de son taux actuel de 45%. Par ailleurs, et malgré son rôle de véritable levier du marché pharmaceutique des ventes en pharmacie, la part des génériques en volume ne progresse que d’un point par an en moyenne. De ce fait, notre pays a pris un gros retard en termes de développement des médicaments génériques, malgré notre puissant tissu industriel pharmaceutique et qui est pour l’essentiel dédié aux médicaments génériques. 

 

 

 

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