Le rapport du Conseil national des droits de l'Homme, publié le 22 avril, pointe du doigt le déficit criant en ressources humaines dans le secteur de la santé. 70% de nos étudiants en médecine entendent aller exercer à l’étranger.
La santé n’est pas uniquement une affaire du ministère de tutelle, mais elle suppose l’élaboration de politiques publiques multidimensionnelles.
Entretien avec Abdelmajid Belaiche, expert en industrie pharmaceutique et membre de la Société marocaine de l’économie des produits de santé.
Propos recueillis par Ibtissam Z.
Finances News Hebdo : Le dernier rapport du Conseil national des droits de l’Homme (CNDH) avait comme appellation «L’effectivité du droit à la santé». Que représente pour vous cette thématique ?
Abdelmajid Belaiche : Le rapport du CNDH concernant l’effectivité des droits à la santé est une approche de la santé en tant que l’un des droits fondamentaux de l’Homme. Ici, on ne parle pas du droit de l’accès à la santé comme une approche fataliste où l’on ne fait que constater l’accès ou le nonaccès comme une réalité qui s’impose à tous. Au contraire, le droit à la santé doit s’imposer comme étant un droit fondamental que l’Etat doit garantir aux citoyens. Quant au terme «effectivité», il rappelle que l’accès à la santé ne doit pas être un droit théorique, avec des textes législatifs et réglementaires qui consacrent ce droit, mais avec un accès non-effectif à cause de l’existence de nombreuses entraves qui empêchent l’accès à une jouissance effective à la santé sous tous ses aspects.
L’expérience amère du Ramed pour nombre de citoyens doit nous rappeler combien les promesses politiques du droit d’accès aux soins n’ont pas toujours été concrétisées en raison de nombreuses entraves, telles que les ressources humaines médicales et paramédicales insuffisantes ou encore les infrastructures hospitalières en manque ou sous-équipées. Et ce, en raison d’une gouvernance calamiteuse du secteur de la santé et l’insuffisance d’un financement dédié ou sa sous-utilisation qui n’ont fait que précipiter les hôpitaux publics dans des situations de quasi-faillite. Les espoirs suscités par le Ramed ont été évaporés par le non-accès à certains soins essentiels et souvent urgents, à cause de l’insuffisance des ressources humaines ou de scanners souvent en panne ou sous-utilisés, voire inutilisés, d’où des périodes interminables d’attente pour les patients pour obtenir un rendezvous.
F.N.H. : Dans le rapport du CNDH, il est dit que la santé n’est pas du seul ressort du ministère de la Santé. Dans quelle mesure cette affirmation est-elle vraie ?
A. B. : L’approche sectorielle de la santé a été effectivement l’une des grandes erreurs des gouvernements passés, et pas seulement au Maroc. Penser que le ministère de la Santé est le seul à pouvoir gérer la santé des citoyens, c’est occulter tous les déterminants de la santé en dehors des soins proprement dits. Dans ce contexte, il faut rappeler la définition de la santé de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), qui stipule que la santé est «un état complet de bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité». Cela suppose l’élaboration de politiques publiques multidimensionnelles qui fonctionnent en harmonie les unes avec les autres pour atteindre le niveau «maximal» de santé physique et mentale. Ceci dépasse largement le champ d’intervention du seul ministère de la Santé et implique l’intervention d’autres départements ministériels. En effet, il faut une approche intégrée et multisectorielle qui tiendrait compte des croisements et des éléments d’influence mutuels entre les problèmes de santé, d’une part, et les déterminants économiques et sociaux, d’autre part, et qui incluent les politiques de l’éducation, de l’emploi, du logement, de l’environnement, des modes de vie et de l’alimentation.
Lors de la pandémie Covid-19, les résultats encourageants obtenus en termes de protection de la population n’auraient pas eu lieu sans l’intervention, en plus du ministère de la Santé, d’autres ministères comme l’Intérieur ou encore les Finances ... L’état des routes dans le milieu rural ou entre des zones enclavées et les structures hospitalières peuvent constituer une sérieuse entrave pour l’arrivée à temps d’une femme sur le point d’accoucher par exemple, et de pouvoir bénéficier des soins préliminaires afin d’accoucher dans de bonnes conditions. Beaucoup de femmes en situation critique continuent malheureusement de mourir faute d’un accès rapide aux soins d’urgence. Ce n’est là qu’un exemple qui s’applique aussi à d’autres situations d’urgence. L’ex-ministre de la Santé, Houcine El Ouardi, avait proposé l’évacuation par hélicoptère, mais a-t-on suffisamment d’hélicoptères pour notre population, et surtout à quel coût ? Or, les routes c’est l’affaire du ministère de l’Equipement. C’est un simple exemple pour illustrer la transversalité de la santé entre plusieurs départements ministériels qui doivent collaborer pour atteindre les objectifs «Santé pour tous».
F.N.H. : Peut-on dire que l’avenir du système de santé au Maroc tend vers une amélioration ou plutôt l’inverse ?
A. B. : Notre système tend bien sûr vers une amélioration majeure. L’implication directe de S.M Mohammed VI, que Dieu l’assiste, dans la mise en place de la couverture sanitaire universelle, mais aussi le fait qu’on ne parle pas que d’une simple réforme, mais d’une véritable refonte de notre système de santé, sans compter le financement du département de la santé annoncé dans la Loi de Finances 2022, est porteur d’immenses espoirs. Toutefois, l’atteinte des objectifs «santé» ne pourra se faire sans tenir compte des conclusions et recommandations pertinentes des différents rapports élaborés avant et pendant la période de la pandémie Covid-19. Ces rapports ont pointé du doigt les problèmes de gouvernance, de l’insuffisance des ressources humaines et du financement.
F.N.H. : Le manque flagrant des ressources humaines dans le secteur de santé n’est plus à démontrer. Quelle est l’origine de notre déficit en médecins ?
A. B. : Le manque criant des ressources humaines médicales s’explique par le fait que l’on avait toujours occulté les besoins futurs de notre pays en professions médicales. Depuis 1962 et pendant 13 ans, le Maroc ne disposait que d’une seule faculté de médecine, et 37 ans plus tard on n’avait que 4 facultés de médecine. Il aura fallu en fin de compte près de 59 ans pour passer d’une seule faculté à 11. L’ensemble de ces facultés ne peuvent assurer les besoins de notre pays en médecins, surtout si l’on tient compte d’une émigration régulière de ces précieux cadres vers d’autres cieux. Les implantations relativement rares et tardives des facultés de médecine ont privé notre pays de précieuses compétences médicales.
Un autre facteur a largement contribué à la carence en praticiens : la sélection sévère des étudiants-candidats aux facultés de médecine à travers les notes obtenues au baccalauréat. Cette hyper sélection de ces étudiants a aussi largement contribué à la raréfaction des ressources humaines médicales. Le caractère élitiste de la profession de médecin est resté vivace, même chez les étudiants des facultés de médecine. Ceci s’est exprimé par un rejet lors de la création des premières facultés privées de médecine. Ces étudiants avaient protesté vigoureusement contre l’ouverture de ces facultés privées. De même, lors des tentatives d’intégrer des étudiants revenus des facultés ukrainiennes de médecine et de pharmacie, suite au conflit, la même réaction de rejet s’est manifestée chez nos étudiants en médecine qui ont refusé l’intégration de ces étudiants.
F.N.H. : La tendance migratoire des compétences marocaines pour un avenir meilleur s’accentue. Comment peut-on éviter la fuite des cerveaux en médecine ?
A. B. : Il est inacceptable que notre pays forme à grands frais des médecins et que l’on en perde une partie au profit de pays plus développés et plus riches. Et quand 70% de nos étudiants en médecine pensent aller exercer en Europe ou ailleurs, cela fait peur. Un certain nombre de mesures immédiates doivent être prises, telles que les revalorisations salariales des professions médicales pour les rendre attractives en vue de retenir nos médecins et stopper l’hémorragie. Une autre mesure consiste à revenir à des contrats pour une durée raisonnable et acceptable pour les 2 parties, l’Etat et les étudiants, ainsi qu’aux services civils ou militaires qui permettront aux médecins fraîchement diplômés d’aller exercer pendant quelques mois dans des zones rurales, et notamment les plus enclavées. Une rotation de ces médecins au service civil ou sous contrat permettra une couverture moins inégale des différentes régions du Maroc. Mais la solution à moyen et long terme consiste à créer encore plus de facultés de médecine pour répondre aux besoins futurs de notre pays, surtout à l’aune de la couverture sanitaire universelle. Ces mesures n’empêcheront pas une partie de nos médecins d’émigrer vers d’autres pays mais permettront de réduire l’impact de ces immigrations de nos médecins.