Par R. K. Houdaïfa
Marrakech bouillonne de richesses symboliques, qui en tissent l'âme. Elle charme et émeut par cette valeur préservée malgré les convulsions de l'histoire, à savoir le sens du dialogue qui fait d’elle un rare confluent de cultures, de mœurs, de langues et de spiritualités - à ce capital saisissant s'ajoute un bien inestimable : les musiques des confréries -; ses rues distillant chacune une atmosphère, une couleur, une odeur et une touche distinctes; ses quartiers fluctuants et lumineux; ses sombres venelles, pleines d'espoir et d'angoisses; ses vieux murs qui ne cessent de relier présent et passé. Celui-ci se suçote comme une vieille liqueur, se conte avec gourmandise, se décrit à coups de superlatifs. Pourvu que vous soyez branchés sur un quelconque chapitre, il transparaît de partout, transperce le voile de la mémoire, fuse de derrière les façades, bouges et palaces. A la Qennariya, quartier populeux et populaire, crade et bruyant, dans un derb paisible, se dresse la demeure où Juan Goytisolo s’est fixé. Arrivé en 1975, il est littéralement enchanté. Sans plus attendre, il y prend souche. La place Jemâa El Fna est à portée de fusil de son Riad. Ce lieu a abrité en 1969 l’exposition manifeste où sont explicitées les relations entre l’artisanat marocain et l’art moderne, fomentée par un petit groupe d’artistes (Farid Belkahia, Mohamed Melehi, Mohamed Chebaâ, Mohamed Hamidi, Mohamed Ataalah et Mustapha Hafid) pour s’élever contre le poussiéreux Salon de Printemps, véritable tout-à-l’égout…
Plusieurs jours après que nous sommes revenus du circuit «Art & Culture», une initiative mise sur orbite par Es Saadi Marrakech Resort visant à «renforcer la collaboration entre les instances culturelles de la ville et à développer la synergie entre les acteurs de la scène culturelle», l’on a du mal à redescendre du nuage sur lequel nous avons vogué le 29 et 30 juin. Et l’on se passe et repasse en boucle des images, des plans, des séquences désormais indélébilement enkystés dans notre esprit, tant ils nous ont secoués par leur sublime. Car Es Saadi ne nous a pas offert que des délicieux mets, dont nous conservons, d’ailleurs, un arrière-goût enchanté. Il nous a surtout généreusement tracé, proposé, servi…un parcours frappé du sceau de l’excellence. Des lieux, la belle moisson.
Musée d’art contemporain africain Al Maaden (Macaal)
© Vue de «Outsiders/Insifers? Artistes d'Es saouira des collections Fondation Aliances et Fundacion Yannick Y Ben Jakober». Fort de son succès et face à l’engouement de ses publics, le MACAAL, fermé du 19 au 27 juillet et du 2 au 17 août, prolonge ladite exposition jusqu’au 14 novembre 2021.
Plus qu’un musée, un lieu de vie, d’échanges et de partage. Dans ce haut «lieu d’exposition, mais aussi d’interaction pour et avec tous les publics» inauguré par la Fondation Alliances en 2016, tel «un écrin pour la création contemporaine africaine», s’offre à voir, jusqu’au 14 novembre, une vaste sélection d’œuvres d’artistes singuliers d’Essaouira issues des collections de la Fondation Alliances et Fundación Yannick y Ben Jakober/Museo Sa Bassa Blanca.
A mesure que vous pénétrez, une orgie de formes anthropomorphes, créatures oniriques et symboles protecteurs vous hallucine. Vous êtes immédiatement entraînés dans un tourbillon étourdissant qui fait perdre la connaissance à cause de la violence des couleurs et l’ivresse d’une spontanéité du trait - que rien ne semble pouvoir ou vouloir arrêter.
Inclassables et hétéroclites. Les dispensateurs de cet intarissable éblouissement sont des hommes (parmi lesquels Mohamed Tabal, Ali Maimoun, Regragui Bouslai et Abdelmalek Berhiss) et une femme (Benhila Regraguia) qui se sont mis à peindre d’une façon très instinctive, puisant leur inspiration dans les références multiples que concentre la ville, loin de toutes influences occidentales ou de tout académisme, résolument contemporain.
À travers une variété de médiums, d’œuvres inédites et d’archives, l’expo placée sous le commissariat de Meriem Berrada et Janine Gaëlle Dieudji, «Outsiders/Insiders ?», tente de révéler comment cette cité poreuse inventée à partir de sable et d’horizons ainsi qu’aux influences multiples est devenue le terreau d’une scène créative atypique donnant naissance à un art mystérieux, mystique, d’une grande complexité.
Immersive, la scénographie imaginée par Othmane Bengebara s’empare des 7 couleurs de l’univers – celles des gnaouas aussi - pour donner corps et émotion aux récits mis sur papiers, toiles, bois...créer des faces à faces, transporter le visiteur dans les univers insoupçonnés des Artistes d’Essaouira
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Comptoir des Mines Galerie (CM Galerie)
©Voici un «Baby Foot» sans poignées, issu de la série «Only God can play», signé Fettaka. De Platon à Bob Marley, en passant par Albert Einstein ou encore Martin Luther King, 22 personnages exclusivement masculins, ayant marqué l’histoire de l’Humanité sont ainsi mis en scène alignés sous le même étendard.
Il est presque midi. Un soleil de plomb engourdit Marrakech. La ville semble tenir plus du four micro-ondes que du bac à légumes d’un réfrigérateur. Nous commencions à fondre comme des oiseaux de proie sur les sodas et eaux minérales…
Nous nous dérobons à l’agitation qui caractérise Guéliz et nous empruntons la rue Yougoslavie. Arrivés, se dresse devant nous une bâtisse style art-déco s’érigeant sur deux immeubles mitoyens de deux étages. En songeant à lever les yeux vers le ciel, nous aperçûmes une enseigne sur laquelle sont inscrites ces lettres intrigantes : Comptoir des Mines Galerie. Notre curiosité est immédiatement piquée. Satisfaite, aussitôt ! Il suffisait d'emprunter l’escalier, pour qu’une belle et jeune dame nous reçoive, le sourire enjôleur, et fasse le pitch rapidement : construit en 1932, il s’y logeait une entreprise spécialisée dans le commerce du matériel de construction et les explosifs pour la recherche minière. Abandonné, puis redécouvert lors des Biennales de Marrakech. «L'blassa», comme le surnomme Hassan Hajjaj, est aujourd’hui occupé(e) par la Compagnie Marocaine des Objets et Œuvres d’Art (CMOOA) depuis 2016...
Soit. Il est incontestable qu’avec son dernier travail, exposé jusqu’au 08 octobre à côté de ses travaux antérieurs, Simohammed Fettaka fait souffler un vent frais.
Et de fraîcheur, il était grand besoin par ces temps caniculaires. Le mec cool et déjanté se déjoue tout naturellement des codes, donne à voir des choses - assez - insolites. Dupe envers un médium, un thème ou un sujet - mais inséparable. Il ne cesse d’explorer les pistes. Les brouiller, même, pour ouvrir le champ des possibles. Il s'exprime moyennant différentes disciplines : photographie, vidéo, peinture, collages (ouf !).
© «Réflexion d'un corps anonyme 1», une impression sur papier coton et découpe d'aluminium dibond.
Aléatoirement choisis, treize des quatre-vingt tableaux intitulés Négresses nues de Jacques Majorelle, ont été dépistés, affleurés, sublimés et enfin (ré)enfermés dans le temps : des miroirs coupés, prenant la forme desdites femmes érotisées, capturées dans des postures tellement lascives et affairées - têtes penchées à l’arrière, mains dans tous les sens -, renvoient au regardant que son propre reflet. Les corps affalés, seins dressés, fesses mises à nues peuplant la peinture orientaliste se retrouvent dissimulés, faussés, cachés.
Hommage donc à ces femmes, victimes d’un projet d’une peinture devant faire croire à une représentation «réaliste», à la vérité de la mise en scène de l’Oriental farouche ou de la musulmane soumise; victime d’un «Orient» de bric et de broc où le décor ne paraît étranger, aux yeux de l’Occidental, que pour mieux cacher ses propres désirs incarnés. Parmi lesquels : voir les femmes réduites à l’état d’odalisques, passant leur temps recluses dans un harem, ou à se faire belles pour séduire... A la décharge du truquage délibéré, on invoquera volontiers la puissance expressive des œuvres, l’irrésistible sensualité que celles-ci exhalent, puis la virtuosité dont certains peintres font montre dans l’interprétation de la lumière et le maniement de la couleur.
Dans les lieux, s'imposent des œuvres qui démultiplient l'effet d'étrangeté. Ce qu’on voit dans son installation murale «Ceinture 2, 2021», ce qu’il expose et donne en pâture à nous, public, n’est souvent que l’indice, ou le fossile de toute une histoire sous-jacente qui s’est déroulée autrefois. Cette ceinture en cuir avec des sculptures de bananes en céramique, illustre parfaitement celle que Majorelle faisait porter à ses modèles «pour qu’elles dansent avec». Simohammed Fettaka s’est évertué à extraire l’essentiel, à savoir tous les clichés véhiculés, les mises en scènes douteuses, pour montrer ces choses en tant que telles, séparées du reste.
© «Constat 1», Acryliques sur toile.
«Sommes-nous toujours ces corps disponibles et fantasmés par l’Occident ? Peut-il encore nous peindre et nous dépeindre comme il le veut, et donc nous voir et nous montrer comme il le veut ? », se demande l’artiste.
D’un étage à l’autre. D’un immeuble à l’autre. Nous nous perdons délibérément entre les couloirs des appartements. Nous avons cru que l’établissement ne commercialisait plus d’explosifs, et ce n’est uniquement en ressortant que l’on se rend compte que cela a pris une autre forme. Le travail de Simohammed Fettaka est une bombe ! (A suivre)
Le 18, Derb el Ferrane