Auteur et incitatrice de nombreux ouvrages d’arts («Vertiges de l’amour», «United Artists», «La vague blanche», entre autres joyaux), Syham Weigant a fait de son travail de curatrice, commissaire d’expos et (grande) critique d’art un biais de résistance.
Propos recueillis par R. K. Houdaïfa
Photo © Alex Bego
Finances News Hebdo : Vous avez participé à la Biennale de Dakar en tant que commissaire invitée. Dites-nous-en quelque chose...
Syham Weigant : La Biennale de Dakar est la plus ancienne d’Afrique. Elle fêtait d’ailleurs pour cette édition son 30ème anniversaire, et ce sans aucune interruption, si l’on excepte sa reprogrammation pour cause de pandémie. C’est une Biennale d’arts contemporains panafricaine, particulièrement courue et respectée. Elle est autant une fête et une fierté locale, pour les Dakarois et même pour tous les artistes et acteurs culturels africains, que également un laboratoire qui fait office de «vitrine» pour les opérateurs culturels internationaux. En effet, quand le Dak’art parle, le monde entier écoute ! Et même davantage, à cette occasion plusieurs transactions importantes ont lieu : achat/acquisition d’œuvres par les grands musées/collectionneurs africains mais aussi d’ailleurs; repérage des promesses mais aussi des consécrations par des curateurs ou autres qui interviennent comme chasseurs de tête pour découvrir le meilleur ou le plus innovant de la scène africaine en vue de collaborations futures; enfin, la qualité intrinsèque de cette Biennale par son ampleur, sa puissance et son excellence demeure un jalon important pour toute carrière artistique…
Cette édition qui intervient après un report dû à la crise internationale du Covid a particulièrement brillé, d’autant que les organisateurs et les artistes invités ont préféré tirer avantage de ce qui était au départ une déconvenue pour travailler et réfléchir leur projet initial en le développant le plus souvent vers davantage de pertinence et de maturité.
F. N. H. : Comment décririez -vous l’exposition que vous avez proposée ?
S. W. : Pour l’exposition «Mutatis Mutandis» que j’ai proposée pour le IN des commissaires invités, qui se tenait au Musée Théodore Monod, ancien site principal de l’exposition internationale, j’ai privilégié la formule du Solo Show et choisi de me saisir d’une thématique enracinée localement bien qu’elle soit de portée universelle. Le collectif que j’ai invité qui s’appelle «L’École des Mutants» et qui se compose d’un binôme d’artistes : Hamedine Kane et Stéphane Verlet-Bottéro, travaille depuis 2019 sur des problématiques liées à l’enseignement. Pour l’Histoire, la grande, cette École des mutants a réellement existé. Elle a officié sur l’Île de Gorée et sur impulsion du président poète : Léopold Sedar Senghor, qui postulait que pour faire face aux nouveaux défis mondiaux, l’Afrique fraîchement indépendante se devait de «muter», pour notamment réfléchir et inventer surtout ses propres modèles… Une proposition qui fera long feu après quelques années d’existence et d’exercice… Notre projet avec les artistes que j’ai invités, s’inscrit dans le cours de leurs réflexions et des miennes sur les questions liées à l’enseignement en Afrique et à l’Université plus particulièrement qui demeure une importation imparfaite voire clairement en faillite d’après les systèmes coloniaux occidentaux.
Notre proposition ensemble avec les «Mutants» était donc d’installer, de manière métaphorique, une Université au cœur de la Biennale ! Une Université dont nous avons choisi d’inventer ou de réinventer : l’architecture, les savoirs et les pratiques, ou encore les éléments structurels socio-politiques en considérant nos ressources endogènes telles que : la convivialité, l’hospitalité ou encore le voisinage…
F. N. H. : De quelle manière l’«École des mutants» s’insère-t-elle dans vos recherches ?
S. W. : Les questions liées à l’enseignement et à la transmission plus généralement sont au cœur de mes préoccupations. Que cela soit à travers les Workshops et Masterclasses que j’anime pour l’association Basma avec son fondateur Ilyass Alami-Afilal, ou encore à travers ma pratique d’éditrice indépendante qui tente par ses moyens et autant que possible d’écrire ou de concourir à écrire le contemporain au Maroc et de mettre ces ressources à la disposition du plus grand nombre. Enfin, toute ma pratique d’écriture est une tentative de proposer une Histoire possible des arts au Maroc qui soit intelligible et accessible au plus grand nombre. Enfin, sur un registre plus personnel, et de par la fonction et la carrière d’universitaire de mon père : le Professeur Elmadani Belkhadir, il se trouve que j’ai grandi, très concrètement au sein de diverses Universités marocaines où se situait la Maison de fonction familiale. Cette exposition que je dédie d’ailleurs à mon père, me permettait de proposer une fiction romanesque et militante où s’entremêlaient subjectivité personnelle et critique objective davantage rationnelle.
F. N. H. : Une phrase qui pourrait lui servir de manifeste ?
S. W. : Je me permets alors de citer une partie manifeste du texte de Simon Njami écrit spécifiquement à l’attention d’accompagner notre exposition avec mes artistes et qu’il a relevé lui-même d’un entretien entre Michel Foucault et Gilles Deleuze : «C’est ça, une théorie, c’est exactement comme une boîte à outils. Il faut que ça serve, il faut que ça fonctionne. Et pas pour soi-même. S’il n’y a pas des gens pour s’en servir, à commencer par le théoricien lui-même qui cesse alors d’être théoricien, c’est qu’elle ne vaut rien ou que le moment n’est pas venu. On ne revient pas sur une théorie, on en fait d’autres, on en a d’autres à faire (1).»
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F. N. H. : On ne déambule pas dans une exposition comme on lit un livre. Comment avez-vous envisagé ce déploiement dans l’espace ?
S. W. : Tout d’abord, j’ai pu compter sur l’aide décisive de l’architecte dakaroise Carole Diop. Comme vous le savez peut-être déjà, avant de produire une exposition, j’essaie de m’entourer de toutes les compétences utiles et nécessaires. Pour le Dak’art, il s’agit d’un espace muséal ! L’IFAN (Institut fondamental d’Afrique noire) ou Musée Théodore Monod est l’un des plus anciens musées du continent. Il a été fondé en 1931 et représente désormais un département de l’Université Cheikh Anta Diop. Du sur-mesure si je puis dire pour notre projet ! Et par conséquent une immense responsabilité…Il fallait donc absolument que toute notre réflexion soit une émanation organique du lieu où nous devions nous enraciner : l’Université Cheikh Anta Diop, Dakar et plus généralement notre continent. Nous avons donc renoué avec une architecture endogène pour abriter nos travaux et qui s’inspirait des contes initiatiques Peules de Amadou Hampâté Ba, et nous avons construit littéralement notre université sous la forme d’une Case Peule. Une proposition architecturale bien plus adaptée à nos géographies et à nos climats notamment. Cette même Case s’inscrivait sur une surface formée d’un tapis monumental réalisé en sacs de riz que nous avons donc recyclés pour en faire du beau et du pratique et également une métaphore ou abstraction des éléments naturels qui épousent habituellement la circularité des cases peules pour en assurer le ravitaillement en ressources naturelles : jardins, réserves, espaces de proximité plus généralement… Cet élément central et circulaire permettait une circulation naturelle autour, à travers les coursives ou galeries du Musée. Encore une fois, toute l’exposition était une création inédite et in situ réalisée expressément pour l’espace et pour la Biennale qui nous accueillait…
F. N. H. : Concernant les œuvres exposées, que montrent-elles ?
S. W. : Hormis les éléments architecturaux structurants et qui étaient plongés dans un environnement immersif pour former une installation totale, il y avait là également une bibliothèque «universitaire» curatée spécifiquement pour accompagner notre proposition et permise par l’intelligence et la générosité de quelques institutions amies ainsi que la Raw Material Company ou encore La Librairie des 4 vents qui ont accepté de nous accompagner très naturellement…Enfin il y avait bien sûr quelques tableaux d’école, composés de manière très plastique par les artistes Hamedine Kane et Stéphane Verlet-Bottéro d’après divers enseignements endogènes tels que ceux compris dans les ouvrages de référence de Cheikh Anta Diop ou à travers la culture arabo-musulmane très présente en Afrique et pionnière dans les études scientifiques notamment !
Quant aux savoirs mis à disposition du public et disposés dans notre Case peule : il s’agissait d’une accumulation là encore très plastique et très poétique à partir de différents biens de consommation courante réfléchis, créés et produits dans la ville même de Dakar dont mes artistes aiment à rappeler qu’elle constitue en soi un laboratoire d’expérimentation et d’enseignement quotidien !
(1) «Les intellectuels et le pouvoir. Entretien entre Michel Foucault et Gilles Deleuze», L’Arc, n° 49, Aix-en-Provence, mai 1972.