◆ Voici de quoi attirer, comme l’abeille par le miel, les visiteurs ravis de l’aubaine. Il n’y a rien de mieux qu’une rétrospective avenante pour assouvir notre soif. Pour sûr, la Fondation nationale des musées (FNM) a remporté son défi. Haut la main !
Par R. K. Houdaïfa
Avant d’y pénétrer, il importe de se laisser tenter par une flânerie tout autour du musée Mohammed VI d'art moderne et contemporain (Rabat). Ici une sculpture se dresse sur votre chemin, là une autre vous interpelle, ailleurs une façade agrémentée de couleurs ravit votre regard…
Après cette dégustation dans les règles de l’art, le visiteur, par les couleurs, les formes et les matières alléchées, a tout le loisir de s’en repaître davantage, en accédant aux temples qui les logent. Ils sont nombreux. Dès le franchissement de la porte, le visiteur est happé par tant de splendeur.
Inconnu à l’époque
Pour avoir usé du chevalet, R’bati, auteur de scènes d’apparat, est considéré par certains comme le précurseur de l’art contemporain marocain. Or, il convient de commencer par rectifier l’erreur selon laquelle «la peinture est arrivée au Maroc dans les malles du colonialisme».
Ainsi que le rappelle Toni Maraini, dans la Revue Noire (1999), les maîtres artisans possédaient, bien avant le protectorat, un outillage technique incluant couleurs, pigments, teintes, vernis, mélanges, solvants, huiles, spatules, différents genres et tailles de pinceaux et de craie pour tracer les dessins sans lesquels ils n’auraient pas pu décorer, avec art et savoir, bois, plâtres, céramique et - surtout - enluminer les manuscrits, calligraphier les textes et peindre les miniatures. Bref, la peinture, du moins sous sa forme savante, était présente avant l’irruption européenne.
Qui connaît Mohamed Ben Ali R’bati ?
En vérité, peu de gens. Pourtant, le personnage ne manque pas de stature. L’homme a été nanti d’un destin tumultueux, l’artiste possède une belle envergure. Il eut la mauvaise fortune d’être né trop tôt (1861), puis de tirer sa révérence aux sons du canon (1939). Sans que quiconque s’en émût, on l’oublia un certain moment.
Transfuge, R’bati s’attacha viscéralement à Tanger, qui devint le seul objet de son engouement. Il en fut le scribe, consignant et pérennisant les charmes authentiques, avec l’ardeur des amoureux taraudés par la perspective que leur amour serait bientôt souillé. D’où l’altière indifférence que le peintre affiche envers les intrusions occidentales. Il en résulte un univers intemporel, délicieusement désuet, jalousement épuré. Une seule concession, et elle est de taille : «Pour le jeune homme, l’ailleurs se concrétisera dans la peinture.
Non pas dans les sujets qu’il représentera, mais dans son choix de la peinture de chevalet, mode d’expression occidental qu’il est le premier Marocain à utiliser», affirme Nicole de Pontcharra, qui passa au crible les œuvres de R’bati. L’expo incite le visiteur à pousser plus avant sa familiarité avec cet artiste qui gagne à être (re)découvert.
Des œuvres qui irradient la grâce
Honneur dont d’autres, occultant des vocations soudaines et secrètes du premier quart du siècle dernier où les peintres comme Abdessalam El Fassi Ben Larbi, touchés par le ferment moderniste, accordent au couple de l’élan brisé : Ahmed Cherkaoui et Jilali Gharbaoui.
Le premier, enfant de Boujad, formé à Paris puis à Varsovie, était fasciné par le signe, et ses toiles, des monogrammes de couleurs, se présentent comme une invitation à un voyage spirituel dans ce dernier. Après des études à Fès, Jilali Gharbaoui obtient en 1952 une bourse pour l’Ecole des BeauxArts de Paris.
Il rencontre et se lie d’amitié avec Pierre Restany et Henri Michaux. Il séjourne en 1958 à Rome puis rentre à Rabat. Epuisé par son angoisse existentielle et sa dipsomanie, il est retrouvé mort à l’âge de 41 ans, au petit matin, sur un banc public parisien. Dès 1952, il s’exprime pleinement par une gestuelle alliée à la calligraphie, qui appellent dramatiquement à la vie. Une œuvre claire, lumineuse, riche, inépuisable.
Les 3 trublions qui donnèrent le jour à la peinture contemporaine marocaine
On s’accorde à soutenir que Ahmed Cherkaoui et Jilali Gharbaoui sont les premiers peintres à ouvrir à l’art marocain la voie de la modernité. Beaucoup s’y engouffrent et égaient de leur nouveau savoirfaire salons annuels et ateliers d’art.
Mais les conversions isolées ne font pas communauté. Autrement dit, il y a des peintres, mais il n’y a pas encore une peinture assumant sa destinée et imposant ses lignes de démarcation. Un trio de rebelles va sonner la charge contre la mièvrerie, le folklorisme et la fadeur auxquels la peinture marocaine est encline selon le bon vouloir des consécrateurs.
Nous sommes en 1964. Farid Belkahia, Mohamed Melehi et Mohamed Chebaâ, tous trois jeunes enseignants à l’Ecole des BeauxArts de Casablanca, secouent le cocotier des valeurs esthétiques désuètes, affranchissent l’art du joug colonial et l’arriment à une modernité qui ne regarde pas de haut la tradition. Tous les trois sont des révoltés qu’unit la même aversion pour la peinture folklorique, hissée au rang de référence par les services de Beaux-Arts.
Isolés au début, ces francs-tireurs vont bientôt recevoir de précieux renforts : Mohamed Hamidi, Mohamed Ataalah et Mustapha Hafid. Premier acte protestataire retentissant, en 1969. Le petit groupe d’artistes fomente une exposition-manifeste sur la Place Jamaâ El Fna, à Marrakech, explicitant les relations entre artisanat et art moderne. L’effet en est heureux : les mœurs picturales établies se mettent à décliner, pendant que la nouvelle peinture commence à sortir de l’ombre. Le groupe s’étoffe. Mahjoubi Aherdan, Karim Bennani, Mekki Megara et Saad Cheffaj, entre autres transfuges de Rabat et de Tétouan, s’enrôlent sous la bannière.
On se serre les coudes, multiplie les initiatives secouant de fond en comble la vie artistique. C’est ainsi qu’est constituée l’Association nationale des plasticiens marocains, dont la première exposition regroupe, en 1976, une trentaine d’artistes. La peinture contemporaine marocaine prend réellement son envol.
Se détachaient aussi de la 2ème vague des pinceaux aussi délicats que Fouad Bellamine, Hassan Slaoui, Abderrahmane Meliani, Saâd Hassani, Mustapha Boujemaaoui et d’autres encore, tels que Abdallah Hariri, Abdelkébir Rabi’, Houssein Talal, Abderrahmane Rahoul ou Abdelkrim Ghattas, jaloux de leur discrétion, mais artisans éblouissants des Seventies.
L’art souffle à pleines voiles
Dans le musée Mohammed VI, il s’exhibe, s’affiche, fascine et aimante le visiteur halluciné par une telle orgie de couleurs, de formes, de signes et de motifs. Miloud Labied est l’un des dispensateurs de cet intarissable éblouissement.
La femme n’est pas seulement représentée en nombre, mais aussi considérée comme actrice à part entière. De périodes novatrices, prolifiques, éclairées, l’histoire de la peinture marocaine est constamment semée. Faute d’espace, il serait malaisé de les évoquer toutes. Contentonsnous de répéter cette évidence : la peinture au Maroc ignore la léthargie et la sclérose, et sans cesse se renouvelle.
En substance
L’exposition, qui jamais ne se fourvoie dans l’exhibition folklorique, mérite le détour. Pour trois raisons. La première tient à la richesse des pièces rassemblées.
La deuxième raison réside dans la facture remarquable des œuvres exposées, qui illustrent la bonne tenue des arts plastiques marocains, gage de leur réputation constamment honorable. De fait cependant que la chanson s’essouffle, que le théâtre ne voit pas toujours clair, l’art ne faillit jamais à son devoir d’excellence.
La troisième raison se trouve liée à la portée pédagogique de l’exposition. En n’ostracisant aucun courant, style ou tendance, dans la mesure du possible, celle-ci propose un panorama de l’art marocain, dont il est loisible de tirer une leçon d’histoire. Une manifestation d’envergure qui nous met au cœur du bouillonnement pictural d’un pays doué, inventif et inspiré que la superbe rétrospective nous permet d’arpenter dans le temps et dans l’espace. Surgavé d’art, le visiteur ne songe plus qu’à reposer ses yeux.
Pour autant, il ne quitte pas aussitôt le musée. Il s’y attarde encore un peu, tant l’endroit est réellement enchanteur. Un dernier regard sur le guerrier Massai d'Oussman Sow; le cheval de Fernando Botero; les sculptures en marbre d'Ikram Kabbaj; la sculpture de Farid Belkahia histoire d’admirer son imagination florissante, et il se retourne vers ses occupations prosaïques. Heureux qui, comme nous, peut faire une si mémorable virée !
* Tableau N° 1 : «Composition», huile sur toile (1993, 146 x 136 cm) de Mohamed Chabaa.
* Tableau N° 2 : «Fille de Zagora», huile sur toile (1933, 75 x 85 cm) de Chaïbia Talal. Une des première femmes à entrer en peinture, avec des personnages dont la fraîcheur enfantine masque mal une angoisse profonde.
* («Les peintres marocains dans les collections nationales, de Ben Ali R’bati à nos jours», jusqu’au 15 décembre 2020, angle Avenue Moulay El Hassan et Avenue Allal Ben Abdallah, Quartier Hassan, Rabat).