Descendants soit de ces esclaves noirs ramenés du Soudan par les sultans saâdiens, soit de cette garde noire (haratines) qui veillait sur le sultan Moulay Ismaïl, et qui s’est dispersée après sa mort à travers villes importantes et ports prospères, ou de ces tirailleurs sénégalais enrôlés par l’armée française à l’époque coloniale, les Gnaoua soignent les «malades» avec la musique, les parfums et la danse.
Finances News Hebdo a pris part à une lila qui a eu lieu quelques jours après le Miloud qui commémore la naissance du prophète. Voyage dans la gnaouasphère.
Par R. K. Houdaïfa
Photos © Jean-Luc Manaud
Dans une demeure traditionnelle de L’Mdina l’qdima, quartier plus que modeste. Il doit être 18h. La maison fourmille de monde. Mina remplit de petits sachets de friandises : un chewing-gum et deux bonbons dans chacun d’eux. «C’est pour Mira, m’explique Mina. Elle aime les douceurs». Une petite fille délicieusement gourmande ? «Non… Mira est melka [féminin de melk -ndlr]», autrement dit une des entités surnaturelles que célèbrent les Gnaoua. Mina, Moqadema de son état (voyante guérisseuse), assistée d’une arifa et aidée d’une tallâa (voyante médiumnique) ou une chouwafa (voyante non médiumnique), assume, entre autres fonctions, la direction de la cérémonie des rites de possession.
Dans la cour intérieure, se découvrent les accessoires requis, à savoir sept boîtes d’encens correspondant aux sept mlouk; du lait et des dattes; un brasero et des poignards; des voiles de plusieurs couleurs (hmal) et des tuniques; des bâtons et des aspersoirs emplis d’eau de fleur d’oranger et d’eau de rose. Aussi, l’animal de sacrifice – souvent bouc, mouton ou vache –, une poule noire et un coq vivant leurs derniers instants.
Avant le coucher du soleil, ils seront immolés après avoir été lavés, puis «encensés» par un sacrificateur de rouge vêtu, pendant ladite cérémonie. Elle dure une nuit, d’où l’appellation lila qui prévaut sur celle de derdeba, usitée par les maâllems. «Les gens se rassemblent pour une derdeba, et, parmi eux, il y en a qui sont malades (…) Ils viennent me consulter lorsqu’ils ont un problème de santé, ou autre… n’importe quel problème (…) Si je considère que cela est dû à un melk, un génie, je leur recommande une lila, et je leur demande d’y apporter un coq ou un poulet, quatre mètres de tissu de la couleur que je suppose être celle du génie qui tourmente l’individu ainsi que l’argent évidemment, le biod/labiad [l’offrande -ndlr] (…) Une maladie, c'est un désordre dans le monde intérieur, dans tout l’organisme, spirituel, intellectuel, matériel. Notre musique remet en ordre. C’est pour cela que des guérisons paraissent miraculeuses», m’explique Mina. C’est dire combien la musique Gnaoua est à valeur thérapeutique.
«Rahba» : le marché aux grains, qui va être la piste de danse
Au crépuscule, Reda, un garçon de 11 ans, arrive. Il hurle et se débat… «Il est habité, selon Mina, par Aicha». Il veut qu’on le lâche. Il ne veut pas de cette lila. Il ne veut pas revêtir les tuniques que Mina tente de lui enfiler. Il ne veut pas qu’elle le coiffe de ses nombreux voiles. Il ne veut pas voir couler le sang des bêtes qui bêlent et caquettent encore. Puis, il se résigne, admet qu’il n’a pas le choix et se laisse faire, tremblant de peur. Il se blottit dans les bras de Mina, toute de blanc vêtue. Elle prend place sur un siège au milieu de la cour. Reda s’accroche à elle comme un bigorneau à sa coquille. En face d’eux, la troupe de musiciens entonne en chœur «Rebbi ya Moulay, Rebbi ya Moulay ya Sidi [ritournelle de Ftouh Rahba]».
Du brasero émanent d’envoûtants effluves de benjoin, qui couvrent l’odeur du sang. Abdelkader, le mari de Mina, vient de trancher le cou du bouc. Auparavant, il a revêtu sur sa djellaba une longue tunique rouge, couleur de mlouk (pluriel de melk) des abattoirs. L’un de ses assistants tend un bol et recueille un peu du sang qui jaillit de l’animal. Abdelkader le récupère, y trempe un doigt et marque le front de Mina. Un moment solennel et saisissant qui ne laisse personne indifférent. Puis le bol rejoint sur une petite table l’encens, une soupière pleine de lait, les dattes et les aspersoirs d'eau de rose et de fleur d’oranger. Abdelkader tombe l’habit rouge et rejoint les autres musiciens. Après avoir endossé la tunique du sacrificateur, il s'assit à la droite du maalem, celui qui est habilité à jouer du guenbri, «instrument qui appelle les esprits».
Et ces derniers répondent présents. Ils s’emparent d’abord de Mina. Quasi simultanément, une femme se met à quatre pattes devant la troupe. Son foulard s’envole, sa longue chevelure de jais jaillit et ondule. Sa tête va et vient, de droite à gauche, de haut en bas. Comme par ricochet, une autre jeune femme se met à pousser d’insoutenables gémissements, puis tombe dans les pommes. On la couvre d’un voile noir. On lui fait respirer du benjoin. Petit à petit, elle revient à elle. Étrange chorégraphie et délectable effroi. La musique, les chants finissent par apaiser les corps en colère. Les musiciens déposent leurs instruments. Ils clôturent ce prélude par des prières et souhaitent santé à Mina et à l’assistance : «Prions sur notre Prophète. Dieu est le plus Grand. Dieu, le miséricordieux (…) Prions. Que chacun obtienne selon son mérite. Que chaque serpent se tue avec son propre venin. Nous sommes dans la derdeba (…) Prions pour les parents qui sont morts. Que les prisonniers soient libérés. Que Dieu accomplisse les souhaits de chacun. Que tout le monde soit béni… Allez-y ! Allez-y, mes frères» ! Et par un bref «Amin», ces derniers ponctuèrent chacune des implorations. Fin de l’acte ! Une pause s’impose. Les musiciens doivent manger (poulet aux citrons confits), boire (du thé) et fumer (du kif). Ce n’est qu’après que les choses sérieuses pourront commencer.
Chants et danses profanes
La maison se remplit. Amis, proches, voisins, tous affluent. Le petit Reda s’est débarrassé de ses tuniques et autres voiles. Il gambade dans la cour en se demandant quelle bêtise inventer. Des jeunes filles se dirigent vers Mina. Elle remet à chacune d’elles une bougie allumée. En file indienne, elles regagnent la cour intérieure. Le cortège effectue plusieurs circonvolutions autour de la troupe qui chante l’«Aafou ya Moulana [terme mystique qu’on traduit par ‘’aie pitié, Seigneur’’]».
«On demande à Dieu qu’il nous aide à nous ‘’vider’’ de tous nos péchés. Il signifie la guérison». Avant que les Gnaoua, munis de tambours et de crotales, ne se mettent à arpenter les rues, un musicien arrose les jeunes filles d’eau de fleur d’oranger. Tour à tour, elles trempent leurs lèvres dans une même louche pleine de lait parfumé de fleur d’oranger, puis croquent une datte. Cette procession chantante fait partie de la âada (la coutume). «La derdeba est une célébration. On l'annonce à travers L’âada (...) Nous, les Gnaoua, nous disons : ‘’L’âada, c’est l’entrée, c’est l’ouverture’’. Sans elle, les ‘’invisibles’’, les ‘’autres’’ ne pourraient pas circuler… Au fait, c’est pour ‘’les’’ inviter (…) Après avoir fait un petit tour, la procession revient dans la maison. On revient où on fait la derdeba». De retour au lieu où se tient la lila, les Gnaoua exécutent quelques danses acrobatiques, ensuite se préparent à l’étape suivante, dite les kouyou.
Guenbri et battements des mains rythment cette phase transitoire, ponctuée de danses, où sont invoqués la mal-vie des esclaves, les mâalems défunts et les saints patrons, à travers des chants tels Kankani Boulila, Barma Soutanbi, Sourayé, Chalabati, Lalla Fatima, Tanglami, Sabakro, Khali M’bara maskin, Zid al Mamal… Tout au long de cette séquence, sans transe, l’un après l’autre, les koyou se lèvent et exécutent un solo dansé. Vient ensuite Nagcha. Résonnent les qraqebs (crotales en métal). Les musiciens miment des combats tout en chantant.
Après avoir offert un spectacle dansant étourdissant, de nouveau, pause thé. Pendant que les Gnaoua le sirotent et taillent une bavette entre eux, l’on dépose devant le maalem les boîtes d’encens, un brasero, des voiles et des tuniques de toutes les couleurs. L’espace sacré, réservé aux danses de possession, les instruments de musique ainsi que tout le matériel sont purifiés par les fumigations de benjoin blanc et de bois d’aloès. La lila proprement dite peut enfin commencer; tout est disposé pour le clou de la soirée : les mlouk.
«Treq», parties durant lesquelles sont invoqués, par cohortes successives, les mlouk
Les mlouk forment la partie sacrée du rituel. Aussi est-elle introduite par des chants à la gloire d’Allah et du Prophète : «Ô envoyé d’Allah notre Prophète; Le Mecquois aimé d’Allah, ô Hammadi; Bénédictions sur l’envoyé d’Allah, père de Fatima; Il n’y a pas de Dieu si ce n’est Dieu Lui-même; Ô Prophète, guéris mon état» ! Les mlouk sont ensuite priés de se manifester, selon un ordre immuable. «A la fin des kouyou, après une pause, on apporte sur un plateau (tbiqa) de l’encens, des foulards de différentes couleurs. Ces derniers servent de devises et de clés aux différents mlouk. Ceux-ci sont en effet constitués en groupes distincts caractérisés par des couleurs distinctes», rappelle Ahmed Aydoun, dans Musiques du Maroc.
A Moulay Abdelkader Jilali reviennent couleur blanche et benjoin blanc. Les chorfa, «les génies blancs, les descendants du Prophète et de sa fille Fatima» ont droit au blanc, au bois d’aloès et au benjoin blanc (Baba Al Hadi Ali/ Béni soit le Prophète Mohammed/ Baba Al Arabi Sidi Mohammed Bou Chama). Pour les mlouk rouges, ceux des abattoirs : couleur rouge et benjoin rouge sont de mise. Les mlouk marins (bahryin) défilent en bleu sous des effluves de benjoin blanc. Noir et benjoin noir sont dévolus à Sidi Mimoun, appelé le ténébreux (Laghmami).
Là, le rituel devient impressionnant; surtout quand une femme se brûle avec des bougies fagotées, sans ressentir la moindre douleur, «parce que ce n’est pas elle qui danse». Ou quand Mina se frappe avec la lame d’un couteau, mimant même son propre égorgement, sans se causer de blessures. «Le possédé, ce n’est plus lui, ce n’est plus lui qui danse. C’est l’énergie qui est en lui qui va danser. C'est-à-dire qui va s’exprimer par le langage de la danse»… Soit. Les «gens de la forêt», race violente, sont représentés en noir, foulard et benjoin, avec un plateau de farine d’orge grillée (zamita) sans sel, autour duquel tournent les «possédés».
«Ce plat en vannerie rempli de zamita, c’est la nourriture traditionnelle du voyageur saharien. La Moqadema se penche et, avec sa langue, trace une croix : d’abord une ligne verticale, le sud en haut et le nord en bas, puis une ligne est-ouest». La derdeba se clôture par l’invocation des mlouk féminins. A ce stade, jaune, rouge, violet et noir sont sollicités, en même temps que le benjoin noir ou blanc, la gomme arabique, la résine de lentisque et le bois d’aloès. On commence par Lalla Mira, friande de parfums et de sucreries et très portée sur le jaune, «la lumière du soleil».
On termine par Lalla Aîcha, dans le noir absolu («elle a horreur de la lumière»), après avoir mis en scène Lalla Malika, Lalla Meriem, Lalla Rqia et Lalla Houwwa. «Quand on touche à la fin, après Lalla Meriam Chalha, on joue Saâdi Bi Lalla Fatima Zohra. La ‘’parfumeuse’’».
Transes !
Ceux qui sentent monter en eux la transe, s’avancent vers le brasero et en respirent les odeurs. Les mains tremblent. Les corps convulsent et se couvrent de voiles aux couleurs du melk qui les possède. Puis une fois les esprits satisfaits, les corps s’écroulent. Et lentement ils se réveillent. Mais d’autres prennent la relève. Et ils transent, transent, transent. Jusqu’au bout de la nuit. À travers les fumées, j’aperçois Reda paisiblement endormi. Quelle heure peut-il bien être ? D’un minaret voisin résonne l’appel à la prière de l’aube. Le jour se lève. Apaisés, les mlouk s’endorment. Odeur de harira. Le petitdéjeuner est servi.