◆ Larbi Cherkaoui, ce peintre inclassable parce que hors du rang, fait l’objet d’une exposition d’importance à l’Atelier 21.
Par R. K. Houdaïfa
Ce sont des lettres qui ont traversé le temps. Elles ont composé des textes, provoquant le plus vif des admirations et adorations. Les érudits les connaissent bien, les poètes les vénèrent, leurs descendants les rencontrent dans leurs nuits sans sommeil.
Les lettres sont bien plus qu’un ensemble de signes : un continent ! Larbi Cherkaoui est un archéologue des lettres, en ce sens qu’il s’évertue à les dépister pour les faire affleurer et les enfermer dans la durée. Voilà presque trente ans qu’il a décidé d'explorer cette Terra incognita.
La simple lettre, alors, ne suffisait à l’immense artiste peintre et calligraphe. Il la travailla, il en maîtrisa les vingt huit nuances et formes, il la partagea avec d’autres maîtres de l’abstraction. Les toiles prennent de l’ampleur, à la mesure de l’ambition de leur démiurge. Celle de libérer la calligraphie arabe de toutes les rigidités techniques et graphiques dont elle fut captive au fil des siècles. Il lui chercha donc un au-delà. Il décida de l’exploiter par le tracé pictural.
C’est-à-dire, ce que l’on voit dans ses toiles c’est de la lettre transformée, transmutée par sa belle et ample gestualité. Reconnaître chez lui de la matière écrite, cela est possible à travers la tournure alphabétique, d’autant que les signes forgés sous diverses latitudes sont également porteurs de la culture vive des horizons qui leur ont donné le jour.
Certains mots prêtés à la lisibilité produisent un simulacre de sens. Larbi Cherkaoui se plaît à graver des lettres sibyllines. Le critique d’art Abderrahman Benhamza décrit son travail comme «sobre, allusif, effacé, rarement citationnel, encore point décoratif».
Entre le désir d’en percer les arcanes et la sage résolution de les laisser dans leur nuit, l’esprit balance. Faute de lettres qui semblent jaillir sur la toile sans sa permission, forcément. Ces nouveaux rapports de la lettre arabe et ces nouvelles manières de l’investir se mettent en toile - mais pas toujours - par les outils séculaires de la calligraphie. Larbi utilise des supports traditionnels, comme la peau sous forme d’un ensemble de tablettes marouflées sur bois et juxtaposées les unes aux autres.
Certaines de ses œuvres récentes se présentent comme des puzzles ou encore de petits rectangles recouverts de peau. Le henné, comme pigment, se magnétise pour se charger de toutes les teintes de la création et offrir à voir des lettres enchevêtrées imposant de la présence.
Cela aurait pu n’être qu’un exercice de style; cela vire au large périple avec pour seul guide l’acte de peindre qui est pour l’artiste une prière libératrice du corps et du cœur. Jamais les toiles ne se répètent, pour se faire champ calme ou volcan iridescent, impérieuses de leur sombre clarté. Tout dépend de la façon dont Larbi Cherkaoui leur inflige les coups de pinceaux (allant du petit aux grands pinceaux-balais) en multipliant les effets.
Par son travail, son énergie, la patience de son idée fixe, la lettre répand… un éclat si fulgurant qu’elle en devient dénuée de toute référence sacrale, symbolique ou encore linguistique. C’est un défi lancé au regardeur, qui doit apprendre à ralentir son œil; qui doit s’ouvrir au champ mental propre à Larbi Cherkaoui.
*Spirit of the letter, jusq'au 12 mars, à L’Atelier 21. Casablanca.