L'un des événements éditoriaux du mois de mars est sans doute la traduction de la monumentale biographie de Kafka signée par Reiner Stach. Du moins de son premier tome - plus de 900 pages -, «Kafka. Le Temps des Décisions», qui paraît en France 21 ans après sa parution en Allemagne. Le premier des trois volumes qui composent l'ensemble de cette œuvre titanesque/ colossale, a nécessité dix années de recherche et d'écriture au critique et éditeur allemand Stach.
Moyennant détails, conclusions et autres recoupements aussi bien factuels que psychologiques, suggestions et analyses, et encore plus de détails, Stach réussit à incarner avec brio Kafka, à redonner chair, couleurs et désirs à celui dont l’histoire a gardé l’image d’un mythe énigmatique et pâle, maigre et malade, reclus et mystérieux, fugitif, perpétuellement célibataire et écrivain qui consacre l'essentiel de son œuvre à la destruction (mais sauvée et publiée comme on le sait après sa mort, et publié contre son gré par son ami Max Brod).
Ce premier tome, qui sera suivi par «Kafka. Le Temps de la connaissance» en novembre 2023 et «Kafka. Les Années de jeunesse» en mai 2024 (100e anniversaire de la mort de l'auteur) possède l'originalité de nous épargner d’emblée l'enfance de l'auteur, un récit, avouons-le, souvent fastidieux, souvent long et qui semble réservé au tome final, pour couvrir l'âge d'or de Kafka en tant qu'écrivain, de 1910 à 1915, lorsqu'il a commencé à écrire également son journal.
Reiner Stach a commencé ainsi, avec son sujet alors âgé de 27 ans, car, pour des raisons judiciaires, il n'a pas pu accéder à temps à sa principale source d'informations sur l'enfance de Kafka, les archives de Max Brod à Tel-Aviv. C’est tant mieux. Après tout, quelle est la véritable naissance d'un écrivain ? Sa date de naissance, sa formation, ses premières lettres, son journal intime, quand il a essayé d'écrire des nouvelles ? Ou quand il a enfin trouvé sa voix – quand il naît à la littérature ?
La particularité de ce premier tome de cette biographie passionnante et émouvante, c'est qu'il date et raconte à la moindre inflexion, au moindre souffle près, les débuts du jeune homme en tant qu'écrivain. Dans son excellent essai «Les Débuts» (à paraître en avril, nous y reviendrons plus tard), Claire Marin décrit ainsi ce qui se joue dans un début, notamment littéraire : «Habituellement, nous laissons le temps se dérouler selon sa pente naturelle. Chaque événement entraîne sans effort sa propre suite. On voudrait échapper à ce réel si prévisible. On espère du début d’un roman ou peut-être de n’importe quelle histoire, fictive ou non, une véritable surprise, un étonnement franc. Quelque chose qui déloge du ‘déjà’, où même l’imagination piétine. Ce qui déjoue l’habitude. Un nouveau monde s’esquisse dans cet imprévisible-là.»
Pour Franz Kafka, cette imprévisibilité se manifeste en la personne de Felice Bauer. De cette façon, Stach peut identifier très précisément le moment où la bascule s’opère : le 13 août 1912, Franz rencontre Felice lors d'un dîner avec la famille de Max Brod à Prague. Elle a 24 ans, vient de Berlin, travaille comme sténo, voyage seule, a la tête sur les épaules et les deux pieds sur terre. En envahissant sa vie au moment où il s'y attend le moins, elle brise le temps et rompt cette continuité sans véritable événement dans la vie du jeune homme. Il vient de rentrer d'un voyage en Allemagne – haut lieu de l’édition – sous l’aile protectrice de Brod, un premier contrat avec un éditeur en poche.
Cependant, il n’a que quelques textes à publier, dont il n’est pas convaincu – il décidera plusieurs fois d’interrompre leur parution –, tout au plus trente pages, que l’éditeur propose d’imprimer en typo énorme pour faire «livre». Franz se met bientôt à écrire fébrilement à Felice, ouvrant un flot de mots, vannes de l'intimité. Et elle lui répondra – elle troue le temps et lui ouvre le réel. Ses mots ont une portée, celle de mettre le réel à portée de mains.
Un soir de novembre, après un dîner en famille, il s'enferme dans sa chambre et ne quitte le bureau qu'à 6 heures du matin. Dans une frénésie d'écriture qu'il n'avait jamais connue auparavant, il écrit «Le Procès». C'est une nouvelle qui englobe et imprègne tout ce qui constitue le style kafkaïen et ses thèmes notamment. Le texte qui fait de lui l’écrivain, unique, qu’il est. L'histoire d'un fils et d'un père. Et ce n’est pas un hasard si c’est ce que Felice a suscité, Felice qu’il pourrait épouser et devenir ainsi un homme à l’égal de son père – mais qu’il n’épousera pas, peut-être pour ces mêmes raisons. Ce que le livre de Reiner Stach saisit dans tous ces battements, dans toutes ces facettes, c’est ce moment, palpitant, de la métamorphose. Quand Franz devient Kafka.