«Souveraineté, souveraineté !», tous nos politiciens n’ont depuis le début de la Covid-19 que ce mot à la bouche. Qu’elle soit économique, industrielle, alimentaire ou énergétique, la souveraineté est désormais érigée en credo et portée au pinacle, notamment par certains convertis de la dernière heure. Nul besoin de citer de noms, cela ne sied pas aux gentlemen.
Un effet secondaire du vaccin ? ou de la Covid-19 ? Je ne pense pas. Mais une prise de conscience un peu tardive de la nécessité de repenser notre paradigme économique dans un contexte mondial de plus en plus imprévisible ? Probablement oui. Comme on dit : vaut mieux tard que jamais. Car je me souviens que quand je me suis mis à partir de 2012, à défendre corps et âme ce concept à travers différentes chroniques, je me faisais littéralement traité de crypto-fasciste, nationaliste et d’une multitude d’autres noms d’oiseaux.
Les plus polis me rétorquaient avec entrain que la mondialisation et son corollaire le «libre-échange» étaient irréversibles, et que désormais, cela devait devenir notre horizon indépassable. Quant à la question du protectionnisme, n’en parlons même pas. Car cela relève pour les libéraux du point Godwin. Mais comme je dis souvent, c’est avoir tort que d’avoir raison trop tôt. Laissons donc de côté mon écœurement personnel, et attaquons-nous à des choses plus sérieuses, j’ai nommé «les concepts».
De quoi parle-t-on quand on évoque la souveraineté ?
Entre Jean Bodin qui la définit comme la puissance absolue et perpétuelle d’un Etat, Carl Schmitt qui la synthétise en une capacité à décider de l’état d’exception, ou encore Georg Jellinek qui la voit comme la compétence des compétences, je leur préfère largement la définition plus lyrique et historique qu’en donne l’historien Pierre Grimal. Ce dernier, en parlant de l’Imperium romain, le définit comme le droit et le pouvoir de consulter les dieux, en vue de bien organiser les affaires civiles et militaires de la cité. Mais pour des raisons d’efficacité évidente, on gardera la définition de Georg Jellinek, car j’imagine très mal nos ministres, égorger un mouton ou un coq pour en examiner les entrailles, afin d’en déduire des politiques économiques.
Que veut dire Jellinek par «compétence des compétences» ?
Pour ce célèbre juriste allemand, la souveraineté désigne une qualité propre à l’Etat, et qui lui procure la capacité exclusive de déterminer son propre ordre juridique sur son territoire. L’Etat est défini par Jellinek de manière désincarnée. Soit, comme un ordre juridique qui codifie un système complexe de relations. A cette autorité suprême de l’Etat, aucune subjectivité qu’elle soit individuelle ou collective ne peut s’opposer légitimement. Cette souveraineté, toujours selon Jellinek, est unitaire ou elle ne l’est pas. Elle ne saurait par conséquent être divisée, fragmentée ou quantifiée, car elle est une qualité et un superlatif de l’Etat.
Cette définition assez sobre de la souveraineté offre des éclairages très intéressants quant à son application au champ économique. A savoir, celui de l’économie politique dans un premier temps, et de la politique économique dans un second temps. Loin d’être un simple jeu de mots, ce séquençage exprime une hiérarchisation méthodologique qui permet de réhabiliter la centralité du politique dans la configuration du champ économique. Nier cela revient à nier la souveraineté de l’Etat sur le terrain économique. Cela ne veut cependant pas dire que l’Etat doit phagocyter toute l’économie ou l’administrer dans les moindres détails à la soviétique. Mais il a un rôle central à jouer, dans le sens où il se doit d’en déterminer les grandes lignes selon l’intérêt général, tout en prenant en compte les intérêts particuliers. Ces grandes lignes doivent dans un second temps être déclinées en politiques économiques, de manière efficace mais néanmoins audacieuse. C’est ce qu’on appelle l’Etat stratège. «L’intendance suivra» disait le général De Gaulle. Cette maxime exprime parfaitement le fait que c’est le politique qui donne le «la», sans pour autant tuer l’esprit d’initiative et la capacité à innover propre aux acteurs économiques.
Sur un autre registre, toujours économique, je propose une méthode d’évaluation ou/et de mesure de notre degré de souveraineté économique. Cette méthode peut être résumée en une question :
«Dans quelle mesure peut-on vivre en autarcie ? et combien de temps ?». Cette question en contient naturellement plusieurs :
• Nos capacités productives permettent-elles de nourrir toute notre population ? et combien de temps ?
• Permettent-elles d’assurer nos besoins énergétiques ? et combien de temps ?
• Permettent-elles de couvrir nos besoins en équipements ? à quel niveau ?
• Permettent-elles de fournir notre appareil productif en matières premières ? à quel niveau?
• …etc.
Il est évident qu’aucun Etat au monde ne peut tenir de manière fonctionnelle dans un schéma d’autarcie totale. Mais certains le peuvent plus que d’autres que ce soit en termes de durée ou de niveau d’efficience. C’est dans cette perspective que ces questions pourraient permettre de viser non pas une capacité d’autarcie totale, mais un certain degré d’autarcie, qui permettrait au Maroc non seulement d’enclencher son développement économique de la manière la plus souveraine possible, mais d’être le moins possible exposé à un quelconque chantage économique. Ainsi, le «made in Morocco» en tant que label est une démarche qu’il faut encourager. Mais des labels et des slogans sans substance théorique et intellectuelle risquent très facilement de devenir de simples simulacres, sans aucun fondement solide. Parler de souveraineté économique c’est bien, la penser en amont, c’est encore mieux !
Par Rachid Achachi, chroniqueur
DG d'ARKHÈ Consulting