◆Evolution des taux de reproduction et de létalité, cas de la région de Casablanca, importance de l’application Wiqayatna, risque de deuxième vague, élargissement de l’offre de dépistage, protocole thérapeutique…
◆Mohamed El Youbi, directeur de l'épidémiologie et de la lutte contre les maladies au ministère de la Santé, dresse pour Finances News Hebdo un panorama complet de la situation épidémiologique du Marocet détaille les prérequis à réunir pour lever progressivement le confinement.
Propos recueillis par F.Z.O
Finances News Hebdo : Le chef du gouvernement a annoncé le prolongement de l’état d’urgence sanitaire de 3 semaines. Si l’on se fie aux propos du ministre de la Santé, cela veut dire que les trois conditions pour amorcer le déconfinement ne sont pas remplies, à savoir la stabilité de la situation épidémiologique, la tendance à la baisse des nouveaux cas de contamination et l'inflexion de l'indicateur de propagation du virus sous la valeur 1. Où en est exactement la situation épidémiologique au Maroc ?
Mohammed Youbi : Partout dans le monde, les pays qui ont instauré des mesures de restriction en matière de déplacement, appelées communément «leconfinement», ont mis en place un certain nombre de prérequis et des critères épidémiologiques pour les lever progressivement.
Certains critères se rapportent aux nouveaux cas enregistrés, aux cas actifs, aux cas graves et à la létalité, etc. Nous nous référons également au taux de reproduction ou le R0, à savoir la capacité de personnes contaminées à transmettre le virus à d’autres personnes. Il y a d’autres critères qui ne sont pas épidémiologiques mais relatifs à la capacité du système de santé à faire face à une augmentation du nombre de cas. Lever les restrictions veut dire qu’on accepte d’emblée l’augmentation du nombre de cas et éventuellement la hausse des formes graves et du nombre de décès.
Au Maroc, la situation se présente ainsi : au départ, le taux de reproduction dépassait 2,mais au fur et à mesure que les mesures sanitaires ont été instaurées, le taux de reproduction a commencé à baisser. Il se situe actuellement au niveau national à un peu plus de 0,8.
Malheureusement, cette situation n’est pas uniforme dans toutes les régions du Royaume. Dans certaines régions, ce taux est inférieur à 0,7 ; dans d’autres, il avoisine ou dépasse même 1, où l’on n’est pas dans une situation d’inflexion de l’épidémie. En outre, nous enregistrons depuis deux semaines une moyenne d’une centaine de cas par jour.
C’est un niveau encore élevé, alors que l’on est dans un contexte de confinement ; lever le confinement entraînera une nette augmentation du nombre de cas et aussi de décès.
Je dois préciser que les nouveaux cas sont essentiellement enregistrés sous forme de cas groupés ou de foyers de contamination, plus particulièrement dans les structures industrielles des grandes villes, à leur tête Casablanca, puis Tanger, Marrakech ou Fès. Nous notons également des cas groupés au niveau de certaines collectivités ferméesou rassemblements de population.
F.N.H : Casablanca-Settat reste de loin la région la plus touchée. Y existe-t-il encore des foyers de contamination et que fait-on pour les maîtriser ?
M.Y : La plupart des foyers de cas, appelés communément «clusters» sont enregistrés au niveau d’unités industrielles à Casablanca. Nous continuons d’avoir des cas quotidiennement, soit à partir de clusters déjà existants et qui sont toujours actifs, soit de nouveaux clusters. Par exemple, la journée d’hier a été marquée par l’existence de trois clusters actifs à Casablanca et un autre nouveau cluster, qui continueront d’alimenter les nouveaux cas enregistrés dans la ville dans les quelques jours à venir.
Tous les indicateurs dans cette région ne sont pas en faveur, pour le moment, pour une levée du confinement.
F.N.H : Actuellement, le taux de mortalité au Maroc est relativement bas. Comment expliquez-vous cela et combien y a-t-il encore de patients en réanimation ?
M.Y: Le faible taux de létalité au Maroc s’explique par plusieurs paramètres. Le premier se rapporte à l’hypothèse laissant entendre qu’il existe plusieurs souches de virus, dont certaines sont plus virulentes que d’autres et qu’au Maroc, la souche qui circule serait la moins virulente. A ce jour, cette hypothèse n’est pas prouvée scientifiquement.
Le deuxième paramètre, et à mon sens le plus plausible : lorsque le confinement a été instauré, il a été mieux respecté par les personnes âgées car elles ne travaillent plus et peuvent rester chez elles. Justement, ces personnes sont le plus disposées pour développer les formes graves car le plus souvent, elles sont atteintes de maladies chroniques et, par conséquent, cette population enregistre le plus grand nombre de décès. Les plus jeunes ont continué à travailler, à sortir pour l’approvisionnement et ont donc été exposés à la contamination. Cela a été bien constaté sur l’évolution temporelle de la moyenne d’âge des cas contaminés qui a baissé continuellement après le confinement. Elle est passée d’une moyenne de 54 ans à 34 ans. Il y a eu un rajeunissement de la population contaminée. Sur le plan immunitaire, ces personnes se défendraient mieux face à la maladie. On enregistre donc moins de formes graves ou de cas qui doivent être admis en réanimation.
Le troisième paramètre qui est très plausible, est relatif à l’élargissement significatif l’offre de dépistage. Les cas diagnostiqués et traités alors qu’ils sont asymptomatiques (ne présentant aucun signe de maladie), ont nettement augmenté pour atteindre les 2/3 des personnes, alors qu’au départ il n’y en avait aucun. Le protocole thérapeutique instauré a par ailleurs montré son efficacité avec moins de cas graves et moins de décès.
F.N.H : Pensez-vous qu’au bout de ces trois semaines supplémentaires de confinement, le Maroc pourra enfin amorcer le processus de déconfinement ?
M.Y : C’est possible à l’issue des trois semaines, à condition que le confinement, les mesures de distanciation physique au niveau des unités industrielles et autres collectivités ou rassemblements de population ainsi que les mesures barrières soient respectées. On peut commencer le plan de levée de confinement qui va être certainement progressif. C’est comme celaque nous l’avons imaginé au niveau de la direction de l’épidémiologie et proposé au ministre de la Santé.
F.N.H : Le Royaume est sur le point de lancer son application «Wiqaytna» de traçage. Concrètement, comment va-t-elle fonctionner et qu’en attendez-vous ?
M.Y : Wiqaytna est une application développée conjointement par les ministères de la Santé et de l’Intérieur,avec l’appui de partenaires privés et des bureaux spécialisés en la matière pour améliorer l’opération d’identification des contacts des malades. Elle est très importante car elle permet d’identifieractivement davantage de personnes qui ont été en contact avec un malade pour les examiner et isoler éventuellement les personnes contaminées parmi elles, et ce afin de limiter la propagation du virus. L’investigation épidémiologique menée par les cadres des équipes d’intervention rapide des directions régionales et délégations provinciales de la santé, permet l’identification des seuls contacts que le malade connait et dont il se rappelle, alors quel’application permet d’identifier le reste des personnes avec qui il a été en contact. C’est un outil de complément et il ne peut remplacer le travail en matière de tracingdes personnes susceptibles d’être infectées. Il faut une forte adhésion de la population pour réussir l’opération.
F.N.H : Le téléchargement de l’application est justement basé sur le volontariat. Il faudrait donc que les Marocains fassent suffisamment confiance aux autorités par rapport à l’utilisation de leurs données. Pensez-vous qu’ils vont adhérer et quels sont vos objectifs en termes de téléchargement ?
M.Y : Il y a une campagne d’information et de sensibilisation pour comprendre le principe et l’intérêt de cette application. J’ai animé une conférence de presse avec le directeur informatique du ministère de l’Intérieur. D’autres actions sont programmées, notamment des capsules et des opérations de communication.
F.N.H : Faut-il un nombre minimal d’utilisateurs de «Wiqaytna» pour garantir un meilleur suivi des cas éventuels d’exposition au Covid-19 sur le territoire national ?
M.Y : La réussite de cette application dépend de son niveau d’adoption par la population. Plus il y a de personnes qui l’ont installée, plus il y a de chances de détection de contacts et, de ce fait, de limitation de la propagation du virus. Au-delà de 60% - 70% de la population l’ayant installée, elle apportera certainement l’effet souhaité et aboutira aux objectifs escomptés.
F.N.H : Plus globalement, selon vous, qu’est-ce qui devrait être mis en œuvre pour mieux contrôler l’épidémie à la sortie du confinement ?
M.Y : Aux quatre coins de la planète, il y a un avant Covid-19 et un après Covid-19. Les gens doivent comprendre que la fin de l’épidémie ne signifie pas l’absence absolue de cas de maladie ou d‘extinction du virus. Le virus restera, fort probablement, toujours présent et des cas de personnes contaminées vont être enregistrés, sauf que les systèmes de surveillance épidémiologique vont changer.
Car on ne surveille pas les maladies de la même manière lorsque le virus est nouveau et qu’on est en situation d’épidémie que lorsque le germe circule d’une façon habituelle. Il y a un après Covid-19 et des mesures doivent être incluses dans nos mœurs et nos coutumes, notamment les mesures barrières et de distanciation physique. Des interrogations se posent sur l’obligation de porter des masques ou pas ? Faut-il continuer de se saluer systématiquement par les mains ? Faut-il bannir les embrassades ou les accolades ?
F.N.H : Existe-t-il un risque de seconde vague ? Dans ce cas, peut-on envisager un reconfinement ?
M.Y : Je ne peux rien prédire maintenant, mais en tous cas, il faut faire très attention. Avec le déconfinement, il faut que certaines mesures restent appliquées. Il existe un risque de deuxième vague qui peut être plus terrible que la première vague enregistrée vers la mi-avril et qui a été la plus élevée.
La fin de l’épidémie veut dire qu’on enregistre un minimum de cas qui ne constitue pas un risque de propagation : 20 ou 30 cas serait quelque chose de pas étonnant et toujours acceptable.◆