Dans cet entretien exclusif, le Docteur Saïd Guemra, expert, consultant en énergie revient sur la genèse d’un exploit technologique marocain : la création en 2008 de la première Big Data énergétique au monde. Un système novateur, à l’origine d’importantes économies, qui place la sobriété et l’efficacité énergétique au cœur de la transition. Un témoignage qui met en lumière une autre voie vers la décarbonation, fidèle à l’esprit de la stratégie énergétique marocaine.
Finances News Hebdo : Des recherches d’antériorité ont révélé que la Big Data Aigle 2008, mise au point par votre équipe et fondement des systèmes de gestion intelligente de l’énergie, est la première du genre au monde. Pouvez-vous nous expliquer de quoi il s’agit ?
Dr Saïd Guemra : Effectivement, ces recherches ont confirmé que la première Big Data dédiée à l’énergie, développée au Maroc, est bien la première à avoir été conçue pour le management avancé de l’énergie en temps réel via le Cloud. La deuxième a vu le jour en 2009, en partenariat avec le NCAR (Centre national pour la recherche atmosphérique) au Colorado, pour améliorer les prévisions énergétiques des éoliennes. La troisième, allemande, a émergé bien plus tard en 2016, avec le système EWeLINE. Le Maroc conserve donc une avance très confortable sur l’Europe dans ce domaine, un peu moins sur les États-Unis.
L’idée de cette Big Data est née d’un contrat de performance énergétique (CPE) mené avec l’ONDA entre 1999 et 2001, dans le but d’optimiser les performances énergétiques de l’aéroport Mohammed V, dont la facture électrique s’élevait alors à 24 millions de dirhams par an. L’audit énergétique avait révélé que la climatisation représentait à elle seule 16 millions de dirhams. Nous avons donc identifié que l’essentiel des économies potentielles résidait dans la gestion fine de la climatisation.
Nous avons équipé l’aéroport de 16 sondes de température, de 24 compteurs électriques pour mesurer les consommations (compresseurs, centrales de traitement d’air…), ainsi que d’un ordinateur capable de commander l’activation ou l’arrêt de la climatisation, supervisé par une équipe en 2x8 heures. L’idée était simple : couper la climatisation dès qu’une salle d’embarquement n’était plus occupée, ou dès que la température se stabilisait dans une zone de confort.
Mais ce système atteignait ses limites. Les consommations étaient relevées manuellement, rendant impossible un suivi précis et en temps réel. Il nous fallait une courbe qui retrace le comportement énergétique minute par minute. C’est ce que j’appelle aujourd’hui le « baby-sitting » de l’énergie.
Nous avons alors contacté ICP-DAS USA, fournisseur de Boeing, la NASA et l’armée américaine, pour nous équiper d’un système SCADA d’acquisition de données. En parallèle, nous avons développé un compteur capable d’écrire automatiquement les consommations minute par minute dans une base de données. Cette innovation a donné naissance à notre Big Data Énergie 4.0. Un brevet d’invention a été déposé à l’OMPIC en 2003, et accordé en 2004. Nous avons même conçu une puce émetteur-récepteur optique pour détecter les rotations du compteur.
En 2004, nous étions donc capables de collecter, stocker et tracer les consommations énergétiques à la minute. Résultat : une économie vérifiable de 8 millions de dirhams sur la facture de 24 millions de l’aéroport, soit 33 %, sans aucun investissement matériel, uniquement grâce à une gestion intelligente.
Nous avons aussi pu détecter une énorme fuite d’eau, équivalente à 45 m³/heure, soit 395 000 m³/an, correspondant à la consommation annuelle de 5 200 ménages. Douze fuites ont été réparées, mais une de 20 m³/heure n’a jamais pu être localisée. Au total, entre eau et électricité, l’économie atteignait 14 millions de dirhams par an, alors que l’objectif contractuel était de 7,8 millions.
Les compteurs d’eau intelligents n’existaient pas à l’époque. Nous avons conçu une interface électronique avec une simple sonde de proximité capable de compter les rotations de l’aiguille du compteur. Grâce à cette innovation, nous avons confirmé la fuite sur deux mois, entre 3 h et 5 h du matin, période de faible activité.
Face à la nécessité d’un accès à distance aux données, nous avons mis la Big Data en ligne en 2008, après cinq années de R&D, avec l’aide de trois développeurs marocains. C’est ainsi qu’est née la première solution de gestion intelligente de l’énergie 4.0 sur le Cloud, expérimentée chez Les Géants du Revêtement, avec le soutien précieux de l’ONEE.
Cette solution a été certifiée ISO 50001 en 2014. Elle a attiré l’attention de la BERD, dont les membres sont venus visiter l’usine. Aujourd’hui, cette entreprise est la première en Afrique à bénéficier d’une telle distinction, avec une réduction de 24 % de sa consommation électrique.
Certaines entreprises ont par la suite craint une intrusion dans leurs systèmes. Nous avons alors opté pour la transmission des données via 4G. Un test grandeur nature a été réalisé à bord d’un bateau de la société Drapor, entre Kénitra et Larache. Cela nous a permis de résoudre deux bugs critiques.
Aujourd’hui, notre système tient dans un boîtier de la taille d’un paquet de cigarettes, alimenté par une petite plaque solaire. C’est le fruit de 25 années de R&D appliquée, portée par une grande passion.
F.N.H. : Vous évoquez cette idée d’adapter l’offre énergétique à la demande réelle, ce qui permet d’identifier d’importantes pertes. Concrètement, comment se traduit cette notion sur le terrain ? Peut-on la rapprocher de la sobriété énergétique ?
Dr S.G : Tout à fait. Prenons un exemple simple. Si votre bureau est climatisé et que vous le quittez pour des réunions, il peut arriver que vous oubliez d’éteindre la climatisation. Cela ne signifie pas nécessairement que vous n’êtes pas sobre sur le plan énergétique. Mais si nous ne disposons que de la donnée de consommation, impossible de savoir si vous êtes encore dans votre bureau ou non. Il faut donc un autre indicateur : un capteur de présence connecté, qui informe le système de votre départ. Ainsi, la climatisation s’arrête automatiquement. Si vous passez trois heures dans votre bureau sur une journée de huit heures, la climatisation ne fonctionnera que durant ces trois heures. C’est l’essence même de la sobriété énergétique : ajuster l’offre énergétique à la demande réelle. Dans un bâtiment administratif à Rabat, nous avons constaté que la climatisation restait allumée tout le week-end, simplement pour que les bureaux soient frais le lundi matin. Nous avons vu des cas encore plus troublants, que je préfère ne pas citer ici. Aujourd’hui, nous travaillons sur une phase d’apprentissage de l’intelligence artificielle, pour améliorer l’analyse et la prise de décision à partir de la masse considérable de données générées par la Big Data. Dans l’industrie, nous avons par exemple développé une sonde connectée pour suivre la production. Nous avons détecté des cas où jusqu’à 45 % de l’énergie était consommée sans aucune production associée.
La solution est simple : il faut asservir la consommation de la machine à sa production. On applique ainsi une boucle de contreréaction, de la sortie (la production) vers l’entrée (l’énergie). Pour reprendre l’exemple de la climatisation, si elle fonctionne cinq heures inutilement, le système permet une économie immédiate de ces cinq heures, soit 62,5 % d’énergie sur une journée de huit heures. Ces économies, obtenues sans aucun investissement, sont parfois stupéfiantes. Cela nous ramène aux années 2010, lorsque l’Agence Internationale de l’Énergie indiquait que seulement 29 % de l’énergie consommée est réellement utile, le reste étant des pertes. Le GIEC est allé plus loin, estimant que 40 à 70 % des émissions de gaz à effet de serre pourraient être réduites grâce à la sobriété énergétique.
En 2009, le Maroc, sous l’impulsion de Sa Majesté le Roi, a élevé au rang de priorité nationale l’efficacité et la sobriété énergétique, bien avant les énergies renouvelables. Malheureusement, les gouvernements qui ont suivi ont inversé cet ordre de priorités, misant d’abord sur les renouvelables. Or, une entreprise qui perd 40 à 50 % de son énergie ne devrait pas commencer par investir dans les renouvelables, mais plutôt optimiser sa consommation. Nous avons d’ailleurs présenté cette idée à Tanger, lors d’une rencontre validée par la Banque mondiale, dans le cadre du programme « énergie-productivité » financé par l’Union européenne.
F.N.H : Depuis 2008, vous avez déployé plusieurs applications du système Aigle 2008. Pouvez-vous nous citer quelques success stories marquantes de baisse de la facture énergétique ? Ces économies sont-elles mesurables selon le principe du MRV (Monitoring, Reporting and Verification) ?
Dr S.G : Bien sûr. Après le succès de l’aéroport Mohammed V, l’un de nos cas les plus emblématiques est celui de la société Sterifil, dans le secteur pharmaceutique. C’est là que nous avons atteint notre record en matière de sobriété énergétique : une baisse de 64 % de la consommation d’électricité, et une réduction de 52 % de la facture, selon les relevés de Lydec. La différence entre les deux pourcentages s’explique par les coûts fixes, notamment la puissance souscrite. Nous avons principalement optimisé le contrôle de l’humidité, en l’adaptant précisément aux horaires de production.
Autre exemple : un bâtiment administratif où 71 % de la consommation électrique était enregistrée alors que le bâtiment était vide, et où l’on a détecté une fuite d’eau équivalente à 68 % de la consommation. Si la fuite a été réparée, l’économie électrique, elle, n’a pas encore été réalisée. Dans une autre industrie, un four à propane restait parfois allumé sans production. Résultat : 52 kg de gaz étaient consommés chaque heure, soit une perte quotidienne de près de 15 000 dirhams.
Nous avons aussi accompagné la société Afrique Câble, où un compresseur d’air restait inutilement en marche. Une ingénieure stagiaire de l’ENIM a été missionnée pour réduire de moitié cette consommation, sans investissement. Elle a fait mieux encore : en trois mois, elle a fait passer la facture de 72 000 dirhams à 28 000 dirhams par mois. Cela représente une économie annuelle de 600 000 dirhams. Pour sensibiliser les industriels, nous traduisons les kWh en dirhams, en tenant compte des trois tranches tarifaires : c’est plus parlant pour eux.
Autre cas remarquable : la fonderie Mafoder à Casablanca. Grâce à un simple changement d’horaires de production, passant des heures de pointe aux heures creuses, nous avons permis à l’entreprise de réaliser une économie de 1,6 million de dirhams par an, sans aucun investissement. Ce gain peut financer un projet solaire de 3 millions de dirhams en deux ans.
Je me souviens aussi d’un industriel à qui nous avons présenté l’empreinte carbone de son activité, en temps réel. Il nous a dit que c’était le dernier de ses soucis. Aujourd’hui, il imprime cette empreinte sur ses bons de livraison. Ce changement de mentalité prend du temps, mais il arrive.
La logique est simple : dans de nombreux cas, les économies générées par l’efficacité et la sobriété énergétique peuvent servir à financer les énergies renouvelables. C’est le principe de l’autofinancement de la transition énergétique, une stratégie validée par de nombreux experts à travers le monde, et qui doit intervenir en amont de toute démarche de décarbonation. Ce concept a été introduit dès le début des années 1990 par les Américains.
C’est d’ailleurs l’esprit de la vision royale pour la transition énergétique du Maroc : un doublet gagnant « efficacité énergétique + énergies renouvelables », avec une priorité affirmée à l’efficacité. Une vision saluée à l’échelle internationale, notamment en 2017 avec l’attribution à Sa Majesté le Roi Mohammed VI du prix du Visionnaire de l’efficacité énergétique. Permettez-moi de dédier cette première mondiale – celle de la Big Data énergie 4.0 – à Sa Majesté, que Dieu l’assiste, en tant que père de la transition énergétique marocaine.