Alors que le Maroc affiche des ambitions fortes en matière de transition énergétique et vise une réduction de 20% de sa consommation à l’horizon 2030, l’efficacité énergétique reste largement sous-exploitée. Pour le Docteur Saïd Guemra, expert consultant en énergie, c’est pourtant elle qui devrait constituer la priorité stratégique du pays, devant les énergies renouvelables. Entre absence de bilan, manque de mesures concrètes et outils inadaptés, l’efficacité énergétique peine encore à décoller.
Propos recueillis par Désy M.
Finances News Hebdo : Comment se situe l’efficacité énergétique dans le concept global de la transition énergétique du Maroc ?
Dr Saïd Guemra : Pour situer l’efficacité énergétique dans le concept global de la transition énergétique marocaine, il faut revenir à la vision royale élaborée en 2009 en matière de transition énergétique au Maroc. Cette vision place l’efficacité énergétique comme étant prioritaire par rapport aux énergies renouvelables. De ce fait, l’efficacité énergétique constitue le premier pilier de notre transition énergétique, qui reste malheureusement négligée malgré un potentiel bien plus important que celui des renouvelables. Aucun bilan vérifiable n’existe à ce jour. Depuis 2010, année de fixation des objectifs de réduction de la facture énergétique nationale à 12%, cet objectif est passé ensuite à 20%. Une entreprise industrielle qui s’engage dans un plan de transition énergétique, que ce soit pour des besoins de réduction de sa facture énergétique, ou des besoins de décarbonation pour faire face à la taxe carbone de l’Europe, ne doit pas commencer par la mise en place des plaques solaires de manière prioritaire. La priorité d’un plan de transition industriel réussi commence par la sobriété énergétique, c’est-à-dire l’adaptation de l’offre énergétique aux besoins. Viennent ensuite les projets d’efficacité énergétique; puis l’amélioration de la productivité industrielle en démontrant le lien étroit qui existe entre productivité industrielle et consommation d’énergie. Et enfin, le passage aux renouvelables qui intervient en dernier lieu. En effet, les gains réalisés par les trois premières mesures, qui s’accompagnent avec une baisse des consommations, permettent une réduction notable des investissements en matière de renouvelable. Ceux ci peuvent financer les renouvelables : c’est le concept d’autofinancement des projets de la transition énergétique. Ce qui est visé par cette approche à quatre dimensions, c’est bien évidemment le net zéro de l’entreprise. Quand on parle du net zéro du Maroc en 2050, celui-ci doit être répercuté sur les entreprises, les ménages, les grands bâtiments, bref, tout consommateur d’énergie fossile. C’est donc toute une approche intégrée, qui a valu à Sa Majesté le Roi le prix international de visionnaire en matière d’efficacité énergétique en 2017. Transition énergétique ne veut pas dire renouvelables sur les toits uniquement, qui, dans la grande majorité des cas, ne rapportent pas plus que 10 à 30% comme taux de décarbonation, ce qui est loin d’être suffisant.
F.N.H. : Quel bilan de l’efficacité énergétique en 2025, surtout que le Maroc s’est fixé un objectif de réduction de sa facture énergétique de 20% à l’horizon 2030 ?
Dr S.G. : À ce jour, il n’existe aucun bilan vérifiable et mesurable de l’efficacité énergétique au Maroc. L’objectif fixé pour la période 2010-2030, visant une réduction de 20% de la facture énergétique, implique une économie moyenne de 1% par an sur vingt ans. Toutefois, cet objectif ne peut pas être évalué sur la base des fluctuations de la facture énergétique nationale, qui varie considérablement d’une année à l’autre. Par exemple, celle-ci est passée de 49,8 milliards de dirhams en 2020 à 153 milliards de dirhams en 2022. Chaque année, une réduction de 1% pourrait représenter une économie annuelle située entre 490 millions de dirhams et 1,53 milliard de dirhams. Dans de nombreux pays, l’efficacité énergétique est suivie grâce à un système de Mesure, Reporting et Vérification (MRV). Ce dispositif permet d’assurer un suivi rigoureux des projets, qu’ils soient publics ou privés, afin de garantir que les économies d’énergie prévues soient bien réalisées, indépendamment des variations de la facture énergétique nationale. L’élément clé reste la diminution de la consommation d’énergie primaire. La rigueur dans le suivi du système MRV peut permettre de générer des crédits carbone pouvant être mis sur le marché carbone et baisser les coûts des projets d’efficacité énergétique. En appliquant la logique d’une réduction de 1% par an entre 2010 et 2030, le Maroc aurait dû démontrer une économie cumulée de 15% en 2025. Cette évaluation ne doit pas se faire sur la base des montants des factures énergétiques, mais sur la somme des économies d’énergie primaire réalisées entre 2010 et 2025, tous secteurs confondus, avec des mesures précises et vérifiables.
Le véritable enjeu est de prouver, avec des standards rigoureux, une réduction ne serait-ce que de 1%, ce qui n’a jamais été fait jusqu’à présent. Actuellement, la consommation nationale d’énergie primaire est estimée à environ 24 millions de tonnes équivalent pétrole (Mtep) et devrait atteindre 30 Mtep en 2030. L’objectif de 20% d’économies à cette échéance représente environ 6 Mtep, soit 26 milliards de dirhams (en base 2023) qui auraient pu être économisés uniquement sur la projection à l’année 2030. Le retard en matière d’efficacité énergétique ne date pas d’aujourd’hui. Il faut être lucide : l’objectif de 20% d’économies d’ici 2030 est hors d’atteinte. D’autant plus que la part des énergies renouvelables dans le mix électrique marocain, initialement visée à 52%, ne devrait atteindre que 32% en 2030 selon les projections les plus optimistes. Il est impératif de trouver des solutions pour accélérer de manière significative l’efficacité énergétique au Maroc. Aujourd’hui, avec la fermeture de la moyenne et basse tension aux énergies renouvelables et l’absence quasi-totale d’efficacité énergétique, la transition énergétique du pays ne fonctionne qu’avec un quart de ses capacités. En l’état actuel, elle repose exclusivement sur des projets renouvelables en haute et très haute tension, avec une cadence de déploiement limitée à environ 200 MW par an. Or, pour atteindre 50% du mix électrique en 2050, il faudrait porter cette cadence à 1.200 MW de renouvelables intermittents par an. Ce retard accumulé constitue un véritable frein à la transition énergétique du Maroc, qui peine à atteindre ses objectifs malgré les ambitions affichées.
F.N.H. : Le décret 2-17-746 instaure un audit énergétique obligatoire pour les entreprises dépassant un seuil de 1.500 Tep de consommation d’énergie par an. L’audit estil suffisant pour garantir la réalisation des gains et la baisse de la facture énergie des entreprises ?
Dr S.G. : L’audit énergétique au Maroc a débuté en 1989 dans le cadre d’un projet de coopération entre le Maroc et les États-Unis. À l’époque, je faisais partie de l’équipe qui menait ces premières évaluations. Depuis, des milliers d’audits ont été réalisés dans divers secteurs industriels, tertiaires et institutionnels, mais leur impact est resté limité. En effet, l’audit énergétique se heurte à plusieurs obstacles. D’abord, la mise en œuvre des recommandations reste faible, faute de sensibilisation des décideurs et d’investissement dans les solutions proposées. Ensuite, très peu d’audits ont permis de démontrer, selon des standards rigoureux de Mesure, Rapport et Vérification (MRV), une réduction effective de la consommation énergétique. Aujourd’hui, les entreprises doivent passer d’un audit ponctuel, réalisé tous les 5 ou 10 ans, à un suivi énergétique en temps réel. Grâce aux capteurs intelligents et aux outils d’analyse Big Data, il est désormais possible de surveiller en continu la consommation énergétique des équipements et d’identifier les dérives immédiatement.
Cette approche, que l’on peut appeler «baby-sitting de l’énergie», permet d’éviter les pertes inutiles. Un cas typique au Maroc montre qu’une machine industrielle, même à l’arrêt, peut continuer à consommer entre 5 et 45% de son énergie nominale si elle n’est pas correctement déconnectée. Sans une surveillance continue, ces gaspillages passent inaperçus et coûtent des millions de dirhams aux entreprises. Un exemple frappant de cette approche moderne est celui de l’optimisation énergétique de la climatisation à l’aéroport Mohammed V. Grâce à un suivi avancé et à une meilleure gestion des systèmes de ventilation, la facture d’électricité a été réduite de 24 millions de dirhams par an à 16 millions de dirhams, soit une économie de 8 millions de dirhams, sans investissement majeur. De plus, un autre problème a été détecté via cette surveillance : une fuite d’eau massive de 395.000 m³ par an, soit l’équivalent de la consommation annuelle de 5.500 ménages, qui n’aurait pas pu être identifiée avec un simple audit ponctuel. Ce genre de découverte illustre l’importance du suivi en temps réel dans la gestion des ressources.
L’avenir repose sur des structures capables de gérer l’énergie à distance, en s’appuyant sur l’intelligence artificielle et des energy managers internes aux entreprises. Ces experts, munis d’outils de monitoring avancés, peuvent intervenir rapidement pour optimiser la consommation énergétique et éviter les surcoûts. Si cette transition vers l’énergie 4.0 ne se fait pas, les objectifs d’efficacité énergétique fixés au niveau national resteront inatteignables. Pourtant, il est avéré que l’efficacité énergétique génère des économies bien plus importantes et rapides que les investissements dans les énergies renouvelables, et à moindre coût. Il est donc impératif que les entreprises marocaines adoptent cette nouvelle approche de gestion énergétique, sous peine de continuer à gaspiller des ressources précieuses et de voir leur compétitivité affaiblie sur le long terme. Pour conclure, les progrès en matière de transition énergétique des entreprises dépendent d’une approche intégrée qui doit être très étalée dans le temps avec des outils de management de l’énergie très élaborés, un accompagnement très rapproché des industriels. Au final, l’efficacité énergétique est le premier pilier de notre transition énergétique. Il ne peut plus rester dans l’oubli et il faut impérativement une solution pour pouvoir la dynamiser avec des objectifs précis. Ça rapporte bien plus que les renouvelables, et à moindre coût.