Entretien. «L’intelligence artificielle doit nous rendre plus humains et moins artificiels»

Entretien. «L’intelligence artificielle doit nous rendre plus humains et moins artificiels»

Mohammed Attaa, consultant digital, partage son parcours et ses insights sur l’adoption de l’intelligence artificielle au Maroc. Il revient sur les défis rencontrés, les opportunités à saisir et l’impact du programme Maroc Digital 2030 sur l’écosystème technologique national.

 

Propos recueillis par K. A.

Finances News Hebdo : Vous êtes consultant digital, ayant travaillé avec plusieurs entités publiques et privées dans cinq pays. Pouvez-vous nous parler de votre parcours et de ce qui vous a conduit vers l’intelligence artificielle et la transformation numérique ?

Mohammed Attaa : Mon parcours de consultant a commencé assez classiquement, avec un bac scientifique suivi d'une école d’ingénieur. Mais c’est vraiment en rejoignant Dial Technologies que j’ai plongé dans le monde du digital et de l'IT. J’ai eu l’opportunité de travailler avec divers ministères, agences publiques et entités privées au Maroc, mais aussi dans des pays comme Oman, les Émirats Arabes Unis et l’Arabie Saoudite, pour les accompagner dans leur transformation digitale. Ces missions impliquaient le développement de solutions web et mobiles, mais aussi de chatbots. En 2017, Dial Technologies lançait Sappien, sa première solution de chatbot. Un moment marquant pour moi, c’était au début de la pandémie de Covid-19. Dès que l’annonce officielle est tombée au Maroc, j’ai commencé à travailler sur le chatbot Sehatuk, conçu pour répondre aux questions des Marocains sur le virus. C’était une période intense et très révélatrice : j’ai pu voir de près l’impact réel que l’intelligence artificielle pouvait avoir sur la vie des gens, surtout en période de crise. Puis, en décembre 2022, ChatGPT est arrivé et a radicalement transformé les méthodes établies.

Certaines solutions qu’on avait développées, devenaient presque obsolètes du jour au lendemain. Ça a été un tournant; on a tous dû nous réinventer pour rester pertinents. Ça impliquait de nouvelles compétences internes, une mise à jour de nos solutions, une évolution de nos approches et même un ajustement de nos processus. Au cours des mois qui ont suivi, je me suis formé intensivement et j’ai aussi formé nos équipes en interne. Nous avons conçu et mis en œuvre de nouveaux cas d’usage pour mieux nous adapter à ces changements rapides. Après cette phase d’apprentissage et d’innovation, j’ai rejoint AI Crafters pour participer encore plus activement à la sensibilisation à l’intelligence artificielle. Depuis, nous avons déjà formé et accompagné plus de 5.000 professionnels, au Maroc et à l’international, développé plus de 200 uses cases, accompagné plus de 50 entreprises marocaines dans l'implémentation de l'IA et publié 4 livres. Depuis septembre dernier, j'ai également commencé à enseigner l'IA dans un lycée marocain. Cet engagement est important pour moi, car il permet de transmettre ces compétences aux plus jeunes, de les préparer aux défis de demain et de contribuer au développement d’une génération de futurs experts en IA.

 

F.N.H. : Le récent livre blanc publié en collaboration avec AI Crafters et l'AUSIM explore l'adoption de l'intelligence artificielle au Maroc. Pouvez-vous nous parler des principales observations et conclusions de ce document ?

M. A. : Dans ce livre blanc, auquel j’ai eu le plaisir de contribuer aux côtés des exceptionnels Zouheir et Mouhsine Lakhdissi, ainsi que des experts Aziz Knina et Mohamed Aamir Qodad, nous avons présenté les résultats d'une enquête réalisée auprès de 57 entreprises et administrations marocaines. Cette enquête visait à mieux comprendre l'état de l’adoption de l’IA au Maroc, en identifiant les opportunités, les défis et les besoins spécifiques de ces organisations face à cette transformation technologique. Nous avons observé que l’IA est perçue comme essentielle dans ce contexte de transformation numérique accélérée, devenant un levier stratégique pour rester compétitif. La plupart des entreprises et administrations interrogées se disent familières avec l'IA, notamment au niveau des cadres, où la sensibilisation est assez élevée. Les principaux bénéfices identifiés incluent l’amélioration de l’efficacité (63%), la réduction des coûts (14%) et l’innovation dans les produits et services (10%). Cependant, 60% des entreprises font face à des obstacles, notamment le manque de compétences spécialisées, ce qui freine la mise en œuvre de l'IA de façon optimale. En plus, près de 70% signalent des difficultés d'intégration de l'IA avec leurs infrastructures existantes, ce qui montre qu'il est nécessaire d'investir davantage dans les technologies adéquates. C’est pour répondre à ces besoins que nous avons proposé dans ce livre blanc, trois frameworks : AIDATE, AIMAF et AITRAF. Ces outils sont là pour guider les entreprises et les organisations dans la mise en place et l’optimisation de leurs stratégies IA.

 

F.N.H. : Pour une entreprise qui souhaite intégrer l'IA dans sa stratégie, quels seraient vos conseils pour développer une approche alignée avec ses objectifs opérationnels ?

M. A. : Comme je viens de le mentionner, ce livre blanc propose trois frameworks pour intégrer l'IA de manière stratégique. Je recommande de suivre ces trois étapes clés :

• Démarrer avec AIDATE : Ce framework structure les premières étapes et garantit que l'IA s'aligne sur les besoins réels de l’entreprise. AIDATE passe par l’analyse de l’environnement, l’identification des cas d’usage, la conception de solutions, l’automatisation, le test et l’amélioration continue. Cela pose des bases solides et assure que chaque projet IA répond à des objectifs précis et opérationnels.

• Mesurer la maturité avec AIMAF: En second lieu, il est essentiel d'évaluer le niveau de préparation de l’entreprise en IA, et AIMAF permet une évaluation précise. Nous examinons les dimensions stratégiques, techniques et culturelles pour adapter l’intégration aux ressources et aux capacités de l'organisation.

• Intégrer l’IA à l’échelle avec AITRAF: Une fois la maturité bien évaluée, AITRAF permet de déployer l'IA de manière plus globale, en s'assurant que chaque projet IA contribue aux grands axes de l’organisation : processus métiers, expérience client et stratégie. Ce framework transforme l’IA en un levier stratégique pour l’ensemble des opérations. En suivant ces trois étapes, une entreprise peut garantir que l’IA reste alignée sur ses objectifs, qu’elle évolue de manière cohérente et qu’elle crée de la valeur à tous les niveaux.

 

F.N.H. : Quelles erreurs courantes observez-vous dans les premières étapes de l'adoption de l'IA par les entreprises, et comment peuvent-elles être évitées ?

M. A. : Les erreurs les plus courantes que je vois dans les premières étapes de l’adoption de l’IA, sont souvent dues à un manque de préparation et de vision. Premièrement, beaucoup d’entreprises se lancent sans aligner leurs projets IA avec leurs objectifs stratégiques. Elles adoptent l’IA pour suivre une tendance, sans vraiment savoir ce qu’elles en attendent. Mon conseil : commencez par définir des cas d’usage précis qui répondent aux besoins réels de l’entreprise. Aussi, il y a souvent une sous-estimation des ressources nécessaires, que ce soit en compétences, en données ou en infrastructure. Avant de se lancer, il est crucial d'évaluer où l’on en est en termes de préparation et de planifier les investissements nécessaires. La troisième erreur, c'est l'absence d’une culture data-driven. L’IA repose sur la qualité des données et sur une organisation qui valorise les insights. Renforcer la sensibilisation des équipes à l’importance des données et les former est essentiel. Enfin, il y a souvent une gestion du changement insuffisante. L’IA peut créer des inquiétudes en interne, notamment autour de l’automatisation. Une communication claire et honnête sur les bénéfices pour chacun et un accompagnement adapté peuvent vraiment faire la différence.

 

F.N.H. : Le programme Maroc Digital 2030 ambitionne de faire du Maroc un leader en innovation numérique. Selon vous, quel impact ce programme pourrait-il avoir sur l'écosystème technologique marocain, et en particulier sur l’adoption de l’IA ?

M. A. : Le programme Maroc Digital 2030 a un potentiel immense pour transformer l'écosystème technologique du pays et positionner le Maroc comme un acteur majeur de l’innovation numérique dans la région. Pour que cet impact soit véritablement durable, il est crucial de travailler sur trois axes. Premièrement, l’inclusion. Mettre les citoyens au centre de cette transformation numérique, qu’ils vivent à Casablanca ou dans des villages isolés comme Tighza, Anergui ou Tacheddirt, est essentiel. Pour moi, l’innovation doit toucher tout le monde, y compris les personnes en situation de handicap et celles qui luttent encore pour accéder à des équipements de base, comme un ordinateur. C’est une vision qui se concrétise progressivement, notamment grâce aux initiatives du ministère de la Transition numérique, qui a lancé des appels à projets pour encourager cette inclusion. En intégrant l'inclusion et l'intelligence artificielle, nous pouvons véritablement «devenir plus humains et moins artificiels», comme le souligne Zouheir Lakhdissi. D’ailleurs, il est fondamental d’accélérer les programmes d’alphabétisation et de littératie numérique. Actuellement, environ 23% de la population sont encore analphabètes, ce qui limite forcément l’adoption des outils numériques. Dans l’une de mes missions, j’ai pu observer des citoyens faire des déplacements de Dakhla à Rabat pour des démarches administratives qu’ils auraient pu accomplir en ligne, simplement parce qu’ils manquent de compétences numériques. Renforcer la littératie numérique serait un levier formidable pour que cette stratégie puisse vraiment impacter tous les Marocains. Enfin, je pense qu'une stratégie nationale ambitieuse comme celle-ci doit inclure un stack technologique unifié pour les grandes institutions. Harmoniser ces infrastructures permettrait de mieux coordonner les initiatives, d’avancer plus vite et de garantir la compatibilité des solutions. C’est un investissement clé pour bâtir une véritable «Digital nation» et, pourquoi pas, une «AI Augmented nation» dans les années à venir. Avec ces trois leviers, Maroc Digital 2030 pourrait vraiment faire du Maroc un modèle de transformation numérique en Afrique et au-delà.

 

F.N.H. : Selon vous, quels sont les secteurs d’activité au Maroc qui bénéficieront le plus de l'adoption de l'IA dans les prochaines années, et pourquoi ?

M. A. : Très belle question ! Ce qu'il faut savoir, c'est que quel que soit le secteur d’activité, de nombreuses fonctions au sein de votre entreprise peuvent bénéficier d’une IA : du marketing aux ressources humaines, en passant par les achats et la logistique. Pour les secteurs, je commencerai par l’agriculture. C’est un pilier de l’économie marocaine, et l'IA peut y jouer un rôle crucial en optimisant les rendements, en prédisant les conditions climatiques et en gérant les ressources de manière plus efficace. L’agriculture intelligente permettrait de maximiser la production tout en minimisant les ressources. Chez AI Crafters, nous avons déjà développé plusieurs cas d’usage dans ce sens pour soutenir ce secteur. Ensuite, la santé. Ici, l’IA peut considérablement améliorer l’accès aux soins, notamment dans les zones rurales. Les diagnostics assistés par IA et la télémédecine permettent de pallier les distances et d'améliorer la précision des diagnostics. Plusieurs startups marocaines ont d'ailleurs progressé dans ce domaine avec des solutions innovantes. Enfin, le secteur de la finance et des assurances est prêt pour l’IA, principalement en raison du volume de données traité quotidiennement. L’IA y transforme déjà les services financiers en automatisant les processus, en détectant les fraudes et en personnalisant les services. Dans l’assurance, elle peut aider à mieux évaluer les risques et à offrir des produits adaptés, tout en améliorant l'efficacité des opérations internes. 

 

 

 

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